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mardi 27 janvier 2015

Sonate n°2 en si bémol mineur de Frédéric Chopin.

Photographie prise en 1849

Chapeau-bas, Messieurs, un génie...s'exclamait Robert Schumann à l'écoute des variations opus 2 sur La ci darem la mano de Mozart de Frédéric Chopin (1810-1849) (1). Ce cri du coeur pourrait s'adresser à la sonate n° 2 en si bémol mineur opus 49 composée en 1839 lors du séjour du compositeur et de George Sand dans la Chartreuse de Valdemossa à Majorque (2). Longtemps cette sonate fut pour moi une redoutable énigme et il me fallut du temps pour en découvrir l'immense portée. De ce commentaire j'exclue d'emblée le mouvement lent Marcia funebre (1837), composé deux ans plus tôt que les trois autres mouvements et qui me parait relever d'une inspiration différente, même si elle a donné son nom à la sonate entière. En fait en adjoignant ce mouvement devenu célébrissime aux trois nouveaux morceaux fraichement composés, Chopin a permis de diffuser largement et de faire accepter une œuvre qui autrement aurait probablement subi un accueil réservé et peut-être même hostile.

On l'aura compris, ce n'est pas l'unité qui, à mon humble avis, est la qualité majeure de cette sonate malgré les nombreux commentateurs romantiques qui entendirent le pas de la mort parcourir les quatre mouvements de l'oeuvre ou d'autres qui y virent l'irruption du destin entre chaque croche. Il m'a toujours paru évident au contraire que la marche funèbre et les combattifs et acérés trois autres mouvements n'avaient pas grand chose en commun.

La Chartreuse de Valdemossa Source Gallica.bnf.fr

En fait c'est surtout du premier mouvement dont j'ai envie de parler. Je le place dans ma liste très restreinte des sommets de l'histoire de la musique. C'est tout d'abord un morceau unique pour plusieurs raisons:
-c'est une structure sonate, chose peu courante chez Chopin qui, de plus, est utilisée avec quelques entorses à la règle puisque la réexposition est tronquée du premier thème et que le développement s'enchaîne directement au second thème. Cette incartade fut critiquée vertement mais les censeurs, défenseurs de l'orthodoxie, oublièrent que plus de cinquante ans plus tôt, Joseph Haydn avait procédé de même dans plusieurs sonates pour clavier. Une initiative très défendable qui évite des répétitions fastidieuses.
-le contenu est plutôt austère en opposition avec le style souvent belcantiste de la mélodie Chopinienne (qui fleurit d'ailleurs dans la Marcia funebre) avec un thème omniprésent, dont le rythme obsédant imprime sa marque à tout le morceau.
-enfin et surtout une audace harmonique et rythmique incroyable imprègne le discours musical. Cette audace effraya certes Schumann (1) mais ne suscita pas à ma connaissance de réactions violentes de la part des contemporains de Chopin alors que le quatrième mouvement fut unanimement détesté.

Après quelques mesures très mystérieuses d'intoduction (Grave) débutant dans une tonalité indéterminée, le premier thème (Doppio Movimento à 2/2), sorte de cavalcade échevelée, installe la tonalité de si bémol mineur, il est longuement exposé et répété intégralement ce qui qui permet à l'auditeur de se pénétrer de son aura fantastique. Grâce à quelques mesures de transition, le deuxième thème en ré bémol est exposé en valeurs longues ce qui lui donne une allure majestueuse et même imposante, il est répété et chante éperdument au dessus d'un souple accompagnement en triolets. Changement de rythme de 2/2 à 6/4 dans la transition très modulante qui nous mène aux barres de reprises et au formidable développement, centre de gravité du mouvement et oeil du cyclone. Il commence piano par un rappel du thème qui gronde dans l'extrême grave de l'instrument. La réponse qui suit très chromatique: la, la#, si becarre nous rappelle quelque chose. Ne serait-ce pas le Prélude de Tristan et Isolde, composé quelques vingt ans plus tard?. Cette alternance question/réponse se reproduit encore deux fois. Maintenant le début du thème ne quitte plus la scène, la première mesure de ce thème dans le rythme 2/2 se maintient constamment à la main droite du pianiste tandis qu'un rythme 6/4 s'installe aux basses et alors commence un long et terrible passage (marqué energico) incroyablement chromatique, modulant et dissonant. Ce passage pratiquement atonal du fait de la rapidité des modulations, débouche comme on l'a vu plus haut, sur le second thème en si bémol majeur cette fois. Cette tonalité qui nous semble maintenant lumineuse, se maintiendra jusqu'à la fin. La coda très brève résume de façon impitoyable l'essence de tout le mouvement, le thème initial est cantonné dans les basses et superposé à une version dépouillée du second thème aux aigus. Fin sur un triple fortissimo.
Intensité, concentration, concision extrême, ces qualificatifs que l'on a l'habitude d'attribuer, par exemple, au 11 ème quatuor de Beethoven ou bien au troisième quatuor à cordes de Bela Bartok, s'appliquent à ce premier mouvement.

Avec le scherzo en mi bémol mineur, on reste dans l'ambiance fantastique du premier mouvement. Les furieuses gammes chromatiques aux deux mains et les octaves de la deuxième partie évoquent Franz Liszt. On retrouve le discours ultra-modulant du premier mouvement mais le ton est toutefois moins agressif et plus virtuose. Le trio en sol bémol majeur, piu lento, apporte une note d'apaisement, valse lente aux sonorités très séduisantes, elle possède des zones d'ombre, suggérant que le calme n'est qu'apparent et que la tempête va de nouveau gronder. C'est finalement la valse lente qui aura le dernier mot, encore plus apaisée, presque hypnotique, égrenant ses dernières notes, un ré bémol et enfin un sol bémol dans le grave de l'instrument.

La Marche funèbre en si bémol mineur, Lento, est tellement connue que toute description en serait ridicule surtout après le magnifique texte qu'écrivit Franz Liszt à son sujet (1). L'intermède central en ré bémol majeur, très belcantiste, évoque l'opéra et plus précisément certaines fades mélodies du grand opéra romantique très à la mode à cette époque.

Une abondante littérature est consacrée au quatrième mouvement (Presto). Alfred Cortot a identifié ce morceau au terrifiant murmure du vent sur les tombes, d'autres ont entendu le blizzard faisant voler les feuilles mortes dans un cimetière..., ou bien une course éperdue vers l'abime....Curieuse cette manie de chercher une signification précise à la musique, de tenter de la décrire en images. Qu'en pensait Chopin lui-même de ce morceau ? La main droite et la main gauche babillent après la marche...!!(3) Chopin se souciait peu de musique à programme à la Berlioz et a toujours privilégié la musique pure.
Athématique, presque atonal (4), écrit entièrement en triolets de croches, à deux voix à l'octave, pianissimo, sans soupirs et sans accords, ce mystérieux et effrayant Presto final accumule les caractéristiques qui pourraient faire penser à une provocation gratuite. Il n'en est rien car cette page représente en fait l'aboutissement logique de la démarche initiée dans le premier mouvement. A la structure vigoureusement architecturée de l'allegro initial correspond l'absence apparente de forme, le néant du finale. A l'interrogation mystérieuse et tonalement indécise du début du premier mouvement, répond l'accord parfait fortissimo de si bémol mineur de la conclusion qui scelle ainsi cette extraordinaire sonate (5).

Cette sonate, les 24 Préludes opus 28, contemporains, les 4 ballades et les quatre Scherzos sont mes oeuvres de Chopin préférées.
  1. http://imslp.org/wiki/Piano_Sonata_No.2,_Op.35_(Chopin,_Frédéric) Cette partition est parcourue de commentaires très intéressants et de conseils d'exécution précieux d'Alfred Cortot.
  2. Certains passages contiennent des séries de onze notes différentes prises parmi les douze demi-tons de la gamme chromatique (mesures 51 à 55).
  3. Des commentateurs ont noté la parenté existant entre le mouvement final de la sonate n° 2 et le Prélude n° 14 en mi bémol mineur opus 28 d'une part et le dernier mouvement de la sonate en fa mineur D 625 de Franz Schubert composée en 1818.
  4. Mon interprétation préférée est celle de Maurizio Pollini: https://www.youtube.com/watch?v=Kc9sc542mdk

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