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mercredi 20 mai 2015

Ariane et Barbe-Bleue

Ariane et Salomé

Il est tentant de faire le rapprochement entre la Salomé d'Oscar Wilde et Ariane et Barbe Bleue de Maurice Maeterlinck. Bien que dans Salomé, le message du prophète Jochanaan s'adresse aux habitants des terres bibliques, et que celui d'Ariane se situerait dans l'univers germano-celtique cher à l'auteur de Pelleas et Melisande, il y a certaines confluences dans les deux livrets. Tandis que Jochanaan inspire à Salomé une passion qui lui coûtera la vie, Ariane suscitera le seul véritable amour de Barbe Bleue. Des ressemblances plus concrètes existent entre les deux livrets : les pluies de pierres précieuses de toutes sortes qui suivent l'ouverture des six portes du château au premier acte d'Ariane et Barbe-Bleue évoquent les fleuves de pierreries qu'Hérode Antipas fait miroiter devant Salomé pour la détourner de son projet meurtrier. On notera aussi que la cave dans laquelle est emprisonné Jochanaan renvoie au sous-sol où sont terrées les épouses de Barbe-Bleue. C'est dans la lueur blafarde de la lune que s'achève la tragédie de Salomé tandis que les cinq épouses de Barbe-Bleue retournent à leur chère obscurité, fuient la lumière de l'aube et celle de la Raison et préfèrent l'esclavage à la liberté..

Salomé tatouée de Gustave Moreau

Une musique somptueuse

Le livret, au départ une pièce de théâtre écrite en 1899, était destiné d'abord à Edvard Grieg, mais fut finalement confié à Paul Dukas en 1905. Ce dernier acheva l'opéra en 1907 qui fut représenté la même année à l'Opéra Comique avec un succès mitigé (1). Ariane et Barbe-Bleue est pourtant un chef-d'oeuvre vocal et instrumental. Au plan vocal, le compositeur explore rarement des registres extrêmes de la tessiture des chanteuses, le tout se situant souvent dans un confortable médium. Toutefois à l'acte II, les trois ou quatre longs monologues d'Ariane se déroulent dans un registre très tendu (on atteint fréquemment le la au dessus de la portée, note très haute pour une soprano dramatique). L'habilité de l'écriture vocale permet à l'orchestre de s'exprimer avec puissance, soit en alternance avec les chanteurs, soit associé à ces derniers sans jamais les couvrir. L'écriture orchestrale de Dukas est fine, elle met en valeur les timbres d'instruments solistes et évite les doublures. On a beaucoup cité les influences d'Emmanuel Chabrier, Claude Debussy, Richard Strauss, Vincent d'Indy, Richard Wagner...C'est à ce dernier surtout à qui je pense quand j'entends cet opéra. La lente montée vers la lumière du second acte me paraît très wagnérienne. Cet admirable deuxième acte, sommet de la partition, est selon Olivier Messiaen le magnifique combat de la lumière et de l'ombre qui se livre chaque matin à l'aube. Quand, au troisième acte, les cinq épouses se prosternent devant leur maître déchu et entreprennent de défaire ses liens, on pense irrésistiblement à la Mort d'Isolde sans que l'on puisse à aucun moment parler de plagiat tant le contexte scénique est différent.
Les références à Debussy sont tout aussi évidentes. Au cours du prélude de l'acte II, remarquable par son audace harmonique, on entend aux bois des gammes par tons entiers répétées avec insistance qui évoquent l'auteur de La Mer. Quand Mélisande, une des épouses de Barbe-Bleue, se nomme, un des thèmes majeurs de Pelléas retentit par deux fois. Il s'agit d'un clin d'oeil appuyé car signalé sous forme de note en bas de page de la première édition Durand de l'opéra (2) .
La pyrotechnie sonore et visuelle à laquelle se livre Paul Dukas à certains passages de la partition (l'ouverture des portes et les pluies de gemmes de l'acte I) montrent que Dukas admirait Richard Strauss dont il avait certainement écouté les poèmes symphoniques composés une dizaine d'années auparavant et son opéra Salomé achevé en 1905. Ces recherches sur le son et plus précisément la couleur du son rapprochent la musique de Dukas, par ailleurs classique par certains côtés, de préoccupations des compositeurs de la fin du 20ème siècle (3).

La production de l'Opéra National du Rhin en 2015.

La Mise en scène d'Olivier Py et la scénographie de Pierre-André Weitz enrichissent la substance du livret déjà regorgeant de symboles. Grand admirateur de Maeterlinck, Olivier Py y voit un texte très subversif et très actuel qui nous parle de l'échec des révolutions, qui se demande comment les peuples refusent la Liberté qu'on leur tend, comment ils continuent à aimer leur bourreau, qui décrit le conditionnement exercé par le bourreau sur sa victime, par le dictateur sur son peuple. Ariane représente la lumière, la vérité et la liberté...Mais d'abord il faut désobéir, c'est la réponse d'Ariane aux atermoiements de Sélysette :...car tout est bien fermé et puis c'est défendu.
La scène est divisée en deux niveaux dans lesquels évoluent indépendamment les personnages. Le niveau du bas (les souterrains sinistres du château, encombrés de gravats), est celui dans lequel Ariane, la Nourrice et les cinq épouses progressent dans leur quête. En haut, à travers un écran, on observe les ébats de Barbe-Bleue, la capture de ses victimes, des traitements sado-masochistes qu'il leur fait subir. La nudité intégrale règne mis à part les masques, celui du Minotaure, renvoyant au mythe antique, pour Barbe-Bleue, des masques d'animaux (chien, chacal) évoquant peut-être des dieux égyptiens pour ses serviteurs. Il y a aussi un faucon (Horus?) avec lequel le Minotaure semble entamer un mystérieux dialogue. Au troisième acte apparaît une danseuse dont le port, la coiffure et les parures m'évoquent irrésistiblement la Salomé tatouée de Gustave Moreau, peinte en 1871. Ce clin d'oeil au symbolisme en peinture est un hommage au symbolisme littéraire qui est la marque de Maeterlinck. Ainsi la double lecture visuelle de ce qui se passe sur scène renvoie à la complexité de la partition. C'est tout simplement génial !

Ygraine, Bellangère, Sélysette, Ariane et Mélisande. Photo: Alain Kaiser

La chorégraphie m'a paru particulièrement inspirée. Celle que l'on voit au tout début de l'opéra quand retentit le prélude orchestral, décrivant la capture de deux esclaves par deux chasseurs masqués dans une forêt, est particulièrement saisissante.

Plus encore que celui de Salomé dans l'opéra éponyme, le rôle d'Ariane est écrasant, présente du début à la fin de l'opéra, elle se manifeste de la façon la plus intense durant tout l'acte II. C'est Lori Phillips, soprano dramatique, qui eut la tâche redoutable de remplacer au pied levé le 6 mai la titulaire du rôle Jeannne-Michèle Charbonnet. A ce propos je me demande comment ces artistes arrivent à mémoriser une partition si complexe au point de la jouer au débotté sans même une répétition générale. Le timbre de la voix était beau surtout dans le medium et le grave, la voix peu vibrée abordait avec aisance le registre aigu et avec prudence le suraigu, la diction était excellente. Bref j'ai assisté à la belle prestation d'une Ariane maternelle et miséricordieuse, peut-être pas aussi lumineuse qu'on aurait pu souhaiter. La critique a salué les excellences performances des autres rôles notamment celui de la Nourrice magnifiquement chantée par Silvie Brunet-Grupposo (mezzo soprano) et celui important de Sélysette, interprété avec sensibilité et une belle voix pure par Alice Martin (mezzo soprano). Il faut féliciter les chanteurs et chanteuses de l'Opéra Studio dans leur ensemble tous excellents et notamment Lamia Beuque (soprano) qui, dans le petit rôle de Bellengère, a pu faire valoir son timbre de voix.

De gauche à droite: Ariane, Ygraine, Mélisande, Alladine, Barbe-Bleue, Bellangère, Sélysette. Photo Alain Kaiser

Daniele Callegari, l'orchestre de Mulhouse et les choeurs de l'Opéra du Rhin se sont montrés à la hauteur de cette superbe partition. Le prélude qui donne le ton de toute l'oeuvre était rendu avec toute sa force contenue de même que la scène finale émouvante par sa sobriété. Les flûtes, clarinettes et bassons étaient remarquables. J'ai apprécié les interventions discrètes mais importantes de la clarinette basse. Les deux harpes avaient fort à faire et ont paré le discours musical de belles couleurs.

Une partie de ce texte a été publiée dans ODB-opéra:
http://odb-opera.com/viewtopic.php?f=6&t=15820

  1. Entretien avec Olivier Py et Pierre-André Weitz, 25 avril 2015, Librairie Kleber, Strasbourg.