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mardi 10 décembre 2019

Antigona de Tommaso Traetta


Antigona, dramma per musica, fut composée à la cour de Catherine II de Russie où Tommaso Traetta (1727-1779) servait comme directeur de la musique de 1768 à 1775 et fut représentée le 27 août 1772 devant l'impératrice. Le livret de Marco Coltellini (1719-1777), librettiste officiel du Théâtre Impérial, est inspiré de la tragédie de Sophocle. Un dossier passionnant a été publié sur cette oeuvre peu de temps après sa création moderne en 1999 (1).

Tommaso Traetta, portrait d'auteur inconnu

 Afin de régler la succession d'Oedipe, roi de Thèbes, ses deux fils, Eteocle et Polynice s'affrontent en combat singulier et sont tous deux tués. C'est donc Créon, oncle maternel d'Etéocle et Polynice, qui est nommé roi. Alors qu'Eteocle a droit à des funérailles avec tous les honneurs, Polynice, rendu responsable des malheurs de Thèbes, ne sera ni honoré, ni enseveli. Antigone, soeur d'Etéocle et Polynice, fait inhumer en secret le cadavre de Polynice avec la complicité passive de son fiancé, Emone, fils de Créon. Créon apprend le forfait et Emone est amené par les gardes qui l'ont surpris en flagrant délit. Créon condamne son fils à mort. Antigone s'accuse et affirme qu'elle est la seule responsable. Créon la condammne à être emmurée vivante. Antigone pénètre dans la caverne et des soldats murent l'entrée. Emone qui a échappé aux gardes, se précipite dans un gouffre qui le conduit à l'endroit ou Antigone est enfermée. Tandis qu'Emone et Antigone affirment leur amour et se préparent à se suicider avec un poignard, Créon, ému par leur courage, arrive à temps pour les gracier.

Ainsi Marco Coltellini inscrit une "happy end" en place et lieu de la catastrophe (Créon arrive trop tard) qui termine la tragédie de Sophocle. Cette lieto fine exigée par Catherine II a été critiquée dès la première représentation et de nos jours, de nombreuses mises en scène lui substituent la fin tragique de Sophocle.
Ce livret plut énormément au roi Frédéric II de Prusse qui en fit un commentaire enthousiaste. Le roi apprécia certainement la louange prodiguée au souverain du siècle des lumières, capable de maitriser ses passions au bénéfice de la justice et de son peuple (2,3).
Mais les deux souverains ne voyaient qu'une seule facette de cette oeuvre si riche. La mort d'Eteocle et de Polynice et celle programmée d'Antigone dans la tragédie de Sophocle ne sont que l'aboutissement logique du double crime d'Oedipe, parricide et inceste.

Tommaso Traetta, peint par C. Biondi


Traetta, très influencé par Jean Philippe Rameau (1683-1764) et la Tragédie lyrique française, effectua une réforme dans l'opéra seria, parallèlement à Gluck, en introduisant dans la longue et monotone série d'airs et de récitatifs secs qui caractérisaient l'opéra seria, des ensembles , des choeurs et des ballets. Un des buts affichés étaient de rompre le caractère stéréotypé de l'opéra seria traditionnel et d'augmenter la vérité dramatique. Antigona, "tragedia per musica", apparait comme le plus grandiose exemple de d'opéra seria "réformé". Les innovations ne furent dépassées par aucun des contemporains de Traetta et ouvrit la route à Mozart dans Idomeneo (1781) ou Cimarosa dans Gli Orazii ed i Curiazii (1796). Certains commentateurs affirment que la démarche de Traetta visait à rénover un genre désormais dépassé et moribond. Il n'en est rien! L'opéra seria traditionnel continuera à coexister avec l'opéra réformé et aura de beaux jours devant lui. En témoignent le Motezuma de Myslivecek (1773), la splendide Olimpiade de Cimarosa (1784), l'Armida de Joseph Haydn (1784), et la Fedra de Paisiello (1787).

L'année 1772 fut une année faste pour la musique, elle donna naissance à de merveilleux opéras: Temistocle de Johann Christian Bach, Lucio Silla de Wolfgang Mozart, Antigona de Traetta ainsi que d'admirables oeuvres instrumentales, notamment trois symphonies exceptionnelles, les n° 45 (Adieux), n° 46 en si majeur et n° 47 en sol majeur, et les six quatuors à cordes du Soleil de Joseph Haydn, qui comptent parmi les plus novateurs dans l'histoire de ce genre musical.

Résumons ici quelques caractéristiques d'Antigona:

1. Importance des choeurs omniprésents, qui ne se contentent pas de commenter l'action mais y participent efficacement. Ces choeurs qui se concentrent dans les premières scènes des trois actes, évoquent admirablement l'atmosphère de tragédie antique de l'oeuvre et lui donnent également un net caractère d'oratorio.

2. Brièveté des récitatifs secs et des airs. Alors que dans Ippolito ed Aricia du même Traetta, les airs dépassaient les dix minutes, le plus long des airs d'Antigone ne dure pas plus que cinq minutes. Ainsi l'action progresse plus rapidement et l'intérêt ne faiblit jamais.

3. Richesse de l'instrumentation: les instruments à vent (cors et bassons) ont un rôle très important. Les clarinettes dont la présence à cette époque est très rare dans l'opéra ou la musique instrumentale, donnent à de nombreux passages une sonorité très séduisante.

4. Bien qu'écrit en 1771, cet opéra possède des traits très modernes et en même temps semble encore imprégné d'esprit baroque, notamment dans le choeur qui introduit l'acte III et la chaconne finale.

Citons quelques sommets de l'oeuvre:

A l'acte I, le grandiose double choeur "Giusti numi, Ah voi rendete" ainsi que le choeur suivant "O trista, infausta scena" où on remarque de puissants et dramatiques appels des cors ainsi que d'étonnantes dissonances.

L'acte II est introduit par un splendide choeur "Ascolta il nostro pianto", grande invocation funèbre à l'occasion des funérailles de Polynice.

Le choeur qui ouvre l'acte III "Piangi o Tebe" a un caractère religieux très marqué qui surprend dans un opéra et serait tout à fait à sa place dans un Stabat mater par exemple..

Les airs ont des structures très variées, parmi eux, quelques airs de style napolitain sont remarquables, le plus spectaculaire d'entre eux se trouve à l'acte II, c'est l'air d'Antigone "Finito il mio tormento". Ces airs ont une aisance, une vocalité et un caractère chantant (cantabilità) exceptionnels que nous avions déjà relevés dans Buovo d'Antona et qui signent ses origines napolitaines. Les ornements, vocalises et autres mélismes, parfois lassants chez d'autres que Traetta, ont ici une légèreté et un naturel sans pareil. Quelquefois ce type d'air débouche sur un duetto ou un terzetto ce qui est ausssi très original. Les arias da capo sont assez rares et le plus souvent les airs revêtent des formes variées: airs à deux vitesses, de structure Lied ou bipartite et même parfois durchcomponiert comme l'air d'Antigona, D'una misera famiglia. Ce dernier avec basson et clarinettes obligés est d'un modernisme incroyable et ne choquerait pas dans la Clémence de Titus de Mozart.

Quant aux duos et trios, en nombre important, il faudrait les citer tous; le duo entre Emone et Ismène qui termine l'acte I, "Non ti fida, il pianto estremo...", est particulièrement émouvant et les clarinettes y jouent un grand rôle.

La fin de l'opéra est d'une sobriété étonnante: l'oeuvre s'achève avec la clémence de Créon dans une ambiance mesurée, sans réjouissances intempestives. Le ballet à la Rameau qui clôt l'oeuvre est rien moins que gai, les tonalités mineures y sont fréquentes et tout se termine avec une grande chaconne de style archaïque, richement instrumentée et très dramatique qui évidemment suggère que Traetta aurait souhaité une autre conclusion à l'oeuvre.



Ce chef-d'oeuvre a été enregistré pour la première fois par Christophe Rousset et les Talens lyriques en 1999 et le CD est toujours disponible (Maria Bayo dans le rôle titre) (2). Cet enregistrement est en tous points remarquable et on doit remercier Christophe Rousset car il a ressuscité l'oeuvre. En 2004 cet opéra a été représenté au théâtre du Chatelet avec une mise en scène d'Eric Vignier et Christophe Rousset pour la direction musicale et les Talens lyriques (4). Cet opéra a été représenté à Berlin en 2011 sous la direction musicale de René Jacobs avec une belle distribution (Veronica Cangemi dans le rôle titre). Des critiques très intéressantes des diverses représentations ont été reproduites dans le site operabaroque (5) ainsi que dans le forum ODB-opéra (1)

1.https://www.odb-opera.com/viewtopic.php?f=6&t=159&p=3580&hilit=Antigona+Traetta#p3580
2.https://en.wikipedia.org/wiki/Tommaso_Traetta
3.Giovanna Ferrara, Pieta, Terrore e il lume eterno della ragione, dans Antigona, Les Talens Lyriques, Christophe Rousset, DECCA 2000..
4.http://www.ericvigner.com/archives/spectacles/299/antigona-2004.html
5.https://operabaroque.fr/TRAETTA_ANTIGONA.htm

mercredi 13 novembre 2019

Litanies K 243 de Mozart Attention chef-d'oeuvre‬



Autel du Saint Sacrement (Eucharistie) par Dirk Bouts le Vieux

Dans une lettre datée du 4 septembre 1776, Wolfgang Mozart (1756-1791) écrit au Padre Martini (1706-1784) pour l'informer des contraintes imposées aux compositeurs de musique d'église à Salzbourg depuis l'avènement de Hyeronymus von Colloredo (1732-1812) comme Archevêque. Les restrictions concernent essentiellemennt la durée de l'ordinaire de la messe qui ne doit pas dépasser 45 minutes tandis que sont prohibés les développements trop longs, les démonstrations de virtuosité vocale et les fugues (1).
Si la plupart des messes composées en 1776 et 1777, exception faite de la Missa longa K1 262, suivent ces recommandations et sont des messes relativement brèves sans fugues, ce n'est pas le cas des litanies K 243, une vaste composition comportant neuf sections et présentant une grande variété de styles dans lesquels on sent bien que Mozart a voulu s'affranchir des contraintes imposées par Colloredo.

Ostensoir de l'église Saint Martin, Ham-sur-Heure, Belgique, 17ème siècle.

Les litanies en mi bémol majeur K 243 (Litaniae de Venerabili Altaris Sacramento), composées en mars 1776, sont grandes par leurs dimensions et par la richesse de leur instrumentation comportant deux hautbois, deux flûtes, deux bassons, deux cors, trois trombones, alto, ténor et basse, le quintette à cordes, avec les altos divisés (2) et un violoncelle solo, orgue, choeur mixte, solistes (soprano, alto, ténor et basse). L'inspiration de Mozart y atteint une richesse étonnante, mêlant hardiment la polyphonie du passé, des ensembles très dramatiques et des airs concertants. Dans ces derniers, il se montre bien plus à l'aise que dans les litanies précédentes car ces airs, débarrassés des oripeaux de l'opéra seria, ont une spontanéité, un naturel et même un caractère populaire autrichien typique des année 1776-1777. Pour connaître les paroles de ces litanies du Saint Sacrement on peut consulter le document (3) ou bien la partition (4). Toutes les sections se terminent par la supplication Miserere nobis (Ayez pitié de nous).

Saint Thomas d'Aquin, auteur d'un Office du Saint Sacrement par Francisco Herrera el Moro

D'emblée le Kyrie eleison nous met dans l'ambiance. La tonalité de mi bémol majeur apporte sa plénitude à une introduction magnifique des cordes. Les solistes entrent en jeu avec un thème plein de noblesse et de ferveur, repris immédiatement par le choeur. Dans ce choeur de supplication, c'est la confiance dans la bonté divine qui prévaut. On reconnaîtra peut-être sur les paroles Christe eleison, quelques bribes du Gott Erhalte den Kaiser composé vingt ans plus tard par Joseph Haydn (1732-1809).

Panis Vivus en si bémol majeur. C'est un air du ténor solo précédé par une longue introduction orchestrale. Le thème joué par les violons, un accord parfait de si bémol, ne sera pas oublié par Mozart et sera utilisé tel quel, confié au trombone solo dans le Tuba mirum du Requiem K1 626.

Verbus caro factum habitans in nobis (Verbe fait chair, vivant en nous), Largo en sol mineur. Dans cette séquence qui résume le Crédo chrétien, l'inspiration de Mozart atteint des sommets. Le choeur entonne une mélodie de caractère baroque et l'orchestre dessine une magnifique figure d'accompagnement. On admire aussi les contrastes de nuances saisissants sur les paroles Miserere nobis.

Hostias sancta (Victime Sainte) en ut majeur. Les solistes procèdent par couples de deux: soprano et ténor, alto et basse et dialoguent avec le choeur de la manière la plus vivante. Alfred Einstein note l'hardiesse des harmonies sur les paroles Miserere nobis et évoque même Giuseppe Verdi (5). Ici aussi les contrastes de nuances sont frappants.

Tremendum ac Vivificum Sacramentum en ut mineur. Adagio. Sommet de ces litanies, cette séquence nous montre l'étendue du génie dramatique de Mozart. Les paroles "Sacrement redoutable qui donne la vie" stimulent sa force créatrice et Mozart signe ici un de ses choeurs les plus élaborés, comparable aux pages les plus tragiques du Requiem. Les trombones qui dans les autres morceaux doublent les voix d'alto, ténor et basse ont ici un rôle plus important, distinct des voix du choeur.

Dulcissimum convivum en fa majeur. Andantino. Le ton change et c'est un soprano qui avec simplicité et grâce est chargée de relater ce" banquet le plus doux servi par les anges". Les flûtes remplacent ici les hautbois dans l'accompagnement.

Viaticum in Domino morientium en sol mineur. Andante. Voici une des pages les plus étranges de Mozart, chef-d'oeuvre vocal et instrumental censé représenter l'onction aux mourants. Le choeur chante un choral à l'unisson, il est accompagné par les pizziccatti des violons et des basses, les altos divisés avec sourdine, le choeur des trombones et les bois, il en résulte une alchimie sonore extraordinaire. On pense à la Prière d'Idoménée au troisième acte de l'opéra éponyme ou encore au Choral des hommes d'armes de la Flûte Enchantée.

Pignus futurae gloriae en mi bémol majeur. Une fugue grandiose débute aux basses, elle est construite sur l'opposition entre le sujet principal de fugue dominateur en style baroque sur les paroles Pignus futurae gloriae et une réponse piano de style "moderne" sur les mots miserere nobis. Plus loin un troisième sujet vient s'insérer dans cette trame. Comme dans la Missa Longa K 262 contemporaine, Mozart fait un peu étalage de sa science et le Padre Martini aurait peut-être critiqué le caractère insuffisamment musical de son contrepoint mais dans l'ensemble la réussite est incontestable. Cette fugue témoigne aussi de l'influence de Michael Haydn (1737-1806).

L'Agnus Dei en si bémol majeur, Andantino est un solo de soprano d'une grande séduction mélodique. Il est accompagné par un violoncelle solo doublé par un hautbois, combinaison très harmonieuse que Joseph Haydn reproduira (dans un contexte musical très différent) dans le sublime Largo de sa symphonie n° 88.

Miserere nobis en mi bémol majeur, Andante. Pour terminer ces litanies, Mozart a choisi de reprendre le beau thème du Kyrie, choix judicieux car comme dans ce dernier, il s'agit ici de paroles de supplications. Dans la coda, Mozart trouve ici des accents indicibles pour terminer ce chef-d'oeuvre dans la ferveur.

Alfred Einstein conclut son commentaire par les mots: Qui ne connait pas ces litanies ne peut se targuer de connaître Mozart (5).

  1. Marc Vignal, Michaël Haydn, bleu nuit éditeur, 2009.
  2. Les altos étaient généralement absents dans l'orchestre des compositions religieuses salzbourgeoises de Mozart
  1. Alfred Einstein, W.A. Mozart, Sa vie et son oeuvre, Desclée de Brouwer, 1957.
  2. Pour en savoir plus: Karina Zybina, The litanies of W.-A. Mozart and the Salzburg tradition, PHD thesis, Salzburg Universität, 2017.


dimanche 27 octobre 2019

Il fanatico burlato de Cimarosa


Il Fanatico Burlato, commedia per musica, musique de Domenico Cimarosa (1749-1801), livret de Francesco Saverio Zini, fut crée à Naples au printemps 1787 au teatro del Fondo. L'oeuvre connut une carrière plus qu'honorable et fut représentée dans plusieurs capitales européennes dont Paris avec comme titre l'Entiché de noblesse dupé (1791). Selon certaines sources, elle fut inscrite au répertoire d'Eszterhàza et fut dirigée par Joseph Haydn (1732-1809) (1). Les treize ou quatorze opéras de Domenico Cimarosa représentés à Eszterhàza sous la direction de Joseph Haydn sont énumérés dans l'ordre de leur composition: L'Infedelta fedele (1779), l'Italiana in Londra (1779), Il Falegname (1780), Giunio Bruto (1781), Il Pittor Parigino (1781), Giannina e Bernardone (1781), La Ballerina amante (1782), l'Amor Costante (1782), I due Baroni di Rocca Azzurra (1783), Chi dell'altrui si veste (1783), Il Marito disperato (1785), I due Supposti Conti (1784), l'Impresario in Angustie (1786), Il Credulo (1786) et Il fanatico burlato. A noter que Haydn a repris le livret de l'Infedele fedele pour sa magnifique Fedelta premiata (2,5).

Domenico Cimarosa peint en 1785 par Francesco Saverio Candido

Les qualités qui font de Le trame deluse (1786) le chef-d'oeuvre de Cimarosa (3), nous les trouvons encore dans ce nouvel opéra avec un caractère plus satirique et plus grinçant.

Entiché de noblesse, Don Fabrizio s'est autoproclamé Barone del Cocomero (4) . Pour être comblé, il souhaite pour sa fille, Doristella, un mariage avec un vrai noble. Justement le comte Romolo, un romain, est tombé amoureux de Doristella et est en route vers Naples pour l'épouser. Malheureusement pour lui, Doristella s'est amourachée de Lindoro, un vagabond sans le sou. Grâce à un déguisement, Lindoro se fait passer pour le comte et donne ensuite à la compagnie des leçons de bonnes manières françaises. Afin d'échapper aux desseins de son père, Doristella s'enfuit et se cache dans une cabane de berger, Lindoro s'enfuit également de son côté. Les fugitifs qu'on croit être des voleurs sont attrapés par Fabrizio et le vrai comte Romolo et on s'aperçoit avec stupeur qu'il s'agit de Doristella et du faux comte. Romolo a compris la situation et chevaleresquement renonce à ses projets matrimoniaux. Il s'associe à Lindoro pour punir Fabrizio et dans ce but tend un piège à ce dernier. Lindoro se déguise en grand Scaratafax, Prince des Iles Moluques et demande à Fabrizio la main de sa fille, en échange Fabrizio sera nommé Grand Mammaluco et deviendra ainsi un grand dignitaire de la cour. Fabrizio, ébloui, accepte et le mariage du grand Scaratafax et Doristella est proclamé. Les espoirs de Fabrizio s'évanouissent quand il découvre la supercherie (5).

Parazzo Duodo, Campo Sant'Angelo, Venise où mourût Cimarosa, photo par Didier Descouens, Wikipedia

Le livret contient la plupart des ingrédients susceptibles de plaire au public de l'époque. Les conflits de générations, un personnage atteint de monomanie, le retour à la nature et l'exotisme font oublier le caractère stéréotypé des caractères et des situations. Cimarosa en tira le meilleur partie possible. Cimarosa va ici plus loin que dans ses opéras précédents en donnant à l'orchestre un rôle inusité jusque là. Dès les premières mesures de la sinfonia, les clarinettes confèrent à l'orchestre une coloration romantique très attachante. Dans certains ensembles, l'orchestre ne se contente plus d'accompagner mais devient un acteur principal du drame qui se joue. Les deux actes sont terminés par de longs finales constitués de morceaux enchainés et sont en plus parcourus par des ensembles qui, à mon avis, sont les sommets dramatiques de l'opéra. Ainsi les airs quoique remarquables, ne sont plus les moteurs de l'action (ils la ralentiraient plutôt), ce rôle est maintenant dévolu aux récitatifs secs et surtout aux ensembles. Ces derniers sont enfin bien plus polyphoniques et élaborés que par le passé.

Tout serait à citer dans cet opéra.

Acte I
L'air de Doristella, scène 2, "Va tra l'erbe, tra le piante..." est un air de type pastoral où Doristella exprime son vague à l'âme en évoquant la beauté de la nature. Le folklore napolitain est perceptible dans cet air.
Le magnifique ensemble, scène 5, "Tutto pien di reverenzia" est désopilant. Lindoro, déguisé en comte, donne des leçons de bonnes manières françaises à Doristella sous le regard admiratif de Fabrizio. Cette scène utilise deux ariettes françaises dont voici le début de l'une d'entre elles: "La charmante fille, elle fait l'amour (6), et le veillard reste enchanté...". La musique d'abord très calme, devient plus agitée au fur et à mesure de l'excitation croissante des trois personnages. A la fin Doristella dit toujours en français: "Arrêtez, la tête me tourne, je vais tomber...", l'orchestre démarre un fugato, repris par les trois voix tout à fait inattendu dans un opéra de Cimarosa, qui exprime parfaitement l'agitation quasi frénétique qui saisit les personnages.
Le remarquable finale "Che faro che mi risolvo?" est composé d'épisodes à la chaine du même type que ceux que Joseph Haydn composa bien avant dans la Fedelta premiata (1780). Le plus dramatique d'entre eux est le magnifique quintette "Papà mio caro e bello", un vaudeville dans lequel chaque protagoniste, quittant son déguisement, y va de son couplet: Doristella désigne Lindoro comme le vrai comte; Giannina s'exclame: lo sposo, il conte è quello (le comte est celui-là), montrant du doigt Romolo; Lindoro se prétend le seul comte; l'authentique comte c'est moi, dit Romolo à son tour; et Fabrizio exprime son désarroi: la fille n'est pas la fille, l'époux n'est pas l'époux,le comte n'est pas le comte, Fabrizio n'est plus Fabrizio. Dans l'ensemble final la métaphore d'une sinistre forêt dans une nuit noire est utilisée pour exprimer la confusion de tous.

Acte II
L'air de Doristella en mi bémol majeur, précédé d'un récitatif accompagné: "Fra queste ombrose piante...", évoque l'opéra seria. Doristella s'est enfuie dans une cabane située en pleine nature, bercée par les bruits des feuilles et le chant des oiseaux, elle s'endort. On a ici un remake d'une scène fameuse de La Cecchina de Nicolo Piccinni (1728-1800). La musique de Cimarosa est aussi inspirée et poétique que celle de son ainé. L'air envoûtant qui suit, à l'intense pouvoir incantatoire, me semble inspiré du folklore napolitain.
L'ensemble "Dove son, di gelo io resto" est, à mon avis, le sommet de l'opéra. Rarement Cimarosa aura écrit musique aussi puissante. Fabrizio et le Comte viennent de s'apercevoir que les deux brigands qu'ils avaient aperçus n'étaient autres que Doristella et Lindoro. Chaque protagoniste exprime son émotion, son désarroi ou sa colère de façon indépendante grâce à une superbe écriture polyphonique et de troublantes modulations. Du fait que les parties de soprano et de ténor sont écrites dans un registre très tendu, cet ensemble et les suivants sonnent brillamment.
Avec le finale de l'acte et de la pièce, on change complètement d'atmosphère et c'est à une irrésistible turquerie à laquelle nous sommes conviés. L'ambiance est totalement bouffonne et même loufoque mais la musique ne perd pas ses droits et on reste confondu par la beauté sonore du quintette vocal qui répète sans cesse les vocables:"Michirimochiera babalasi, totomo chiochiera Mammaluchi". L'orchestration est magnifique avec un rôle prépondérant des cors. Le mariage de Lindoro et Doristella est proclamé et les acteurs expriment leur jubilation dans un prestissimo absolument délirant pendant que Fabrizio donne libre court à son désespoir et ses imprécations. Quand les dernières mesures ont retenti, c'est un sentiment de trouble qui envahit le spectateur de cette farce amère et grinçante.

Tandis que le trame deluse anticipait étonnamment l'art de Vincenzo Bellini (1801-1835), c'est Gioachino Rossini (1792-1868) qui se profile déjà dans les ensembles endiablés d'Il fanatico burlato.


Bien que cet opéra soit musicalement aussi réussi qu'Il matrimonio segreto, la discographie est squelettique. Le seul enregistrement de cette commedia per musica par le label Agora semble épuisé mais peut être écouté sur YouTube. Le chef Carlo Felice Cillario est à la tête de l'orchestre symphonique de San Remo. Les interprètes sont excellents.

Pour en savoir plus sur l'oeuvre et la vie de Domenico Cimarosa, on pourra lire, en complément du livre de Rossi et Fauntleroy (5), un dossier très complet sur ce compositeur (7).


(1) Dossier complet concernant l'Olimpiade de Cimarosa, pp. 89.
https://www.teatrolafenice.it/wp-content/uploads/2019/03/OLIMPIADE-L%E2%80%99.pdf
(2) Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1788.
(3) https://piero1809.blogspot.com/2015/10/le-trame-deluse.html Rossini estimait que Le trame deluse était supérieur au Matrimonio segreto
(4) Cocomero = pastèque
(5) Nick Rossi and Talmage Fauntleroy, Domenico Cimarosa, Greenwood Press, 1999, p. 170-1.
(6) Au 18ème siècle, faire l'amour signifie courtiser.
(7) Yonel Buldrini, Hommage à Domenico Cimarosa. https://www.forumopera.com/dossier/cimarosa-hommage

mercredi 16 octobre 2019

Giulio Cesare par Christophe Rousset et les Talens Lyriques


Dramma per musica en trois actes de Georg Friedrich Haendel (1685-1759) sur un livret de Nicola Francesco Haym (1686-1758) d'après un texte de Giacomo Francesco Bussani pour le dramma in musica d'Antonio Sartorio (1679).
Création en 1724 au King's Theater Haymarket de Londres.

Christopher Lowrey, contre-ténor, Giulio Cesare
Karina Gauvin, soprano, Cleopatra
Ann Hallenberg, mezzo-soprano, Sesto
Eve-Maud Hubeaux, mezzo-soprano, Cornelia
Kacper Szelazek, contre-ténor, Tolomeo
Ashley Riches, basse, Achilla

Les Talens lyriques
Gilone Gaubert, Christophe Robert, Josepha Jégard, Josef Zak, Giorgia Simbula, violons I
Charlotte Grattard, Jean-Marc Haddad, Bérangère Maillard, Pierre-Eric Nimylowicz, Myriam Mahnane, violons II
Emmanuel Jacques, Julien Hainsworth, Marjolaine Cambon, violoncelles
Marjolaine Cambon, viole de gambe
Ondrej Stajnochr, contrebasse
Jocelyn Daubigney, flûte traversière
Vincent Blanchard, Jon Olaberria, hautbois et flûtes à bec
Catherine Pépin, Philippe Grech, bassons
Jeroen Billiet, Yannick Maillet, cors
Bérengère Sardin, harpe
Emmanuel Jacques, violoncelle
Karl Nyhlin, luth/guitare
Stéphane Fuget, clavecin
Christophe Rousset, clavecin et direction

Représentation donnée le 28 septembre 2019 à l'abbatiale d'Ambronay dans le cadre du Festival d'Ambronay 2019, Musique baroque et métissée.

Cléopâtre émergeant d'un tapis devant César par Jean-Léon Gérôme (1866)

Un Jules César inoubliable
Composé par Georg Friedrich Haendel en 1723 sur un livret de Nicola Francesco Haym, Giulio Cesare in Egitto a plusieurs titres de gloire, il est l'opéra de Haendel le plus joué, il bénéficie aussi d'un livret riche en action et en sentiments, enfin les deux personnages principaux sont prestigieux voire mythiques. En tout état de cause, Giulio Cesare fait certainement partie des chefs-d'oeuvre de son auteur dans ce genre musical avec Rinaldo (le préféré de votre serviteur), Alcina, Agrippina, Tamerlano, Rodelinda.... Créé le 20 février 1724 au King's Theater Haymarket de Londres, il obtint d'emblée un vif succès et fut repris en 1725, 1730 et 1732. Cet opéra bénéficia au jour de sa création d'une prestigieuse distribution avec le contralto Francesco Bernardi dit Il Senesino (1686-1758)) dans le rôle titre, la prima donna Francesca Cuzzoni (1696-1778) dans le rôle de Cleopatra et Margherita Durastanti (?-1734) dans le rôle travesti de Sesto. Cette dernière dont Haendel avait fait la connaissance en Italie fut sans doute son interprète la plus fidèle durant sa carrière de compositeur d'opéras. On lira avec intérêt l'excellent article publié dans Wikipedia sur Cleopatra VII Philopator (1), la revue Avant Scène Opéra, numéro 97, consacrée à Giulio Cesare (2) et Giulio Cesare - Raffaele Pè (3). Le présent article est issu en grande partie d'une chronique publiée dans BaroquiadeS au lendemain du concert (4).

Tolomeo (Ptolemée XIII de la dynastie des Lagides), frère de Cleopatra, a fait assassiner Pompeo, rival de Cesare. Ce dernier qui était prêt à faire la paix avec Pompeo, éprouve une violente animosité vis à vis du roi d'Egypte tandis que Cornelia et Sesto son fils ne rêvent qu'à venger la mort d'un époux et d'un père. De son côté, Cleopatra est décidée à reprendre à son frère le trône d'Egypte. Déguisée en servante, elle séduit Cesare, mais tombée amoureuse, elle révèle son identité au conquérant romain. Entre temps Tolomeo ne reste pas inactif, il tend une embuscade à Cesare à l'issue de laquelle, ce dernier est déclaré mort. Tolemeo qui a sequestré sa sœur, peut alors jouir d'un pouvoir sans partage mais c'est sans compter sur le courage de Cesare qui ayant survécu au complot et, surgissant inopinément, délivre Cleopatra. Le lubrique Tolomeo, fort occupé à harceler Cornelia ne voit pas le glaive que tient le bras vengeur de Sesto et périt transpercé. Cesare qui a conquis Cleopatra et l'Egypte, voit désormais ses rêves impériaux se réaliser.

Buste présumé de César trouvé dans le Rhône, Flickr, fr.zil. Musée d'Arles

D'aucuns estiment que Giulio Cesare surpasse les autres opéras de Haendel en beauté musicale et au plan dramatique (5). A son actif, Giulio Cesare, plus que d'autres opéras du Caro Sassone, représente, selon Christophe Rousset, une synthèse équilibrée du goût français (ouverture et danses), allemand (contrepoint et harmonie) et évidemment du bel canto italien. Dans un contexte historique très tourmenté (rivalité entre Cesare et Pompeo, entre Cleopatra et Tolomeo), l'opéra ne se complaît pas tout le temps dans le drame, une forme d'humour y est aussi présente, y compris dans la version de concert de ce soir. Cleopatra est un personnage comportant des aspects légers et séducteurs. Selon une anecdote rapportée par Plutarque dans sa Vie de César, elle apparaît devant ce dernier emballée dans un tapis. Cesare n'est pas seulement un héros tragique et certaines interprétations lui donnent un visage avenant sans altérer toutefois la grandeur du personnage qui doit pouvoir à la fin se proclamer roi du monde. Pour résumer, on peut dire que Cesare et Cleopatra sont des personnages essentiellement héroïques pouvant au gré de l'action montrer des traits de caractère plus légers tandis que Sesto et Cornelia sont plus monolithiques et typiques de l'opéra seria que les réformateurs du début du 18ème siècle ont voulu mettre sur pied.

Après une dernière exécution en 1738 à Hambourg, Giulio Cesare va disparaître de l'affiche pendant près de deux siècles. A partir de 1922 il est de nouveau représenté mais dans une forme fortement condensée, les reprises da capo sont supprimées et les rôles de soprano ou alto masculins sont confiés à des barytons ou des basses ce qui dénature en grande partie l'oeuvre. René Jacobs en 1991 est un des premiers à proposer une version sur instruments d'époque et respectueuse de la partition au festival de Beaune. Giulio Cesare est aujourd'hui un des plus représentés parmi les opéras de Haendel avec de remarquables réalisations comme par exemple une version complète exécutée à l'opéra Garnier en 2011 sous la direction musicale d'Emmanuelle Haïm. La distribution était prestigieuse avec Natalie Dessay dans le rôle de Cleopatra et Lawrence Zazzo dans celui de Cesare, elle a révéle la mezzo-soprano Isabel Leonard dans le rôle de Sesto.
En raison de sa richesse mélodique exceptionnelle, cet opéra se prête bien à une exécution en concert sans mise en scène. Ce fut le choix de Christophe Rousset et les Talens Lyriques au festival d'Ambronay 2019, option qui permettait au public de se concentrer sur la musique.

De gauche à droite, Ashley Riches, Kacper Szelazek, Christopher Lowrey, Karina Gauvin, Ann Hallenberg, Eve-Maud Hubeaux, photo Bertrand Pichène

Giulio Cesare offre une galerie de personnages hauts en couleurs. Il Senesino, attributaire du rôle titre, était bien pourvu en airs magnifiques. Dans l'extraordinaire récitatif accompagné, Alma del gran Pompeo, Cesare médite sur la condition humaine. Cette page admirable est écrite dans la tonalité improbable de sol # mineur et se termine en la bémol mineur, enharmonique du précédent. Le texte me semble citer la Bible avec une allusion (Ti forma un soffio e ti distrugge un fiato) au Psaume 103 (L'homme...., il est comme la fleur des champs. Quand un vent passe sur elle, elle n'est plus), étonnante dans la bouche de Cesare. Plus loin Cesare récidive et cite à deux reprises la fleur des champs. L'aria di paragone, Va tacito e nascosto (Le chasseur se taisant et se cachant...), décrit un chasseur animé de mauvaises intentions et contient une flamboyante partie de cor. C'est aussi un Cesare brillant et joyeux que l'on entend dans Se in fiorito ameno prato (Si, dans un pré fleuri et accueillant...). Il est accompagné par une partie de violon solo virtuose, très italienne. Avec Christopher Lowrey, nous avions la chance d'entendre un Cesare quasiment idéal. Le contre ténor a tout pour lui, une voix à la projection puissante mais en même temps un timbre doux et brillant. Cette voix aux couleurs changeantes s'adaptait parfaitement au caractère des airs, héroïque dans l'air avec cor, Va tacito e nascosto, ou bien dans l'aria di guerra, Al lampo dell'armi, elle trouvait des accents inattendus et rendait pleinement justice à la profondeur du récitatif accompagné Alma del gran Pompeo. Une pointe d'humour anglo-saxon était tout à fait de mise dans la pastorale, Se in fiorito ameno prato, réponse du berger à la bergère.

Karina Gauvin, photo Bertrand Pichène

Francesca Cuzzoni, soprano (Cleopatra), était la reine du spectacle avec huit airs et un duo. Tutto puo, donna vezzosa (Une jolie femme a tous les pouvoirs) apporte une touche de légèreté, de charme et d'esprit. Trois airs sont écrits en mi majeur et deux en la majeur, tonalités qui jusqu'à la Salomé de Richard Strauss, en passant par Cosi fan tutte, sont les plus sensuelles de toutes. Da tempeste il legno infranto (le navire brisé par la tempête arrive au port) est une aria di paragone éblouissant. Entre catastrophes et évènements heureux, l'héroîne ne sait pas s'il faut pleurer ou se réjouir ce qui fait de ce rôle un des plus complexe de l'opéra. Karina Gauvin était parfaitement appropriée pour le mettre en valeur et l'exalter. La cantatrice trouvait le ton juste pour chanter les nombreux airs de charme de son personnage mais elle ne se cantonnait pas dans un rôle de séductrice ou de combattante, elle s'appropriait un des airs les plus émouvants de la partition, Se pieta di me non senti (Si de moi tu n'as aucune pitié), un lamento d'une beauté déchirante dans lequel l'orchestre dispute à la voix la palme de l'émotion. Captivé par la splendeur du timbre, l'harmonie de la ligne de chant et la douceur du legato, le temps semblait s'arrêter. Après un récital de mélodies françaises à l'Opéra National du Rhin, la présente prestation confirmait l'incomparable culture musicale de la cantatrice québecoise.

Le rôle de Sesto était taillé sur mesure pour la mezzo-soprano Margherita Durastanti qui bénéficia de quatre airs somptueux. Ann Hallenberg avait la tâche redoutable d'incarner un des rôles les plus acrobatiques de la partition. Elle chante à l'acte I une aria di furore, Svegliatevi nel core (Eveillez-vous dans mon coeur) dont la partie centrale est très dramatique, puis à l'acte II un air spectaculaire, L'angue offeso mai riposa (Le serpent n'a pas de repos tant que son venin ne coule pas dans le sang de l'agresseur), sur un texte générateur d'images fortes. Il s'agit d'une aria di paragone qui illustre par une métaphore, la soif de vengeance du fils de Pompeo. La mezzo-soprano, d'abord majestueuse puis de plus en plus emportée est accompagnée d'une tempête orchestrale. On ne sait ce qu'il faut admirer le plus, des vocalises flamboyantes ou de la polyphonie de l'orchestre. En tous cas Ann Hallenberg était formidable !

Cornelia a fait aussi l'objet d'une caractérisation poussée, notamment dans son air, Prima son d'ogni conforto, aria di disperazione et déploration sur la mort de Pompeo. Elle chante aussi un superbe arioso très dramatique, Nel tuo seno, amaro sasso. On regrette qu'un personnage aussi intense et héroïque dispose seulement de quatre airs dont deux ariosos très courts. En tous cas Eve-Maud Hubeaux a merveilleusement servi ce rôle. Je l'avais entendue, formidable Armida de Rinaldo et émouvante Isis de l'opéra éponyme de Lully avec la même équipe mais j'ai encore été plus captivé par son interprétation de Cornelia. D'abord sa tessiture vocale qui se rapproche beaucoup de celle d'une contralto ensuite son timbre si chaleureux sont uniques et parfaitement mis en valeur dans le sublime duetto en mi mineur, Son nata a lagrimar (Je suis née pour pleurer) auquel Sesto répond, Son nato a sospirar (Je suis né pour me lamenter). Quelles émotions et quelles artistes!

Tolomeo, à la fois frère et époux de Cleopatra, est décrit dans le livret comme un souverain débauché et pervers. Mort à l'âge de 14 ans, on lui a attribué sans doute les travers de son père Ptolémée XII. C'est peut-être le rôle le plus virtuose de l'opéra pour lequel il fallait un contre ténor à la fois agile et puissant. Kacper Zselazek a déclaré présent ! Ce magnifique contre ténor fut une révélation dans ses quatre airs et notamment dans cette aria di furore, L'empio sleale indegno (L'impie, le traître, l'infâme...). Tolomeo, soutenu par un orchestre survolté dans lequel on peut voir la foule de ses troupes, attribue à Cesare ses propres vices.

Achilla, âme damnée de Tolomeo au début de l'oeuvre, se retourne contre son roi à la fin. Ce rôle est chanté depuis la création de l'opéra par un baryton basse. Le plus bel air, Tu ferma il piede se trouve à la fin de l'acte I, air énergique et nerveux qui trouve en Ashley Riches un interprète incomparable par l'étendue de sa tessiture, ses beaux graves, sa superbe intonation.

Christophe Rousset, photo Bertrand Pichène

Une fois de plus, j'ai été émerveillé par les qualités de l'orchestre des Talens Lyriques et notamment par une splendeur sonore qui ne m'avait pas semblé aussi évidente naguère. Les violons emmenés par Gilone Gaubert avaient ce 28 septembre 2019 un soyeux particulièrement flatteur. La violoniste en chef nous régala aussi d'un solo brillantissime dans Se in fiorito ameno prato. L'enchanteresse sinfonia qui ouvre l'acte II est un prodige d'orchestration dans lequel on entend de subtiles combinaisons instrumentales entre le théorbe (remarquable Karl Nihlin), de la basse de viole, des hautbois, de la harpe. Ce fut fut un moment d'extase sous la direction particulièrement inspirée de Christophe Rousset. Toujours respectueux du texte avec la plus grande rigueur, le maestro insuffla à cette musique un caractère original et unique.

Avec six voix merveilleuses et un orchestre d'exception le public était comblé. Qu'aurait donné une conjonction de talents aussi heureuse dans une mise en scène ? On ne le saura sans doute jamais. En tous cas il est heureux que ce concert ait été enregistré car il restera dans les annales une des plus mémorables versions de ce chef-d'oeuvre de Haendel.

  1. Giulio Cesare, Avant Scène Opéra, 97, 5-68, 2010.
  2. Piotr Kaminski, Haendel, Purcell et le baroque à Londres, Le Livre de Poche, Fayard, 2010, p 112-121.