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jeudi 30 avril 2020

La finta pazza de Sacrati à l'opéra de Dijon



Le gynécée dans le palais du roi Lycomède. Photo Gilles Abegg-Opéra de Dijon. Pour agrandir cliquer sur la photo.

Vole, Victoire, vole, accorde tes faveurs à la folie de Déidamie !

La finta pazza, dramma per musica de Francesco Sacrati (1605-1650) sur un livret de Giulio Strozzi (1583-1652), fut créé à Venise en 1641 pour l'ouverture du Teatro Novissimo et remporta d'emblée un grand succès. Cet opéra entama ensuite une belle carrière dans la péninsule puis à l'étranger. Le 14 décembre 1645, il fut représenté en France, ornée de ballets fastueux, sur l'instigation du cardinal Mazarin. Louis XIV âgé de 7 ans assista à cette reprise et en même temps au premier opéra jamais représenté en France. L'oeuvre fut considérée comme perdue jusqu'à ce qu'un manuscrit datant de 1645 soit découvert de façon inespérée par le musicologue Lorenzo Bianconi en 1984, mettant en lumière une œuvre de grande valeur et un jalon important dans l'histoire de l'opéra. Une première exécution fut réalisée sous la supervision de Lorenzo Bianconi en 1987 à Venise. La première représentation hors d'Europe eut lieu à Yale University Theater en 2010. On remarqua à cette occasion la ressemblance de certains passages de La finta pazza avec l'Incoronazione di Poppea de Claudio Monteverdi (1567-1643). Les conditions mouvementées des représentations successives de la finta pazza ont été décrites par Jean François Lattarico, traducteur du texte italien, dans un article, La finta pazza ou l'opéra premier, situé dans le programme édité par l'opéra de Dijon (1) ainsi que dans différents ouvrages du même auteur sur l'opéra vénitien au 17ème siècle (2).

Francesco Sacrati plus jeune de près de deux générations que Monteverdi reste très proche du style de ce dernier. Chez Sacrati, le récitatif expressif forme la base de la substance musicale mais débouche souvent sur des passages plus mélodieux et plus richement accompagnés par l'orchestre que l'on peut considérer comme des airs bien que ces passages soient en totale continuité avec le récitatif. Les airs durant le plus souvent moins d'une minute, ne stoppent en aucune manière le déroulé de l'intrigue. Ainsi, comme le souligne Leonardo Garcia Alarcon, l'action avance au gré de la déclamation parlée et n'est jamais freinée par une longue aria comme cela sera le cas plus tard. Chez Georg Friedrich Haendel (1685-1759) par exemple, les arias da capo qui peuvent durer plus de dix minutes, échappent au temps de l'action et sont l'occasion pour les protagonistes de faire le point sur leur situation affective.

Achille, Thétis, Minerve, photo Gilles Abegg-Opéra de Dijon

Chaque reprise d'une œuvre du 17ème siècle est en fait une recréation car à cette époque, la notation musicale était elliptique et le compositeur indiquait uniquement les lignes mélodiques et la basse continue. L'instrumentation, les tempos, les nuances font défaut sur les manuscrits alors qu'ils seront rigoureusement écrits à partir de Joseph Haydn et Wolfgang Mozart. La question est d'importance pour le continuo où toutes les options sont possibles, allant d'un simple clavier (clavecin ou orgue) à un instrumentarium contenant tous les instruments disponibles à l'époque comme ce fut le cas lors de la recréation de l'Orfeo de Luigi Rossi (1597-1653) par Raphaël Pichon. Leonardo Garcia Alarcon a choisi une voie médiane avec un clavecin, un orgue, un archiluth, un théorbe, une contrebasse, une doulciane (ancêtre du basson), une basse de viole à sept cordes et un violone à six cordes. A noter que ces deux derniers instruments ont également un rôle mélodique à l'instar des deux violons, la flûte à bec et les cornets.

Le remarquable livret de Giulio Strozzi relate un épisode antérieur à la guerre de Troie.
Afin de protéger son fils Achille des dangers d'une guerre imminente, Thétis le contraint à séjourner, déguisé en femme dans le gynécée du roi Lycomède en compagnie de Déidamie dont il est amoureux et dont il a eu un fils Pyrrhus. Une délégation de guerriers grecs,Ulysse et Diomède, à la recherche d'Achille, est accueillie par le capitaine de la garde et conduite au roi Lycomède qui accepte de présenter les deux valeureux soldats aux femmes du gynécée. Parmi les cadeaux que font les grecs se trouve un poignard qui réveille les sentiments guerriers d'Achille. Ce dernier veut tout quitter pour guerroyer. Déidamie décide de simuler la folie pour retenir son amant. Tout le monde (y compris Achille) la croit folle et se désespère. Dans son délire Deidamie laisse entendre que si Achille décidait de tisser des liens indéfectibles avec elle, elle guérirait rapidement. Achille consent à l'épouser et effectivement la fausse folle recouvre miraculeusement la raison, Lycomède reconnaît avec joie son petit fils Pyrrhus et Achille peut partir combattre les Troyens.

Le résumé ne reflète pas la variété des scènes contenues dans ce livret. Si le moteur de l'action est principalement héroïque, les situations comiques abondent. La plupart des personnages ne dédaignent pas de montrer leurs travers, voire leur ridicule mais la palme revient à l'Eunuque et à la Nourrice. Cette dernière, comme il se doit dans l'opéra prébaroque, est jouée par un homme (c'était aussi le cas de la nourrice d'Eurydice dans l'Orfeo de Luigi Rossi, opéra créé en 1647 donc contemporain de La finta pazza).

La musique regorge de beautés diverses: richesse du récitatif, splendeur des sinfonie, des airs et surtout des ensembles, présence d'harmonies audacieuses. Comme on l'a dit, les airs, intégrés dans le recitar cantando, ne se dégagent pas nettement de ce dernier. Dans certains cas, ils sont bien individualisés, comme par exemple l'aria irrésistible de la nourrice au début de l'acte III, Quand'ebbi d'oro il crin...ou celui d'Eunuque (acte I, scène 5) Belle rose, che regine....A la scène 6 de l'acte II, Deidamie décide de prendre son destin en main au cours d'un récitatif et d'un air formidables, Ardisci, animo, ardisci (Allons mon cœur, allons), comme le feront plus tard Rodelinda, Fiordiligi ou Leonore. Le lamento qui suit, sur un tempo de chaconne, Rendimi il caro sposo, est très émouvant. Autre lamento, celui d'Achille dans la scène 4 de l'acte III, Perdona, perdona...au cours duquel la basse de viole et le violone, très en dehors, dessinent un harmonieux contrechant.

Les ensembles sont encore plus expressifs. A la scène 2 de l'acte I, le savoureux dialogue entre Junon, Minerve et Thétis aboutit à un joli terzetto, Son belle glorie al fine...Dans la scène 3 du même acte, on remarque le duetto Phyllis (nom d'Achille dans son déguisement féminin), Déidamie, Felicissimi amore.... , duo d'amour délicatement accompagné de 2 violons et de la flûte à bec. Un des sommets de l'oeuvre se trouve dans la scène 5 de l'acte I avec un superbe terzetto, la canzonetta des sopranistes, Eunuque et Phyllis et de la soprano Déidamie, Il canto m'alletta..., chaconne dont l'ostinato est formé d'un tétracorde mineur descendant. A l'acte II, scène 3, Vulcain forge la pointe de la lance d'Achille au cours d'un duetto héroïque. Un autre sommet se trouve dans la scène 6 de l'acte III, il s'agit du magnifique terzetto formé par Achille, Diomède, Capitaine, O meraviglie, O cieli.

Scène de la folie, Eunuque, Nourrice, Déidamie, photo Gilles Abegg-Opéra de Dijon

Comme on l'a déjà dit, du fait de la brièveté des arias, le tempo musical ne déborde jamais sur le tempo théâtral dans cet opéra, point important pour la mise en scène. Cette dernière (Jean-Yves Ruf) est centrée autour du personnage de Déidamie, personnage de femme amoureuse, féministe avant l'heure, pour lequel J.-Y. Ruf a déclaré avoir beaucoup d'admiration. Malgré la touffeur du gynécée qui anesthésie toute velléité, Déidamie va réagir avec énergie. Prête à tout pour récupérer son honneur et son amant, elle va donc simuler la folie et profitera de cet état pour régler ses comptes avec les hommes. Le thème de la folie, réelle ou simulée, deviendra ainsi un classique de l'opéra avec son lot d'ambiguïtés et notamment la question, sans réponse évidente, de savoir qui est fou et qui ne l'est pas. En tout état de cause, la folie de Déidamie, sera le révélateur des passions qui agitent les protagonistes, Achille évidemment, mais aussi Diomède et le Capitaine, amoureux de Déidamie. Finalement Lycomède sera également mis au pied du mur par l'attitude de sa fille. La mise en scène a aussi tenu à marquer la différence entre les hommes et les dieux, entre l'intrigue terrestre et l'intrigue céleste. Les dieux se distinguent par leurs costumes sombres tandis que les mortels ont des tenues gaiement colorées. Suspendus dans l'éther, les dieux sèment à tous vents les germes susceptibles d'influencer les mortels, provoquant chez Achille le désir de troquer ses jupes contre le costume de Mars ou cristallisant la folie de Déidamie. Les superbes costumes de Claudia Jenatsch, plutôt intemporels même si on leur trouve un côté dix septième siècle, m'ont paru très réussis et s'accordent admirablement avec le mobilier, les tentures et les draperies aux couleurs pastel de la scénographie de Laure Pichat. De ce point de vue, la représentation du gynécée est une réussite absolue, de même que celle du magnifique jardin royal, le tout souligné par les éclairages subtils de Christian Dubet.

Victoire, Jupiter, Deidamie. Photo Gilles Abegg-Opéra de Dijon

Mariana Flores (soprano), attributaire du rôle titre, est présente presque tout le temps sur scène et attire l'oeil avec sa magnifique robe rouge écarlate. Au terme d'un marathon vocal, elle manifeste un engagement exceptionnel. De sa voix chaude et lumineuse, elle incarne à la perfection le magnifique personnage de femme amoureuse qu'est Deidamie et surtout nous offre une exceptionnelle scène de la folie. La première folle lyrique selon J. F. Lattarico se prend pour une guerrière féroce, invoque les puissances infernales. Elle aura une longue descendance (Nina, Lucia, Sémélé, Bess...). Filippo Mineccia (contre-ténor) lui donnait la réplique dans le rôle de Phyllis puis celui du bouillant Achille, pas si bouillant que ça finalement et pas toujours à son avantage. J'avais beaucoup aimé ce chanteur dans le rôle d'Endimion dans La Calisto, je l'ai encore plus apprécié ici. Sa voix d'une exceptionnelle pureté a gagné en projection et en agilité et son timbre est plus charnu. 

C'est Carlo Vistoli (contre-ténor) qui tenait le rôle d'Ulysse, compagnon d'armes d'Achille et on ne manquera pas de souligner que les rôles des deux héros de la guerre de Troie sont chantés par des sopranistes. En tout état de cause, Carlo Vistoli nous ravit de sa voix superbe au timbre plus sombre que celui de Mineccia. Le rôle de Diomède était joué par Valerio Contaldo (ténor). Ce dernier m'a impressionné par son engagement. Difficile pour ce personnage qui a adoré la belle Déidamie d'exister à côté de son rival Achille, il y arrive pourtant grâce à sa superbe voix aux mille couleurs. Alejandro Meerapfel (baryton) incarnait parfaitement le roi Lycomède d'une voix à la superbe projection et à la grande noblesse.

Le rôle de la Nourrice était tenu par Marcel Beekman. Ce ténor néerlandais a été une révélation pour moi. Il a composé ce rôle typique de l'opéra prébaroque avec beaucoup d'intelligence, d'humour et sans vulgarité. Autre rôle à dominance comique, celui d'Eunuque, interprété avec beaucoup de présence et d'intelligence par le contre-ténor Kacper Szelazek. C'est Salvo Vitale (basse) qui était le Capitaine, autre amoureux malheureux de Déidamia et qui dans la fameuse scène de la folie, use d'une métaphore musicale particulièrement appropriée: Mauvaise chose de faire la basse...Je me retrouve toujours au fond. En l'occurence, la belle voix profonde et bien projetée de ce chanteur ainsi que son interprétation sensible le projette plutôt vers les sommets.

Julie Roset (Aurora/Junon) a fait valoir son agréable voix de soprano léger, Fiona McGown a incarné avec beaucoup d'engagement Thetis et Victoire grâce à sa voix de mezzo-soprano au timbre chaleureux, Scott Coner (Vulcain/Jupiter) a brillamment caractérisé le personnage de Vulcain d'une voix de basse bien timbrée. Norma Nahoun (La Renommée/Minerve) a bien mis en valeur le timbre séduisant de sa voix et sa belle ligne de chant. Enfin les donzelle, Anna Piroli, Sarah Hauss et Aurélie Marjot, nous offrirent un bien séduisant trio vocal.

Une fois de plus, j'ai été subjugué par l'orchestre La Capella Mediterranea, par le son d'une ineffable douceur des violons baroques, par le charme de la flûte à bec relayée de temps en temps par d'agiles cornets, par la doulciane qui soutint et colora les basses d'archets. Les parties souvent en dehors et très expressives de la basse de viole et du violone étaient jouées avec beaucoup d'art. Le continuo, évidemment capital ici, assurait, d'un son bien nourri, le récitatif prédominant dans cette œuvre. Le tout était placé sous la direction experte de Leonardo Garcia Alarcon qui insuffle son enthousiasme à ses musiciens. A noter l'excellente acoustique du Grand Théâtre de Dijon qui permettait d'entendre parfaitement des instruments discrets comme la harpe, le théorbe ou la guitare.

L'opéra de Dijon a frappé fort et a signé une réussite totale avec La finta pazza (3).


Cappella Mediterranea
Manfredo Kraemer, violon I
Guadalupe del Moral, violon 2
Eric Mathot, contrebasse
Quito Gato, guitare et théorbe
Monica Pustilnik, Archiluth et guitare
Rodrigo Calveyra, flûte et cornet
Gustavo Gargiulo, cornet
Juan Manuel Quintana, violone
Margaux Blanchard, basse de viole
Mélanie Flahaut, doulciane
Marie Bournisien, harpe
Marie-Ange Petit et Hervé Trovel, percussions
Jacopo Raffaele, orgue et clavecin
Aryel Richter, clavecin
Leonardo Garcia Alarcon, direction

  1. J.-F. Lattarico, La Finta Pazza ou l'Opéra Premier, programme de l'Opéra de Dijon, février 2019
  2. J.-F. Lattarico, Venise incognita, essai sur l'Académie libertine au 17ème siècle, Honoré Champion, 2012.
  3. Cet article est une extension d'une chronique publiée dans BaroquiadeS http://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/finta-pazza-strozzi-capella-mediterranea-dijon-2019

vendredi 3 avril 2020

Serse au Staatstheater de Karlsruhe

David Hansen (Serse) photo Felix Grünschloss

Une mise en scène inventive et déjantée.
Serse, HWV 40, dramma per musica de Georg Friedrich Haendel (1685-1759) sur un livret d'auteur inconnu, fut créé à Londres le 15 avril 1738 au King's Theater, Haymarket. De multiples informations concernant cette œuvre, sont contenues dans deux articles paru dans BaroquiadeS, l'un sur une version de concert (1) et l'autre sur la même production donnée l'an dernier à Karlsruhe (2).

Max Emanuel Cencic s'est longuement exprimé sur sa mise en scène. Les sept personnages du livret représentent par leur comportement les sept péchés capitaux : l'Envie, l'Avarice, la Luxure, la Gourmandise, l'Orgueil, la Paresse, la Colère. Le lieu idéal pour faire prospérer ces péchés est la ville de Las Vegas, la Babylone des années 1970. Serse est une puissante rockstar à la tête de nombreux media et d'une entreprise audiovisuelle, il a une Sexfreundin en la personne d'Amastre. Cette dernière est Haushälterin, cheffe d'une entreprise de nettoyage; elle aime Serse, amour sans espoir car Serse convoite la belle Romilda, fille d'Ariodate, le directeur commercial de l'entreprise. La sœur de Romilda, Atalanta, le vilain petit canard de la famille, est secrètement amoureuse d'Arsamène, frère de Serse. Arsamène aime ouvertement Romilda, amour payé de retour. Elviro, serviteur d'Arsamène et jardinier à l'occasion, caresse surtout...la bouteille. Max Emanuel Cencic a pris quelques libertés avec le livret en modifiant certains personnages, en particulier Amastre et Atalanta, comme on le verra plus loin.

Le livret de Serse était inspiré d'un livret plus ancien de Nicola Minato, mis en musique par Francesco Cavalli. En offrant un séduisant mélange de comique et de tragique, on peut dire que le Serse de Haendel s'apparente aux opéras italiens du 17ème siècle (3) mais en même temps annonce le dramma giocoso à venir. La mise en scène de Max Emanuel Cencic met l'accent sur le comique, voire le burlesque qui envahit toute l'action. Le côté héroïque de certains personnages : Serse, Arsamène, Romilda, Amastre a quasiment disparu et l'accent est mis sur leurs aspects ridicules (Serse, Arsamene, Atalanta) ou encore frivoles (Romilda).

David Hansen (Serse) Photo Felix Grünschloss

La scénographie (Rifail Ajdarpasic) se focalise sur Las Végas, sur ses aspects les plus clinquants, glauques ou frivoles, ses grands shows à l'américaine, ses comédies musicales, ses boites de nuits, sex shops, bars, ses boutiques de luxe...Le premier décor est impressionnant : une arche en demi cercle représentant un gigantesque clavier brillamment éclairé sur fond noir où étincellent des étoiles, emplit la vaste scène. Des danseuses s'agitent (belle chorégraphie de David Laera) et Serse au piano, en costume à paillettes, fait un numéro de crooner sur la musique et les paroles de Ombra mai fu. On est ensuite transporté dans la luxueuse résidence de Serse avec piscine, flamants roses et palmiers où se prélasse un monde hédoniste et vain. Les autres tableaux rivalisent d'inventivité, de kitsch et de fantaisie mais on ne va pas tout dévoiler ici. A la fin, une cérémonie de mariage qui se prépare dans une petite église, est interrompue par de regrettables incidents comme dans The Young and the Restless, un soap qui vit le jour à la même époque. On ne peut que louer la richesse de ce décor et la somptuosité des costumes (Sarah Rolke).

Cette mise en scène luxuriante et pleine d'invention a été unanimement encensée par la critique. Votre serviteur est tout autant admiratif devant les prouesses accomplies. Il reproche toutefois à cette mise en scène d'être un peu envahissante et d'empiéter sur la musique. L'oeil est tellement sollicité que l'oreille est quelque peu distraite et n'arrive plus à suivre le fil de l'action dramatique. De ce fait, les passages les plus intenses de l'oeuvre perdent un peu de leur force. La surabondance d'intentions, de symboles, de clins d'oeil gêne l'écoute d'une partition particulièrement inspirée. Pourtant on ne peut pas reprocher à un metteur en scène qui a consacré une grande partie de sa vie au chant baroque avec un prodigieux talent, de tirer la couverture à lui. En tout état de cause, tout en rendant justice à la magnifique performance accomplie, je n'ai pas été aussi ému par ce spectacle que je l'espérais.

Yang Xu (Elviro), Max Emanuel Cencic (Arsamene), Laura Snouffer (Romilda) et David Hansen (Serse) Photo Felix Grünschloss

C'est à David Hansen que revenait le rôle titre. Son numéro initial de rockstar cabotine était irrésistible. Son interprétation de Ombra mai fu en s'accompagnant au piano, fut une des plus belles qu'il m'ait été donné d'entendre. Le timbre de la voix était splendide, le légato parfait, ce fut un moment de pur bonheur. La suite m'a moins plu, il m'a semblé parfois que le contre-ténor australien jouait trop et ne chantait pas assez. Il faut dire que le rôle titre ne comporte pas d'arias ou de duettos où le temps s'arrête et où le bel canto peut se déployer en toute liberté. Toutefois David Hansen montra de belles facettes de son talent, il fut admirable dans l'aria Il core speme e teme...introduit par des accords solennels de l'orchestre, air basé sur la séduction mélodique et à la fois très émouvant. Le contre-ténor dont la ligne de chant était d'une grande élégance, varia la reprise d'ornements raffinés et de vocalises d'une grande précision. Il montra une virtuosité hors normes dans Se bramate d'amar chi vi sdegna, grand air avec da capo en cinq sections et évidemment dans le célèbre Crude furie....

David Hansen (Serse), photo Felix Grünschloss

Ariana Lucas, mezzo-soprano, incarnait Amastre. Cette dernière, princesse de sang royal, est travestie en homme dans le livret pour entrer dans l'intimité de Serse. Le déguisement n'était pas nécessaire ici car Amastre, en tant que membre de l'équipe de nettoyage, est aux premières loges pour observer Serse et notamment le voir harceler Romilda. Auparavant on avait vu Amastre et Serse se livrer à des ébats torrides. Cette mezzo-soprano américaine est une habituée des rôles wagnériens et j'attendais beaucoup d'elle dans ce rôle très difficile car il demande à la fois de l'agilité et des vocalises dans un registre grave. Au début, sa voix m'a semblé avoir des problèmes de projection qui ont ensuite disparu, notamment dans l'aria di furore de l'acte III, Anima infida, tradita io sono, où elle montra un tempérament dramatique évident..

Katherine Manley donnait vie (et quelle vie!) à Atalanta. Dans le livret Atalanta est décrite comme une coquette séductrice. Un virage à 180 degrés est effectué dans la présente version, Atalanta est affublée d'une vilaine robe, à moins qu'il ne s'agisse d'une blouse de travail, s'ouvrant sur une combinaison blanche brodée. "Plus craignos qu'elle tu meurs", même en 1970. La soprano britannique s'est avérée être une comédienne née et ses postures, ses mines ont suscité le fou rire. De plus elle chantait divinement et nous régala d'Un cenno leggiadretto d'anthologie. Elle sut aussi se montrer émouvante dans la troublante Sicilienne Si si, mio ben, si si... , un des sommets de l'acte I et même séductrice dans le délicieux Dira che amor per me. La qualité exceptionnelle de sa prestation lui valut d'être quasiment n° 1 à l'applaudimètre.

Lauren Snouffer (Romilda), photo Falk von Traubenberg

Le rôle de Romilda, personnage choyé par Haendel qui lui a confié de très beaux airs, était chanté par Lauren Snouffer. En mini jupe et polo moulant, la soprano américaine apparaissait comme la parfaite groupie. Tout à fait dans son élément dans la villa de Serse, elle ne dédaignait pas non plus de monter sur les planches, munie d'une guitare électrique et d'animer un groupe de rock en chantant un tube (musique Handel, lyrics Minato). Dès sa première intervention, la voix fut éblouissante, la ligne de chant d'une suprême harmonie, notamment dans Né men coll'ombre d'infedelta..., un air d'un charme exceptionnel au caractère mozartien qui reflète à mon avis une orientation nouvelle du style de Haendel dans son dernier opéra italien important. La prestation vocale et dramatique de Lauren Snouffer fut dans l'ensemble magnifique, notamment à la fin de l'oeuvre avec l'aria Caro voi siete all'alma..., repris ensuite par le choeur, moment musical divin qui me faisait penser à un des choeurs d'Idomeneo (encore Mozart!).

Arsamene a aussi été gâté par Haendel. Ce personnage d'amant doux et peu martial, très prisé dans l'opéra seria aux temps baroques, est souvent joué par une voix de femme et cela dès la création de l'oeuvre. Il était chanté par Max Emanuel Cencic dont la voix corsée et la personnalité donnaient plus de vigueur et d'énergie à ce protagoniste. Le contre-ténor fut souverain dans l'admirable Sicilienne, Quella che tutta fé..., aria di disperazione (4) et sommet dramatique de l'opéra.

Avec deux airs, Ariodate a un rôle relativement restreint mais Pavel Kudinov lui donna une importance marquante de sa voix de basse bien timbrée, notamment à l'acte III dans l'aria Del ciel d'amore....

Elviro est un peu sacrifié dans la présente mise en scène. C'est un personnage tout à fait essentiel dans le livret car franchement comique. Par sa maladresse et ses gaffes, il crée un imbroglio dont il sera difficile de dénouer les fils. De plus son bagout et ses pitreries font généralement mouche. Ses rôles de valet et de jardinier d'occasion ne ressortaient pas suffisamment dans le contexte burlesque et survolté de cette mise en scène mais Yang Xu se fit remarquer quand même par sa belle voix bien projetée dans un hymne à Bacchus irrésistible, Del mio caro Bacco amabile.

Il était bien agréable d'écouter un orchestre baroque aussi fourni. Avec une douzaine de violons et le reste à l'avenant, cet orchestre produisait un son généreux sans rien sacrifier à la nervosité. Capable de puissance dans quelques arias da capo classiques, cet orchestre pouvait se faire discret dans nombres de morceaux plus délicats comme ces nombreux ariosos ou ariettes à couplets qui font l'originalité de Serse. Peu de chefs connaissent aussi bien Haendel ou Vivaldi que Georges Petrou. C'est grâce à l'expérience de ce dernier et son geste sobre et clair que l'orchestre et l'excellent continuo pouvaient s'adapter avec une extrême précision au caractère de chacun des 60 numéros de l'oeuvre.

Nonobstant des réserves concernant l'équilibre entre le spectacle et la musique, ce fut une fantastique après-midi grâce à une mise en scène inventive et déjantée.

Ariana Lucas, Lauren Snouffer, David Hansen, Max Emanuel Cencik, Katherine Manley, Yang Xu, photo P. Benveniste

Badisches Staatstheater Karlsruhe. Festival International Haendel 2020.

David Hansen, Serse
Max Emanuel Cencik, Arsamene
Lauren Snouffer, Romilda
Katherine Manley, Atalanta
Ariana Lucas, Amastre
Pavel Kudinov, Ariodate
Yang Xu, Elviro

Max Emanuel Cencik, Mise en scène
Rifail Adjarpasik, Scénographie
Sarah Rolke, Costumes
Wicke Naujocks
David Laera, Chorégraphie
Marius Zachmann, Chef de choeur
Boris Kehrmann, Dramaturgie

  1. Piotr Kaminski, Haendel, Purcell et le baroque à Londres, Fayard, 2010.
  2. Dans l'opéra baroque, les airs sont codifiés afin d'exprimer des affects ou bien de décrire une situation. Aria di disperazione (désespoir), di furore, di paragone (métaphore, comparaison) etc...
  3. Cette chronique a été publiée précédemment sous une forme différente dans BaroquiadeS http://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/serse-haendel-petrou-karslruhe-2020
  4. Je remercie l'attachée de presse du festival de Karlsruhe, Johanna Olivia Brendle pour les photos.