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vendredi 26 juin 2020

Les sept péchés capitaux Kurt Weil-Arnold Schönberg Opéra National du Rhin

Roland Klüttig, direction musicale
David Pountney, mise en scène
Marie-Jeanne Lecca, décors et costumes
Fabrice Kebour, Lumières


Mahagonny – Ein Songspiel
Musique de Kurt Weil, livret de Bertolt Brecht
Créé à Baden-Baden, le 17 juillet 1927

David Pountney, mise en scène
Amir Hosseinpour, chorégraphie
Roger Honeywell, Charlie
Stefan Sbonnik, Billy
Antoine Foulon, Bobby
Patrick Blackwell, Jimmy
Lenneke Ruiten, Jessie
Lauren Michelle, Jessie
Wendy Tadrous, danseuse


Pierrot Lunaire
Musique d'Arnold Schönberg, poèmes d'après Albert Giraud, pour voix et cinq instrumentistes.
Créé à Berlin, le 16 octobre 1912
David Pountney , mise en scène, en collaboration avec
Amir Hosseinpour
Amir Hosseinpour, chorégraphie
Lenneke Ruiten, soprano
Lauren Michelle, soprano
Wendy Tadrous, danseuse


Les Sept Péchés capitaux
Musique de Kurt Weil, livret de Bertolt Brecht
Ballet chanté en un prologue et sept tableaux, créé à Paris en 1933.
David Pountney, mise en scène
Beate Vollack, chorégraphie
Lenneke Ruiten, Lauren Michelle, Anna 
Roger Honeywell, Père
Stefan Sbonnik, Frère
Antoine Foulon, Frère
Patrick Blackwell, Mère
Wendy Tadrous, danseuse, Anna 

Ballet de l'Opéra National du Rhin
Orchestre symphonique de Mulhouse
Nouvelle Production de l'ONR, mai-juin 2018

Lenneke Ruiten, Lauren Michelle, Wendy Tadrous, Pierrot lunaire. Photo Klara Beck

Quand Arnold Schönberg (1874-1951) créa Pierrot Lunaire en 1912 sur vingt et un poèmes d'Albert Giraud (1860-1929), il jeta un pavé dans la mare. L'oeuvre eut un grand retentissement non pas à cause de son atonalité (le dernier mouvement du 2ème quatuor à cordes en fa # mineur de 1908 était déjà atonal) mais en raison de la technique vocale du Sprechgesang (parlé-chanté) que l'on peut expliciter en déclamation avec une ligne musicale. Le texte, la voix et les instruments (piano, piccolo, flûte traversière, clarinette, clarinette basse, violon, alto, violoncelle) tissent une ambiance poétique, mystérieuse et surréaliste, teintée de cruauté et d'érotisme. Dans cette œuvre il n'est pas encore question de dodécaphonisme, technique compositionnelle qui sera employée dix ans plus tard par Schönberg. La partition est très complexe et comporte une multitude de procédés contrapuntiques. L'épisode n° 18, Der Mondfleck par exemple comporte une fugue à la flûte et la clarinette pendant que le violon et le violoncelle entonnent une deuxième fugue toute différente, chaque partie ayant une structure palindromique.

Mahagonny-Ein Songspiel (1927), composé par Kurt Weil (1900-1950) sur un livret de Bertolt Brecht (1898-1956), précède de trois ans l'opéra Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny (1930). La musique de cette pièce avec chant révèle l'influence de la musique populaire de cabaret mais également celle du Jazz qui, véhiculé par les soldats américains à la fin de la guerre de 14-18, agissait à cette époque sur de nombreux compositeurs européens comme Maurice Ravel, Igor Stravinsky, Darius Milhaud, Francis Poulenc. Kurt Weil connaissait peut-être déjà Georges Gerschwin (1898-1937), artiste avec lequel il nouera, après son arrivée aux Etats Unis, des liens musicaux étroits. Au delà du simple pastiche, c'est l'esprit du jazz qui imprègne plusieurs numéros comme Alabama Song ou Benares Song. C'est d'ailleurs quasiment un jazz-band qui accompagne les chanteurs et les danseurs. Cette musique jazzy contraste avec la présence évidemment parodique d'un quatuor masculin dans la tradition allemande des choeurs d'hommes. A la fin, les harmonies deviennent proches de Stravinski, reflétant l'éclectisme du compositeur.

Männerchor, Mahagonny - Ein Songspiel. Photo Klara Beck

La musique des Sept Péchés Capitaux (Die sieben Todsünden) (1933), est donc postérieure à Mahagonny et à l'Opéra de Quat'sous. Curieusement, elle s'écarte du jazz, prend l'allure de la musique européenne classique de son temps et, de mon point de vue, s'apparente davantage au courant expressionniste allemand. Dès le début, on pense à Gustav Mahler (1860-1911), au troisième mouvement parodique Feierlich und gemessen de sa première symphonie, aux scherzos grimaçants des symphonies n° 4, 6 et 9 et tout particulièrement celui de la symphonie n° 7, Schattenhaft. Dans le septième tableau l'Envie, les rythmes militaires pointés évoquent étrangement le début de la sixième symphonie. En fait, c'est la dernière œuvre de Kurt Weil en tant que musicien européen. En 1935, Kurt Weil part aux Etats-Unis, il va ensuite s'intégrer dans le tissu musical new-yorkais et composer des comédies musicales de qualité pour Broadway comme par exemple Lady in the dark sur un livret d'Ira Gerschwin ou encore Street scene, considéré comme son chef-d'oeuvre dans ce style.

Lauren Michelle (Anna), Wendy Tadrous (Anna), Lenneke Ruiten (Anna), photo Klara Beck

Mise en scène. Arnold Schönberg et Kurt Weil n'avaient pas d'atomes crochus, le premier reprochait au second la relative facilité et le caractère répétitif de sa musique. Pourtant David Pountney et Amir Hosseinpour (dans Pierrot lunaire) vont chercher à mettre en valeur tout ce qui rassemble ces deux compositeurs, tous deux contributeurs à la modernité, chacun selon son style. Les trois pièces de ce spectacle se déroulent dans un même cadre, celui du cabaret berlinois, voire de la boite de nuit. Au quatuor des hommes dont nous avons évoqué le caractère parodique, répond le trio des femmes. Ces dernières que David Pountney aime appeler Les Trois Grâces, sont harmonieusement vêtues de robes scintillantes dans Pierrot lunaire. Elles représentent aussi les trois avatars d'Anna dans Les sept péchés capitaux. Les liens organiques entre les œuvres sont soulignés. Par exemple, le metteur en scène britannique fait en sorte que Pierrot Lunaire se coule dans Mahagonny, œuvre par laquelle le spectacle commence. Cette option fonctionne très bien car l'insertion se situe au niveau de Benares song, épisode harmoniquement le plus aventureux de Mahagonny et donc plus proche de l'atonalisme de Pierrot lunaire. Les trois oeuvres de la soirée sont éclairées par la lune, dénominateur commun des trois textes. Avec les chorégraphes Amir Hosseinpour, Beate Vollack et la scénographe Marie-Jeanne Lecca, le metteur en scène va créer un espace restreint (un podium puis un ring de boxe) dédié à la danse. La danse, ainsi réduite à des mouvements de faible amplitude, tire son pouvoir expressif d'un jeu subtil des mains, bras et jambes et vise à éclairer le caractère quelque peu obscur des textes du poète Albert Giraud et de façon générale à augmenter l'intensité de l'émotion. Une large bande jaune couvre le fond de la scène et figure une autoroute conduisant aux lieux imaginaires ou réels parcourus par les protagonistes. Les éclairages de Fabrice Kebbour soulignent les aspects dadaïstes et surréalistes de certaines scènes, notamment le rayon lumineux qui ensanglante le glaive brandi par Pierrot. Le but recherché est bien de poursuivre le dessein de Kurt Weil et Bertolt Brecht, celui d'un spectacle exprimant des préoccupations sociales (l'exploitation de la femme par la famille afin de réaliser un rêve bourgeois dans les 7 péchés capitaux), capable de générer l'émotion et s'adressant non pas à un cercle d'initiés mais à un vaste public populaire (1).

Critique du capitalisme, des valeurs morales de l'époque, de l'asservissement de la femme ? Ce spectacle pose ces questions mais laisse le spectateur y répondre à sa manière.

Antoine Foulon,  Lauren Michelle, Wendy Tadrous. Photo Klara Beck


Lenneke Ruiten, remarquable soprano mozartienne (superbe incarnation de Giunia dans Lucio Silla) n'est pas à ma connaissance une habituée du répertoire expressionniste allemand. Pourtant la chanteuse néerlandaise a remarquablement tiré son épingle du jeu grâce à l'intensité de son engagement, la beauté de son timbre de voix et la lisibilité de son chant dans Pierrot Lunaire.

Lauren Michelle que je ne connaissais pas, fut pour moi une découverte. La voix opulente de cette soprano américaine, son excellente intonation et son timbre chaleureux convenaient autant au style de Kurt Weil qu'à celui de Pierrot Lunaire.

Par sa gestuelle génératrice d'émotion et son insertion harmonieuse et expressive dans le trio des femmes et grâce à une belle chorégraphie d'Amir Hosseinpour et Beate Vollack, la merveilleuse artiste qu'est Wendy Tadrous a donné vie avec rigueur et inventivité à la part abstraite des trois œuvres et a aussi incarné et caractérisé à sa manière Anna.

Les hommes chantaient parfois solistes mais le plus souvent en groupe notamment dans les Sept Péchés Capitaux où le quatuor masculin représentait la famille. Patrick Blackwell donnait une solide assise sonore au quatuor des hommes de sa voix de baryton-basse superbement projetée. Roger Honeywell, ténor, impressionnait par sa puissance. Antoine Foulon, baryton basse, se distinguait par sa voix généreuse et son engagement et Stefan Sbonnik qu'on avait apprécié dans Maria de Buenos Aires, complètait l'ensemble avec une belle assurance. Le Männerchor formé par ces quatre chanteurs, sonnait admirablement.
La contribution du ballet de l'Opéra du Rhin à ce spectacle fut substantielle et pleine d'attraits.

Roland Klüttig et les instrumentistes de Pierrot lunaire. Photo Klara Beck

L'orchestre symphonique de Mulhouse a joué un rôle essentiel dans ce spectacle en intervenant à trois niveaux : en hauteur, sur des tréteaux, sous le forme d'un jazz-band (Mahagonny), en surface et en petit comité de cinq instrumentistes en costume de Pierrot, jouant sur sept instruments solistes et finalement dans la fosse en grande formation symphonique (7 Péchés Capitaux). Les trois formations étaient placées sous la direction de Roland Klüttig, spécialiste des deux compositeurs depuis sa participation à l'Ensemble Intercontemporain, plusieurs décennies auparavant.

La musique, la poésie et la danse se conjuguèrent pour le plus grand bonheur du public dans un spectacle d'opéra enthousiasmant.

(1) Certaines considérations développées dans ce texte sont tirées du programme édité par l'Opéra du Rhin.
(2) Ce texte est une extension de mon compte rendu du spectacle du 20 mai 2018. https://www.odb-opera.com/viewtopic.php?f=6&t=20396&p=346538&hilit=Les+sept+p%C3%A9ch%C3%A9s+capitaux#p346538

mardi 16 juin 2020

Les quatuors opus 77 de Haydn. Apothéose.

Vassily Kandinsky Le cavalier (1911) Musée BoijmansVan Beuningen

L'opus 77 résultent d'une commande du prince Lobkowitz de six quatuors à cordes. Deux quatuors (HobIII.81 et HobIII.82) ont été terminés en 1799, un troisième était en gestation mais la composition de l'oratorio Les Saisons puis celle de l'Harmoniemesse obligèrent Joseph Haydn (1732-1809) à interrompre son travail sur ce quatuor. Deux mouvements seulement furent composés et furent publiés en 1803 sous l'étiquette d'opus 103.
Haydn tourne le dos aux fantaisies et innovations de l'opus 76; il nous offre avec les deux quatuors de  l'opus 77, des oeuvres qui, avec les dernières symphonies et les derniers trios pou piano, violon et violoncelle, illustrent l'apogée du classicisme. Plus développés que les quatuors qui précèdent, les deux quatuors de l'opus 77 ont un côté épanoui et équilibré et une beauté mélodique sans égale. La rupture intervient dans les deux menuettos d'une audace incroyable qui n'ont plus rien à voir avec le menuet de cour des décennies précédentes et s'apparentent aux scherzos de la deuxième manière de Ludwig van Beethoven (1770-1827).

Quatuor en sol majeur opus 77 n°1, HobIII.81
Allegro moderato, 4/4 structure sonate. Après les innovations formelles des premiers mouvements de l'opus 76, Haydn revient à la structure sonate classique. Marc Vignal a fait remarquer que le quatuor opus 77 n° 1 s'ouvre par un thème de marche aux rythmes pointés caractéristiques, semblables à ceux qui ouvrent la sixième symphonie en la mineur de Gustave Mahler (1860-1911) (1,2). La ressemblance s'arrête là car il n'y a rien de commun entre le sauvage et tragique premier mouvement de la symphonie de Mahler et ce joyeux mouvement de Haydn, un des plus détendus de cette époque. Ce thème de marche souvent répété a une grande importance au début du mouvement. Il est suivi par un pont riche en triolets. Le second thème en ré majeur est  bien individualisé et plus lyrique que ce qui précède. Il ne s'attarde pas car il laisse place à une nouvelle ritournelle en triolets qui aboutit aux barres de reprises. Si l'exposition fait 62 mesures, le développement s'étale sur 65 mesures. Il commence avec le thème initial et au bout d'une vingtaine de mesures semble s'arrêter avec le retour du thème initial dans le ton principal du morceau, mais c'était une fausse rentrée et un nouveau développement débute avec cette fois le second thème qui donne lieu à une effusion lyrique d'abord en la majeur puis en ré mineur. On remarque un passage en blanches mezzo voce qui apporte un fugace moment de calme et de détente, très poétique. La réexposition est semblable à l'exposition mais le second thème a disparu. Cette réexposition de 60 mesures équilibre parfaitement les deux sections précédentes (exposition et développement) produisant l'impression d'harmonie et de perfection d'un art parvenu à son sommet.
Adagio, mi bémol majeur, 4/4. Ce magnifique mouvement est peut-être le sommet du quatuor. Sa forme est difficile à cerner. Il est construit sur un thème admirable, d'une profondeur et d'une noblesse exceptionnelles. Ce thème sera répété au moins neuf fois, par chaque instrument, avec une harmonisation différente, dans des tonalités variées et chaque fois avec une expression renouvelée. On pense à des variations sur un thème mais la structure de ce mouvement est  plus subtile car un tissu organique irrigue toutes les "variations" qui s'enchainent avec plus de fluidité et de naturel que dans le thème varié classique. On peut admirer également la maestria avec laquelle Haydn arrive à caser, ici 16 doubles croches sur deux temps, ou là 14 triples croches sur un temps, attestant la complexité rythmique de ce mouvement et le sens de l'improvisation de Haydn. A la fin le thème initial revient une dernière fois et est harmonisé de manière poignante. Fin pianissimo dans le recueillement.
Menuetto, Presto, ¾. Le terme de menuetto ne rend pas du tout compte des dimensions, de la vélocité, de l'énergie, de la motricité, développés par cet incroyable mouvement. On est aux antipodes du menuet de cour avec ce scherzo aux vastes proportions (180 mesures!) comparable à ceux que Beethoven, Schumann ou Brahms composeront plus tard. Le premier violon évolue avec la plus grande énergie dans les hauteurs les plus vertigineuses, il atteint même un ré 6 conquérant à la fin du menuetto. Le trio en mi bémol majeur est encore plus visionnaire, d'abord la tonalité de mi bémol abordée de façon abrupte après le sol majeur du menuetto produit un choc, ensuite ce trio est écrit presque tout le temps en noires staccato aux quatre instruments, produisant une sensation de piétinement sauvage. Quelques passages rageurs en croches viennent rompre son rythme impitoyable. Enfin la mention assai en début du trio suggère aux interprètes un tempo encore plus rapide que celui du menuet.
Finale, Presto, 2/4. Structure sonate. Ce finale est bâti sur un thème unique dont la saveur balkanique est très savoureuse. Ce thème est énoncé à l'unisson et piano. Alors qu'on s'attend à l'accord parfait de sol majeur, le mi de la mesure 2 du thème est surprenant et témoigne que routine et banalité sont exclues du discours de Haydn. Les appogiatures du thème vont jouer un rôle essentiel dans le développement de ce finale. Ce dernier débute en ré majeur et consiste principalement en entrées de fugato ou imitations entre violons et les basses. Les passages en doubles croches demandent au premier violon vélocité, légèreté et une intonation rigoureuse. A la fin du morceau une légère modification donne au thème un charme subtil et le mouvement s'achève avec une puissance étonnante, le premier violon dans l'extrême aigu  et le violoncelle en puissants octaves brisés.

Vassily Kandinsky Jaune-rouge-bleu (1925) Musée National d'Art Moderne

Quatuor en fa majeur opus 77 n° 2 HobIII.82
Quelles que soient les beautés du quatuor opus 77 n° 1, le quatuor en fa majeur opus 77 n° 2 le dépasse en inspiration, en noblesse et en densité. Il me paraît évoluer dans des sphères plus élevées. Haydn met un point final à ses quatuors à cordes avec une œuvre magnifique, peut-être son chef-d'oeuvre dans ce genre musical. Haydn termine chacun de ses corpus d'oeuvres en apothéose. C'était  le cas pour sa dernière symphonie en ré majeur (HobI 104), son dernier trio en mi bémol majeur HobXV.30, comme ce sera le cas pour sa dernière messe  en si bémol majeur (Harmoniemesse HobXXII.14).

Allegro moderato, 4/4, structure sonate. Ce premier mouvement éblouit par son architecture grandiose, sa perfection formelle et sa beauté mélodique. Il s'ouvre par un beau thème très chantant au premier violon simplement accompagné par les autres instruments. Bientôt une nouvelle idée de caractère rythmique en doubles croches apparaît, elle est contrepointée par un motif constitué par cinq croches et une blanche marquée par un sforzando qui va prendre un rôle de plus en plus important et va finir par envahir le quatuor. Le second thème en do majeur est énoncé sotto voce, il est aussi mélodieux que le premier, il lui ressemble, croit-on, jusqu'au moment où on découvre un contrechant au second violon qui n'est autre que le premier thème ! Un brillant unisson et une formule conclusive curieuse consistant en croches suivies d'appogiatures mettent un point final à cette exposition dont la longueur totale est de 58 mesures. Suit un des développements les plus denses de toute l'oeuvre de Haydn. Ce développement d'une durée de 56 mesures équilibre parfaitement l'exposition. Le premier thème fait d'abord une timide apparition dans le paysage mais le motif rythmique en doubles croches prend vite le dessus et circule successivement aux quatre instruments, il est suivi par le motif cinq croches, une blanche qui va maintenant s'imposer à travers de nombreuses modulations audacieuses, des chromatismes expressifs, des canons très serrés. Ce motif va perdre deux croches en route ce qui lui donne encore plus de nerf au terme de son parcours ! On arrive à la tonalité de mi bémol mineur au premier violon. Après le mi bémol du violon, on entend un ré dièze dans les profondeurs du violoncelle. La différence de quatre Hertz que l'on pourrait remarquer entre les deux notes n'est plus perceptible du fait que maintenant deux octaves les séparent et du fait de la différence de timbres. Ainsi grâce à l'ingéniosité de Haydn, l'enharmonie produit tout son effet sans que l'auditeur ne perde pied (3). On arrive donc en mi mineur ainsi qu'à un nouveau développement sur le motif rythmique puis à un grand crescendo suivi de trois violents accords fortissimo de do majeur et trois accords identiques pianissimo. Une grande pause d'une mesure et c'est la réexposition proche de l'exposition à quelques modifications près. La formule conclusive avec ses appogiatures donne lieu à une remarquable extension au caractère romantique. Cette réexposition de 57 mesures s'achève par deux accords vigoureusement sabrés. Les trois sections de la forme sonate par leur durée quasi identique donnent à ce mouvement son harmonie et une sensation de plénitude. 
Menuetto, Presto, ma non troppo, ¾.  Aussi génial que le menuetto du quatuor précédent, ce scherzo car il s'agit bien d'un scherzo, par ses ostinatos sauvages, ses notes répétées, ses contre temps, sa polyrythmie, ses modulations étranges, anticipe les mouvements du même type de Beethoven, Schubert, jusqu'aux cinquièmes et sixièmes quatuors de Bartok...Le contraste est saisissant avec le trio. Ce dernier est en ré bémol majeur, tonalité surprenante après le fa majeur du menuetto. Il se déroule toujours pianissimo dans une ambiance mystérieuse avec une grande phrase jouée par les quatre instruments unis au point qu'on ne sait plus qui conduit la mélodie. Ce trio anticipe étrangement l'inoubliable trio dans la même tonalité de ré bémol du scherzo du quintette à deux violoncelles en do majeur opus 161 de Schubert. Une coda permet de passer harmonieusement du ré bémol majeur à la tonalité principale du menuetto.
Andante, 2/4, ré majeur, thème et variations très libres. La tonalité de ré majeur déroute après le fa majeur du menuetto. La liberté tonale de Haydn est poussée à l'extrême dans ce quatuor. C'est pour moi, avec les tragiques variations en fa mineur pour pianoforte, HobXVII.6, le plus beau thème varié de toute l'oeuvre de Haydn. Le thème grave et solennel est énoncé par le premier violon dans son registre grave, simplement accompagné par le violoncelle. Au cours de la deuxième partie du thème ce dernier est repris, cette fois harmonisé par les quatre instruments dans leur registre le plus grave. La sonorité obtenu est d'une splendeur indicible et un élan mystique imprègne cette page. Les variations se succèdent ensuite de façon très libre, il n'y a plus de barres de reprises et c'est le second violon qui énonce le thème principal à différents registres ou bien dans différentes tonalités. On arrive de nouveau à des barres de reprises et le violoncelle s'empare du thème et lui donne une grandeur et un volume étonnants. Les autres instruments accompagnent, notamment le premier violon qui brode de délicates volutes de triples croches aboutissant à une cadence sur un fortissimo. On arrive alors au passage le plus sublime où le thème est harmonisé de façon bouleversante avec des inflexions mineures et conduit à une coda mélancolique et résignée, piano puis pianissimo. Haydn qui à cette époque s'envole vers la gloire, semble parfois sombrer dans la tristesse comme le montrent de façon répétée maints mouvements lents de quatuors à cordes ou de trios avec pianoforte, ainsi que les variations en fa mineur citées plus haut.
Finale, Vivace assai, 2/4, structure sonate. Il s'agit d'un nouvel exemple de finale symphonique, du même type que les derniers mouvements des quatuors opus 74 n° 1 en do majeur et n° 2 en fa majeur. C'est sans doute le plus puissant des trois et un mouvement qui couronne toute une vie consacrée au genre du quatuor à cordes. Par certains côtés et notamment par ses rythmes ravageurs, ce finale s'apparente aussi à l'opus 76 n° 6 en mi bémol majeur. Moins anguleux, nettement plus riche en mélodies que ce dernier finale de l'opus 76, il est tout  autant disruptif pour citer, avec ce qualificatif, Marc Vignal (4). Difficile d'analyser un tel mouvement tant le tissu musical est dense et serré et les thèmes tellement imbriqués. On distingue toutefois un thème principal jouant sur l'ambiguité rythmique : sommes nous à ¾ ou bien à 3/2? Après un pont de doubles croches énergiques, un second thème syncopé apparaît mesure 40 et aboutit aux barres de reprises. Le développement débute avec plusieurs vigoureux canons sur le thème initial, à deux croches d'intervalle entre les quatre instruments. Le pont qui séparait les deux thèmes fait aussi l'objet d'un développement mais c'est maintenant le second thème qui est élaboré avec la plus grande énergie, les deux violons jouent à l'octave. Du fait des tonalités mineures, ce thème prend de plus en plus un caractère d'Europe centrale et la sonorité d'ensemble devient presqu'orchestrale. On en arrive à désirer entendre durant ce passage, des cuivres et des timbales. A partir de là, on aboutit à la réexposition qui est dans son ensemble, semblable à l'exposition. Toutefois le pont intermédiaire fait l'objet d'un nouveau développement et d'autre part le discours musical est transposé vers les hauteurs. La partie de premier violon devient de plus en plus virtuose et atteint même le ré 6. Quatre accords en triples cordes scellent l'unité d'airain de ce mouvement extraordinaire (5).

Vassily Kandinsky Composition X (1939) Kunstsammlung Nordrhein-Westfalen 

A l'écoute de ces deux œuvres flamboyantes, force est de constater que Haydn avait tout dit, tout prévu et tout expérimenté dans le domaine du quatuor à cordes.

(1) http://piero1809.blogspot.fr/2017/01/une-symphonie-tragique.html
(2) Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988.
(3) Haydn était sensible à la justesse de l'intonation. Sur son autographe, Haydn indique l'istesso tuono, le même son, ce qui suggère que le violoncelliste qui deux mesures auparavant tenait un mi bémol, ne devrait pas bouger son doigt pour jouer le ré dièze. Plus loin, il recommande au violoniste de jouer un la3 sur la corde la à vide, ce qui permet de remettre les pendules à l'heure (4).
(4) Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, p 1391-4.
(5) A mon humble avis, ce mouvement présente des analogies avec le finale du quatuor n° 23 en fa majeur K 590 de Wolfgang Mozart composé en 1790 soit près de dix ans plus tôt. Cela ne saurait étonner car ce mouvement de Mozart est un des plus haydniens que je connaisse. Le menuetto de ce quatuor de Mozart avec ses harmonies grinçantes et son caractère burlesque est absolument unique dans la production du salzbourgeois.
(6) Les illustrations, libres de droits, proviennent de l'article sur Vassily Kandinsky publié par Wikipedia: https://fr.wikipedia.org/wiki/Vassily_Kandinsky