Libellés

samedi 27 février 2021

Royal Handel Eva Zaïcik et le Consort

Enée et la Sybille, J.M.W. Turner (1775-1851)

Eva Zaïcik, Mezzo-soprano

Le Consort

Theotime Langlois de Swarte, violon

Sophie de Bardonnèche, violon

Louise Ayrton, violon

Clément Batrel-Génin, alto

Hanna Salzenstein, violoncelle

Hugo Abraham, contrebasse

Louise Pierrard, basse de viole à sept cordes

Gabriel Pidoux, hautbois

Evolène Kiener, basson

Damien Pouvreau, théorbe et guitare

Justin Taylor, clavecin


Une heure de bonheur total

Difficile de rassembler dans un album des airs représentatifs de l'oeuvre lyrique de Georg Friedrich Haendel (1685-1759), auteur d'une cinquantaine d'opéras serias, sans compter les pasticcios. L'option choisie dans le présent enregistrement a privilégié un épisode de la longue carrière de Haendel, c'est-à-dire la création de la Royal Academy of Music en 1719, institution dont Haendel fut le directeur artistique et que la postérité appela Première Académie.

La création d'une pareille institution, unique à son époque, témoigne de l'audace de Haendel; il s'agissait en effet d'une véritable entreprise privée financée en partie par des mécènes dont le souverain lui-même mais également par les souscriptions et la vente des places. Disposant au départ de capitaux confortables, Haendel pourra ainsi au gré de ses voyages en Italie, recruter les meilleurs interprètes du temps notamment le fameux castrat Francesco Bernardi (Senesino) et aussi Margherita Durastanti, Francesca Cuzzoni, Faustina Bordoni etc... Malheureusement, faute de gestionnaire compétent, les meilleurs chanteurs du monde et un directeur musical de génie ne purent éviter l'arrêt de l'activité de l'entreprise du fait de comptes déficitaires (1).


Didon et Enée, J.M.W. Turner

Le présent CD propose un portrait musical de cette première Royal Academy of Music qui fonctionna entre 1719 et 1728. A un choix d'airs particulièrement marquants de Haendel s'ajoutent ceux de Attilio Ariosti (1666-1729) et Giovanni Bononcini (1670-1747), compositeurs ayant également participé à cette aventure. Il est tentant d'imaginer que ce programme fut chanté par Sénésino lors d'une soirée privée organisée par Haendel à son domicile.

Ce choix d'airs se justifie sur le plan artistique car cette période de la carrière de Haendel est exceptionnellement riche en chef-d'oeuvres: Giulio Cesare, Ottone, Radamisto, Tamerlano, Rodelinda. De plus, en raison d'un laps de temps de moins de dix ans encadrant les œuvres choisies, on pouvait s'attendre à une unité stylistique certaine. En outre, place était donnée à des airs extraits d'opéras de Haendel très rarement joués comme Siroé, re di Persia; Flavio, re di Longobardi; Admeto, re di Tessaglia; Floridante, ou encore à des extraits d'opéras de ses collègues de l'époque comme Caio Marzio Coriolano (1723) de Ariosti et Crispo de Bononcini, permettant ainsi de découvrir quelques pépites.

Cet album apporte des émotions profondes et de grandes satisfactions. Il est intéressant de constater que les airs des deux compositeurs ''invités'', Ariosti et Bononcini s'intègrent parfaitement dans ce programme. Bien que Ariosti fût près de 20 ans plus âgé que Haendel, sa musique ne donnait aucunement l'impression d'être archaïque quand le public de l'époque la comparait à celle du Saxon. De nos jours, on considère que c'est plutôt ce dernier qui regarde vers le passé, passé récent de son séjour italien de 1706 à 1710, voire celui plus lointain de l'opéra vénitien de la deuxième moitié du 17ème siècle. En tout état de cause, les deux magnifiques airs que sont Sagri numi extrait de Caio Mario Coriolano (1723) d'Ariosti et Ombra cara tiré de Radamisto (1720) de Haendel sont des lamentos rappelant ceux des opéras (La Didone, La Calisto) de Francesco Cavalli (1602-1676). La notice de l'album insiste aussi avec raison sur la virtuosité orchestrale et surtout violonistique d'une pièce comme E' pur il gran piacere d'Ariosti qui nous rappelle l'art de Pietro Locatelli (1695-1764). Ce dernier a pu peut-être s'inspirer d'Ariosti dans l'Arte del violino (1723-7) presque contemporain. Il faut rappeler à ce propos que Ariosti fut un virtuose de la viole d'amour. C'est peut-être en hommage à ce compositeur décédé en 1729 que Haendel utilisera quelques années plus tard, dans le cadre de la Deuxième Académie, la viole d'amour dans Sosarme, re di Media (1732) et surtout dans Orlando (1733). En effet la fameuse scène du sommeil du paladin est accompagnée par deux violes d'amour appelées aussi joliment violettes marines.


Didon construisant Carthage, J.M.W. Turner

Si on se concentre maintenant sur Haendel, on constate que les morceaux choisis comportent des airs tirés de trois grands succès: Giulio Cesare, Ottone et Radamisto mais aussi d'autres opéras qui eurent peu de succès à leur époque et qui sont souvent considérés comme des œuvres mineures. De nos jours il faut cependant relativiser ces appréciations. C'est parfois le livret (cas de Riccardo I et de Floridante) qui est médiocre, notamment ceux de Paolo Antonio Rolli souvent bâclés mais la musique est toujours admirable comme le montrent éloquemment l'extraordinaire récitatif accompagné Son stanco suivi par l'air admirable Deggio morire tirés de Siroe, re di Persia (1728), un largo pathétique avec ses rythmes pointés à l'orchestre. De même le récitatif accompagné extrêmement dramatique Inumano fratel et l'aria non moins bouleversante Stille amare extraits de Tolomeo re d'Egitto (1728) sont aussi des sommets de l'oeuvre de Haendel. Les deux scènes dramatiques précédentes sont juxtaposées avec intelligence dans l'album puisque écrites toutes les deux dans la sombre tonalité de fa mineur. On peut parier qu'avec une belle mise en scène, on pourrait remédier à l'indigence du livret et rendre justice à ces opéras presqu'oubliés comme ce fut le cas en 2012 avec la magnifique Deidamia (2) montée à l'opéra d'Amsterdam et mise en scène par David Alden. Enfin Ombra cara tiré de Radamisto et également dans la tonalité de fa mineur, fait partie des airs les plus sublimes du compositeur Saxon.


Le déclin de l'empire carthaginois, J.M.W. Turner

Eva Zaïcik est une cantatrice que j'apprécie beaucoup. Le concert Dixit Dominus-Grand Motet a fait l'objet d'une chronique de ma part (3). Dans l'album Royal Handel, la voix de cette mezzo-soprano possède une généreuse projection qui ne provient pas d'un artifice de l'enregistrement car je l'ai écoutée plusieurs fois en concert avec la même sensation de plénitude. Le timbre est chaleureux, coloré et sensuel. Ses couleurs sont multiples et changeantes en fonction du contexte dramatique. La ligne de chant est harmonieuse, l'intonation, le légato et l'articulation parfaits. J'ai été particulièrement impressionné par la beauté des vocalises, d'une précision millimétrée mais jamais mécaniques. Ces prouesses vocales (mélismes, sauts d'octaves) sont particulièrement spectaculaires dans l'air Strazio, scempio, furia e morte tiré de Crispo de Giovanni Bononcini ainsi que dans l'air Agitato da fiere tempeste tiré de Riccardo Primo de Haendel. Quoique tous les airs de l'album soient impeccablement chantés, j'ai une préférence pour l'air de passion et de fureur de Sesto, L'aure che spira, tiré de Giulio Cesare (1724) et j'en ai déduit que Eva Zaïcik serait une interprète idéale pour ce rôle, un des plus beaux de l'oeuvre de Haendel. Ombra cara est aussi une réussite majeure de la mezzo-soprano par l'intensité inouïe du sentiment et la splendeur de la voix éplorée qui erre dans un dédale de gammes chromatiques des cordes renforcées par un basson caverneux, métaphore musicale du tourment de Radamisto. Ce récital d'Eva Zaïcik procure un plaisir et une émotion intenses.


Le Consort qui apporte son concours à ce projet est associé depuis quelques années à Eva Zaïcik. J'avais été enthousiasmé par le disque Venez chère ombre consacré à des cantates françaises baroques. Mais ici la participation instrumentale me paraît plus aboutie encore. Avec trois violons et tous les autres musiciens à l'unité, cet ensemble relève plus de la musique de chambre ce qui convient parfaitement aux scènes intimistes comme l'air sublime de Matilda, Ah! Tu non sai, sorte de lente mélopée se déroulant pianissimo où la voix est soutenue très discrètement par un violon, une basse de viole soliste (Louise Pierrard) et le continuo. Pourtant cet ensemble sonne comme un orchestre dans les scènes de plein air comme la brillante aria di paragone (comparaison, métaphore) (4): Agitato da fiere tempeste où Riccardo Primo se compare au nocher surpris dans une tempête que sa bonne étoile va mener jusqu'au port. Autre aria di paragone tiré de Caio Marzio Coriolano, E' pur il gran piacer... dont le magnifique solo de violon (Theotime Langlois de Swarte) et les vertigineux unissons de l'ensemble au complet évoquent la colère d'un lion et sont exécutés avec une précision admirable. Le continuo est le socle sur lequel est basé ce concert et Justin Taylor au clavecin apporte sa connaissance approfondie de la musique baroque et sa profonde sensibilité.

Merci à Eva Zaïcik et au Consort de nous procurer une heure de bonheur total.

Cet article est une extension d'une chronique publiée dans BaroquiadeS (5).

    (1) Piotr Kaminski, Haendel, Purcell et le baroque à Londres, Fayard, 2010.

    (2) http://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/deidamia-haendel-bolton-dno

    (3) http://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/dixit-dominus-beaune2019

    (4) Isabelle Moindrot, L'opéra seria ou le règne des castrats. Fayard 1993, pp 199-233.

    (5) http://www.baroquiades.com/articles/recording/1/royal-handel-zaicik-le-consort-alpha

    (6) Les illustrations sont libres de droit et sont tirées d'un article de Wikipedia: https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_de_peintures_de_Joseph_Mallord_William_Turner 


lundi 1 février 2021

Il palazzo incantato à l'Opéra de Dijon


Orlando et Angelica. Photo Gilles Abegg-Opéra de Dijon

Il palazzo incantato est un opéra composé par Luigi Rossi (1597-1653) sur un livret de Giulio Rospigliosi (1600-1669) tiré de l'Orlando furioso de Ludovico Ariosto (1474-1533). Cet opéra a été créé à Rome en février 1642. Après le compte rendu de Bruno Maury (1) de la répétition générale à l'Opéra de Dijon, voici les impressions que j'ai ressenties suite à la diffusion du spectacle en ligne sur le site Opéravision (le spectacle vivant n'ayant pu avoir lieu aux dates prévues pour cause de pandémie). Je ne reviendrai plus sur les points développés par Bruno Maury pour me concentrer sur la mise en scène et les interprètes.

Le magicien Atlante a conçu un château enchanté dans lequel il enferme Ruggiero, un chevalier dont il fut le précepteur et qu'il veut protéger. Mais sa protection est rien moins que désintéressée et obéit à des buts moins avouables. Il attire d'abord Angelica qui, poursuivie par un Géant, trouve refuge au château puis Orlando qui veut porter secours à sa belle. C'est ensuite au tour de Bradamante, amante de Ruggiero, de faire son apparition. De fil en aiguille Atlante recrute aussi Sacripante et Ferraù, amoureux d'Angelica ainsi que le couple de Mandricardo et Doralice. Prasildo, Olimpia, Alceste, Fiordiligi sont aussi piégés dans le palais. Complètement confinés, les amants se cherchent en vain car le château est conçu comme un labyrinthe et est de plus constamment en évolution. En outre, l'incapacité de communiquer accroît l'inconfort de leur situation voire leur détresse. Tandis que les invités-prisonniers errent dans le palais-labyrinthe, le Maître du Haut Château, sorte de Deus ex machina, se repaît de leurs émotions. Bradamante, s'imaginant à tort trahie par Ruggiero qu'elle croit amoureux d'Angelica, le repousse violemment et tente même de le tuer. Ruggiero, aidé par Angelica, va convaincre Bradamante de sa constance tandis qu'Angelica à qui Atlante a prédit un bel amant, va partir sous la valeureuse escorte de ses chevaliers servants pour rejoindre le Cathay où elle épousera Medoro, épisode suivant chanté par l'Arioste dont Haydn tirera son ébouriffant Orlando paladino (2) tandis que le château perd de sa réalité et finit par se dissoudre. Après le cauchemar c'est le retour à la vie réelle. Finalement Loyauté et Valeur auront triomphé des manigances d'Atlante.


Bradamante. Photo Gilles Abegg-Opéra de Dijon

Selon Fabrice Murgia (metteur en scène), Il palazzo incantato raconte la perdition et le croisement d'êtres et de couples aux desseins impossibles. La mise en scène et la scénographie de Vincent Lemaire suivent fidèlement le livret. L'action est simplement transposée dans les temps modernes. Le château devient un lieu improbable, sorte de caravansérail miteux situé à proximité d'un aéroport dont on ne voit que des alignements de chambres ou des sous-sols crasseux, une salle d'où on peut voir les avions décoller et même une prison. L'influence du cinéma est notable et une des sources d'inspiration pourrait être, à mon avis, le film de Luis Bunuel, l'Ange exterminateur, qui décrit une situation très comparable. Un anneau communiquant l'invisibilité d'une part, l'enfermement physique et moral des hôtes, une atmosphère onirique sont également des ingrédients classiques de l'Heroic Fantasy ou du cinéma fantastique. L'influence des Soap télévisés se lit également dans le découpage abrupt des scènes permettant de suivre plusieurs intrigues en même temps et cela grâce à une utilisation performante des éclairages et de la vidéo (Emily Brassier, Giacinto Capanio). En outre, d'après les créateurs de ce spectacle, le confinement dans le château et l'impossibilité de communiquer à l'intérieur de celui-ci, seraient une mise en abîme de notre situation extérieure présente.

Les personnages du poème héroïque Orlando furioso ont perdu de leur superbe. La vaillante guerrière qu'était Bradamante a endossé la combinaison orange des prisonniers de droit commun aux Etats Unis d'Amérique. Le courageux chevalier Ruggiero qui a délivré Angelica, enchainée sur un rocher, d'un terrible monstre marin, a eu des revers de fortune car il a revêtu l'uniforme d'un employé du service technique de l'hôtel. Angelica a par contre gardé son standing de princesse du Cathay et arbore une élégante robe de satin. Il en est de même d'Olimpia, de Fiordiligi et des autres Damigelle qui sont revêtues de tenues seyantes, de fourrures et de bottes (superbes costumes intemporels de Clara Peluffo Valentini). Grâce à des fumées et autres artifices, certains passages étaient volontairement sibyllins et la mise en scène sollicitait l'imagination du spectateur mais cela ne voulait pas dire que les chanteurs fussent livrés à eux-mêmes, bien au contraire la direction d'acteurs était tout le temps optimale.


Angelica. Photo Gilles Abegg-Opéra de Dijon

Après une courte introduction instrumentale, le Prologue débute avec Vaghi rivi, perché andate fuggitivi, un chant merveilleux entamé par Peinture et continué par Poésie, Musique et Magie. Cette mélodie, je l'entendis pour la première fois en 2003 jouée par l'Arpeggiata, l'ensemble dirigé par Christina Pluhar et chantée par Véronique Gens (3). Ce groupe me révéla la musique italienne du premier baroque qui est devenue désormais une passion. Place ensuite au recitar-cantando soutenu par la basse continue qui constitue le cœur de l'opéra et qui permet à l'action de progresser. Sans transition le recitar cantando évolue généralement vers un arioso ou bien un air généralement très court accompagnés par l'orchestre, situation qui se répète dans la plupart des scènes. Chaque acte contient au moins un ou deux ensembles, duetto ou terzetto. Le terzetto Sacripante, Ferraù et Orlando, Acte II, scène 6 est très spectaculaire. A l'acte III, le duetto Bradamante et Ruggiero, tout à fait remarquable, peut être considéré comme un des représentants les plus anciens et le prototype des duos d'amour qui vont proliférer dans l'opéra du 18ème siècle. Chaque acte se terminait par un ensemble réunissant tous les protagonistes. Chacun poussait sa chansonnette à la manière d'un vaudeville puis l'orchestre au complet et les choeurs intervenaient et l'acte s'achevait avec une suite de danses. Les trois finales constituaient donc un spectacle total à la gloire des quatre arts du Prologue. Je voudrais insister ici sur la qualité de la musique, la beauté des mélodies, la hardiesse de l'harmonie. Par exemple, la scène 13 de l'acte I s'achevait sur une pièce instrumentale contrapuntique jouée en petite formation par les flûtes et quelques cordes solistes. L'audace des harmonies, les dissonances donnaient à ce trop court morceau un son très moderne qui m'a fait penser à Astor Piazzola (1921-1992).


Bradamante. Photo Gilles Abegg-Opéra de Dijon

Deanna Breiwick incarnait Bradamante. D'emblée, on est saisi par l'énergie, le dynamisme de cette soprano américaine. Une voix au timbre corsé et légèrement acidulé, une remarquable intonation, des aigus impeccables étaient en accord avec le caractère de cette héroïne sans concession. Elle donna le meilleur d'elle-même dans son émouvant et troublant lamento de la scène 9 de l'acte II, Dove mi spingi, amore, dove, oimé, dove? (Où me pousses-tu, amour?). La guerrière veut alors tuer Ruggiero endormi mais émue par ce dernier sans défense, finit par renoncer à son projet. Le superbe chant (Chi vorrai mai seguace esser di tue bandiere, perfido amor fallace?), est accompagné de saqueboutes et de cornets.

Fabio Trümpy (Ruggiero) est bien connu des amateurs d'opéra baroque. Il avait magistralement campé le rôle titre dans El Prometeo d'Antonio Draghi (1634-1700) monté par la Cappella Mediterranea en 2018 (4). Sa prestation dans Il palazzo incantato est du même niveau. Le ténor suisse émeut par sa voix au timbre chaleureux. Cette dernière a une merveilleuse douceur dans les passages pianissimo comme dans son lamento déchirant à la scène 1 de l'acte II, Quella, che tua gia fù, piu tua non è (Celle qui fut tienne, ne t'appartient plus), ce qui ne l'empêche pas de manifester de la puissance quand il le faut. Excellent comédien, son visage exprime ce que la musique ne peut pas toujours montrer comme dans la scène 6 de l'acte I où il ne peut répondre aux avances d'Angelica.

Arianna Venditelli a été l'interprète inspirée du rôle d'Angelica qu'on croirait avoir été écrit pour elle. Son timbre de voix était somptueux dans tous les registres de sa tessiture. Cette soprano fascinante est en effet capable de chanter des notes graves avec facilité et puissance ce qui exalte son potentiel dramatique. Son chant était orné avec infiniment de musicalité, d'art et de délicatesse notamment dans son merveilleux solo de la scène 10 de l'acte II, Gentilissima imago, io non saprei giammai da' tuoi begli occhi, gli occhi ritrar où la princesse du Cathay tombe amoureuse du visage qu'Atlante lui montre.

Mark Milhofer était Atlante, un rôle très exigeant vu que ce ténor chantait en permanence dans un registre très tendu mais toujours avec une intonation parfaite. J'étais impressionné par le timbre sombre de sa voix et ses aigus percutants, clairs et tranchants, si cet oxymore est possible. Son engagement toujours intense atteignait un climax lors de la scène 2 de l'acte III lorsque Atlante revêtait le costume de Ruggiero pour déstabiliser une fois de plus le couple reformé à grand peine de Ruggiero et Bradamante..

Oime, pieta! Mercede! Une femme hurle! Olimpia propulsée dans le château fait une entrée fracassante et Lucia Martin-Carton, attributaire de ce rôle et de celui de La Musique, ne cessera pas d'étonner par la beauté de sa voix, la qualité de son chant et sa présence dramatique notamment dans la splendide scène 14 de l'acte I où elle chante un récitatif très expressif suivi par un arioso accompagné par un choeur envoûtant de huit nymphes, sommet poétique de l'acte. Double rôle (La Poésie, Fiordiligi) pour Gwendoline Blondeel (soprano). Cette jeune soprano au grand potentiel fit une entrée remarquée à l'acte I scène 10 avec un air ravissant, Se mi toglia mia sventura..., dont les strophes étaient richement accompagnées par des flûtes aux belles couleurs qui révéla une voix claire, agile et sensuelle. Les dernières paroles de chaque strophe étaient répétées par la nymphe Echo de façon très poétique.

Triple rôle (Gradasso, Gigante et Sacripante) pour Grigory Soloviov qui impressionne par sa magnifique voix de basse profonde notamment dans le fantastique air de Gigante à la scène 12 de l'acte II, un des sommets du spectacle, Portalo che mi prende un immensa pietà del suo cordoglio (Portes-la lui car j'éprouve une immense pitié pour sa douleur) dans lequel Gigante manifeste son humanité. Ce passage me donne l'occasion de rendre hommage à la traduction de Jean-François Lattarico (5). Triple rôle (Marfisa, Doralice et la Magia) pour Mariana Flores particulièrement convaincante grâce à une prestation très engagée et à l'énorme qualité de son chant notamment dans son aria de la scène finale, Si tocchi tamburo, risuoni la tromba, truffée de vocalises triomphales et de suraigus redoutables.

Victor Sicard est un spécialiste du répertoire baroque mais ne dédaigne pas pour autant la mélodie française romantique ou symboliste. Sa voix ductile de baryton avait une généreuse projection ainsi que le timbre adéquat pour caractériser au mieux Orlando, le paladin vaillant dans ses combats mais malheureux en amour. Son intervention sur les mots, O donzella infelice, à la scène 1 de l'acte I était magique, émouvante et reste encore gravée dans ma mémoire. Les rôles de Ferraù et d'Astolfo étaient attribués à Valerio Contaldo, ténor bien connu à Dijon car il intervint dans La finta pazza de Sacrati (6). Excellent acteur et chanteur, il s'est imposé d'une voix aux belles couleurs en tant qu'Astolfo, le plus sage des paladins, dans un air superbe accompagné par un choeur de damigelle très séduisant (acte II, scène 13), Non tra fiori l'onor verace all'ombra giace.

Le paladin Alceste, amant malheureux de Lidia, était campé par André Lacerda. Ce ténor impressionnait par sa belle voix claire parfaitement projetée et sa prestance. La scène 6 de l'acte III lui était confiée avec un monologue de type recitar-cantando: Deh, ferma il pie fugace, ingratissima Lidia, suivi par un très bel arioso. Mandricardo était chanté par Alexander Miminoshvili (baryton-basse). Révélé au public versaillais par sa belle incarnation de Capitano dans La finta pazza de Sacrati, cet excellent chanteur russe intervenait au début de l'acte II à la recherche de sa compagne Fiordiligi. Son duo avec Sacripante (Grigory Soloviev), Ha lampi immortali, la vostra beltà, (acte I, scène 13) était un des rares moments franchement comiques du spectacle.

Mention spéciale pour Kacper Szelazek dans le rôle de Prasildo et du Nain. Ce contre ténor était déjà brillamment intervenu dans La finta pazza à l'opéra de Dijon en 2019, et en tant que Tolomeo dans Giulio Cesare au festival de Beaune 2019 (7). Il s'est surpassé ici en raison de qualités vocales exceptionnelles: beauté du timbre, agilité de la voix, harmonie de la ligne de chant, pureté des aigus sans sacrifier le moins du monde à l'expression des sentiments et à l'émotion. Le passage le plus beau se trouve à la scène 12 de l'acte I où Prasildo chante un arioso bucolique, Non è pendice in questa selva (Il n'y a pas de pentes dans cette forêt), accompagné par les flûtes, les harpes, théorbes, la percussion et le choeur, moment magique s'il en est!


Angelica et Ruggiero. Photo Gilles Abegg-Opéra de Dijon

Une danseuse (Joy Alpuerto Ritter) et un danseur (Zora Snake) mystérieux sont présents sous des aspects très différents tout au long du spectacle. Ils ont régalé les spectateurs de superbes créations chorégraphiques notamment à la fin des actes I et III.

On ne saurait passer sous silence le choeur des nymphes au nombre de huit. Intervenant en petites formation (trios, duos) mais également en solistes, elles sont à l'origine des passages les plus enchanteurs de l'opéra. De nombreux choeurs mixtes ponctuent l'ensemble de l'oeuvre mais sont surtout concentrés lors des finales d'actes. On ne peut que saluer ici l'excellence du puissant Choeur de l'Opéra de Dijon et d'un deuxième petit choeur formé avec six membres du Choeur de Chambre de Namur.

Enfin l'Orchestre de la Capella Mediterranea dirigé par le magicien Leonardo Garcia Alarcon était du début à la fin du spectacle un enchantement. Cet ensemble à géométrie variable était réduit à une basse continue plus ou moins fournie pour accompagner le recitar-cantando mais pouvait prendre la forme d'un grand orchestre lors des finales d'actes quand toutes les forces doivent être déployées. Les ressources de l'orchestre étaient mises à contribution de manière très diverse: deux flûtes à bec dans les passages bucoliques, saqueboutes et cornets dans les passages solennels et surtout à la fin de l'acte II, cordes tour à tour moelleuses et incisives. Tous les dix instruments du continuo ressortaient de façon équilibrée et on peut pour une fois noter un avantage d'une retransmission sur le spectacle vivant, celui de mettre en évidence certains instruments délicats qui sont facilement étouffés en live. C'était le cas du théorbe de Quito Gato et de l'archiluth de Mathias Spaeter. Jacopo Raffaele (orgue et clavecin) assurait avec maestria les bases harmoniques du spectacle. L'orchestration effectuée par Leonardo Garcia Alarcon était une merveille de sensibilité, de musicalité et d'intelligence et contribuait grandement au succès du spectacle.


Finale de l'acte I. Photo Gilles Abegg-Opéra de Dijon

Espérons maintenant que les forces exceptionnelles engagées dans cette production géniale pourront s'exprimer pleinement dans de futurs spectacles en présence du public et pourquoi pas dans un DVD. En attendant l'oeuvre est visible en replay sur le site de Opéravision (8). 

Cet article est une extension d'une chronique publiée précédemment dans BaroquiadeS (9).


  1. http://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/palais-enchante-rossi-cappella-mediterranea-dijon-rg

  2. https://piero1809.blogspot.com/2015/02/orlando-paladino.html

  3. https://www.youtube.com/watch?v=O4a3nBpBdc4

  4. https://www.youtube.com/watch?v=NCEM0pfBxD4

  5. J.-F. Lattarico, La magie et le labyrinthe, Programme du spectacle incluant le livret en italien et français, http://operaback.opera-dijon.fr/flipbooks/le-palais-enchante/?_version=445&nocache=0.50342701141264290.2344522887852296#mybook/21

  6. http://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/finta-pazza-strozzi-capella-mediterranea-dijon-2019

  7. http://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/giulio-cesare-haendel-rousset-ambronay-2019

  8. https://operavision.eu/fr/bibliotheque/spectacles/operas/le-palais-enchante-opera-de-dijon?fbclid=IwAR0JOcZMUy9W3aT_Ihoh3eAedH6gbjNHDXHkQ3SXV-Y5--NQLVxbGe-QwSI

  9. http://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/palais-enchante-rossi-cappella-mediterranea-dijon