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lundi 8 décembre 2025

L'uomo femina de Baltasare Galuppi à l'Opéra de Dijon

 Un sujet audacieux, une musique plus profonde qu’il n’y paraît.

L’uomo femina est un opéra bouffe composé par Baldassare Galuppi (1706-1785) sur un livret probablement écrit par Pietro Chiari (1712-1785). Il fut créé en 1762 au Teatro San Moisè de Venise. Après deux siècles et demi d’oubli, le voilà recréé en 2024 à l’Opéra de Dijon par Vincent Dumestre et Le Poème Harmonique dans une production de l’Opéra de Dijon, co-produit par le Poème Harmonique, l’Opéra Royal/Château de Versailles Spectacles et le Théâtre de Caen.


Le début de la décennie 1760 est une période faste pour l’opéra. Tommaso Traetta venait de composer son Ifigenia in Tauride (1758), un opéra seria plein de bruit et de fureur, Christophe Willibald Gluck et Rainiero Calzabigi jetaient les bases d’une réforme de l’opéra seria avec Orfeo ed Euridice (1763), Niccolo Piccinni avait enfiévré le monde musical français avec un opéra bouffe, La Cecchina ossia La Buona figliola (1760), enfin Jean-Philippe Rameau (1683-1764) couronnait en beauté l’ère baroque avec Les Boréades (1761)


Lorsqu’il composa L’Uomo femina, Galuppi avait déjà à son actif une centaine d’opéras parmi lesquels de très nombreux opéras bouffes. Il n’existe que peu d’enregistrements de ces derniers. Il est possible d’écouter Il mondo alla roversa (1750) un opera buffa publié par Bongiovanni,  L’amante di tutte (1760) publié par le même label et Il filosofo di campagna (1754), disponible sur You Tube. L’uomo femina est le dernier opéra de Galuppi qui se consacrera après 1762 à la musique religieuse.


© photo Mirco Magliocca. Eva Zaïcik, Lucile Richardot, François Rougier, deux combattantes.


Quand l’opéra bouffe nait à Naples en 1709 avec Patro Calienno, commeddia pe museca de Antonicco Arefece plus connu sous le nom d’Antonio Orefice (1685-1727), ce genre musical se développe suivant des lignes totalement divergentes de celle de l’opéra seria. L’inspiration est franchement populaire et cette tendance est confirmée par Leonardo Vinci avec Li zite ’n galera (1720) sur un texte de Bernardo Saddumene.  Les opere buffe vénitiens de Baldassare Galuppi suivent la même tendance dans Il mondo alla roversa (1750) qui anticipe le présent opéra. Musicalement, L’uomo femina est une oeuvre très intéressante. Comme dans tous les opere buffe de l’époque, les airs sont généralement courts, simples, souvent strophiques. En tous cas, l’aria da capo a presque totalement disparu. Une autre caractéristique de L’uomo femina est la présence de concertati développés dans les trois finales d’acte mais la particularité la plus marquante de cet opéra est la présence de nombreux airs écrits dans le mode mineur. L’usage de ce mode est rare dans l’opera buffa de cette époque et de nombreuses comédies ne contiennent qu’un seul air mineur en tout.


Dans une île perdue au milieu de la mer, les femmes sont aux commandes et les hommes sont en leur pouvoir. La princesse Cretidea gouverne, Ramira est sa ministre et confidente tandis que Cassandra est dame de cour. Gelsomino est le prototype des hommes vivant sur cette île. Il est obsédé par sa coiffure, ses habits, son maquillage, en fait tout ce qui le rend désirable auprès de Cretidea. Entrent en scène Roberto et Giannino, deux naufragés dont le navire s’est fracassé sur les côtes de l’île. D’abord séduit par la beauté de leurs hôtesses, Robert comprend vite qu’il va connaître le sort de Gelsomino en devenant le cicisbeo de Cretidea. Tandis que Cassandra et Cretidea se disputent les faveurs de Roberto, ce dernier en profite pour tenter d’expliquer aux femmes que l’ordre naturel des choses est différent dans le monde où il vit et qu’aux femmes incombe la tâche d’enfanter  et aux hommes celle de chasser et de faire la guerre. Roberto est persuasif et finit par convertir ses deux admiratrices, Amaranta et Cretidea jusqu’au jour où Roberto apprend qu’il est le frère d’Amaranta. On se dirige doucement vers une double union de Roberto et de Giannino avec respectivement Cretidea et Ramira et la fin du règne des femmes. 


© photo Mirco Magliocca.  Eva Zaïcik

L’intérêt de cet opéra réside autant dans sa musique que dans son livret. Le titre de ce dernier résonne évidemment de façon très actuelle. Le contenu, traduit en français par Jean-François Lattarico, ne déçoit pas. Dans cet univers, la question essentielle pour les hommes est de savoir ce qu’ils doivent faire pour susciter le désir des femmes !  Les femmes, elles, ne se posent pas de questions, quand elles ont envie d’un homme, elles se servent et changent de partenaire quand elles en ont assez du précédent. Par contre une fidélité absolue est requise chez l’homme sous peine de mort en cas de dérapage. Roberto et Giannino étant habitués dans leur monde à dominer les femmes, la guerre des genres est inévitable dans l’île. Les femmes se battent pour garder leur pouvoir sur les hommes, ces derniers veulent rétablir sur cette ile désolée la suprématie masculine. A la fin Roberto arrive à ses fins en convaincant la princesse Cretidea que l’ordre naturel des choses réside dans un mari dominateur et une femme soumise et reléguée à son rôle ancestral de mettre au monde, d’élever des enfants, de coudre et de tricoter et l’opéra se termine sur cette sage sentence  : « Que cesse l’usage dépravé de changer les hommes en femmes ! » La musique nous livre par contre une tout autre chanson dans la scène finale du 3ème acte, partie la plus dramatique de l’opéra ; entièrement dans le mode mineur, cette conclusion va complètement à rebours de la lieto fine conventionnelle et annonce, mieux que tout discours, les combats féministes à venir. Incidemment cette scène finale déchainée est typique du mouvement Sturm und Drang auquel adhéra également Carl Philipp Emanuel Bach (1714-1788). Ce dernier était un composiiteur de transition entre les styles baroques et classiques que Galuppi connaissait bien et avait rencontré à Hambourg.


© photo Mirco Magliocca. Eva Zaïcik etVictor Sicard

La mise en scène, direction d’acteurs (Agnès Jaoui), scénographie (Alban Ho Van), éclairages (Dominique Bruguière), costumes (Pierre-Jean Larroque) étaient parfaits, sans la moindre fausse note et procuraient un plaisir pour les yeux de tous les instants. Une lune sublime éclairait la scène et inspirait tous les protagonistes.


© photo Mirco Magliocca. Anas Séguin

Avec deux barytons et un ténor barytonant, la tonalité générale était plutôt grave chez les hommes. La trouvaille fut d’avoir donné à Gelsomino, uomo femmina et homme-objet, attributaire du rôle titre, une voix mâle de baryton à rebours de tous les poncifs. Ce personnage typiquement bouffe bénéficiait du plus grand nombre d’airs, il a été superbement interprété par Anas Séguin qui a donné une profondeur inattendue au personnage et généré beaucoup d’émotion. Avec sa voix puissante, à la projection insolente et au timbre chaleureux, Victor Sicard donnait à Roberto une très forte personnalité, indispensable pour celui qui va renverser le règne des femmes et rétablir le patriarcat. Giannino, serviteur de Roberto, était incarné par François Rougier, un ténor au timbre relativement sombre qui donna à son personnage beaucoup d’humanité et un caractère plus malléable que celui de son maître. Ramira et lui sont des personnages plus perméables à la discussion et au compromis. Lucile Richardot prêtait son timbre de voix rare et délectable de mezzo-soprano tirant vers le contralto à Ramira qui acquérait de ce fait un ascendant psychologique tout à fait frappant. Avant d’apprendre que Roberto est son frère, Amaranta (Victoire Bunel) avait fait sa conquête grâce à quelques airs où elle faisait briller une voix très bien projetée au timbre chaleureux et à l’intonation parfaite. Dans le rôle de la princesse Cretidea, Eva Zaïcik faisait preuve de son immense talent : elle a tout pour elle, la présence scénique, un engagement sans faille et par dessus tout une voix captivante au timbre de velours.


A la tête du Poème Harmonique, Vincent Dumestre faisait briller sa direction musicale éclairée, son enthousiasme et sa connaissance intime des musiques des 17 ème et 18 ème siècles. Le dosage des timbres et de la dynamique était parfait avec de belles interventions des cors, des hautbois, du continuo dans lequel on trouvait une superbe mandoline promue au rôle de soliste. A aucun moment ce superbe orchestre ne couvrait les voix qui pouvaient s’épanouir sans contrainte.


Un plaisir pour les yeux, une joie pour l’intellect. Un spectacle captivant.


© photo Mirco Magliocca.  Victoire Bunel, Victor Sicard, Anas Séguin, François Rougier, Eva Zaïcik et Lucile Richardot



Détails

Acte I. Gelsomino pleurniche : « ma coiffure est ratée, mon maquillage ne tient pas et mon rouge à lèvres déborde (scènes 3 et 4) », cet excellent baryton incarné par Anas Séguin, chante : No, manigoldi, un air désopilant  comme plus loin, A cagion di un odore. Plus loin (scène 9) on remarque l’aria di furore de Cassandra dans le mode mineur, Perché, barbari dei, magistralement chanté par Victoire Bunel. Plus loin Cretidea avec la voix impérieuse d’Eva Zaïcik, donne ses ordres à Roberto : « On est pudique, on obéit à sa maitresse et on ne se montre jamais à une fenêtre ». Scène 11, Roberto exprime son inquiétude et ses espoirs dans un bel arioso lyrique, O, povero Roberto. Accompagné par une mandoline. Victor Sicard régale le public avec sa chaude voix de baryton à la superbe projection. Le concertato final se termine dans la plus grande confusion dans le mode mineur, on en vient aux armes entre Cretidea, d’une part et Roberto et Cassandra, d’autre part.


Acte II. Dans la scène 2, Roberto défend Cassandra et en même temps prononce un discours typiquement patriarcal, Piano, che anch’io ci sono… « si vous savez manier la lance à la guerre, vous êtes nées pour féconder la terre ». C’est une belle sérénade accompagnée par la mandoline et les pizzicati des cordes. Scène 5, le superbe air de Ramira, Ite pur che vi seguo, est chanté merveilleusement par Lucile Richardot. Dans la scène 6, Gelsomino, dans un air désopilant, compare Roberto à une femme, réflexion qui ne manque pas de sel au vu du contexte. Scène 7, Gelsomino chante un air émouvant dans le mode mineur qui est presque un lamento, Il mio capo, Ahi. Scène 9, Le bel air de Giannino, Or si che la va bene, est chanté par l’excellent ténor François Rougier. Dans un finale très agité, tous se liguent contre Gelsomino qui est condamné à mort.


Acte III. Scène 3, L’intervention de Ramira en mineur, Vadasi pur che intanto, est chantée dans une scène nocturne tandis que la lune se lève. Scène 4, Cassandra a gagné un frère mais perdu un amant, elle s’interroge sur son sort dans un très bel air, Hai bel scherzar, Ramira. Suit un duetto étincelant de Cretidea et de Roberto dans laquelle ce dernier déclare son amour : « Je serai le maître….Les femmes, aux aiguilles et au tricot ! »  L’ordre nouveau va régner dans la scène finale. On coupe les cheveux de Gelsomino, condamné à des travaux d’intérêt général. Les hommes prennent le pouvoir et les femmes se soumettent.…pour le moment. Cette scène est le sommet de l’opéra.





Date : le 7 novembre 2024

Lieu : Opéra de Dijon - Auditorium


Programme

L’uomo femina, opera buffa en trois actes de Baltassare Galuppi (1706-1785), livret de Pietro Chiara ( 1712-1785). Créé en 1762 au Teatro San Moisè de Venise. 


Distribution

Vincent Dumestre, Direction musicale

Benoit Hartouin, Chef de chant et clavecin

Agnès Jaoui, Mise en scène

Alban Ho Van, Scénographie

Pierre-Jean Larroque, Costumes

Dominique Bruguière, Lumières

Julie Poulain, Coiffure et maquillage

Stéphanie Froliger, Assistante à la mise en scène

Nicolas Faucheux, Assistant lumières

Eva Zaïcik, Cretidea

Lucile Richardot, Ramira

Victoire Bunel, Cassandra

Victor Sicard, Roberto

François Rougier, Giannino

Anas Séguin, Gelsomino

David Badau, Grégoire Blanchon, Mylène Duhoux, Adrien Lambert, Aude Ulrich, Bettina von Schramm, Figurants

Le Poème Harmonique

Fiona-Emilie Poupard, Violon I solo

Rosarta Luka, Yaoré Talibart, Marion Korkmaz, Anne Pekkala, Violons I

Louise Ayrton, Sophie Iwamura, Roxana Rastegar, Paul Monteiro, Violons II

Delphine Millour, Maialen Loth, Altos

François Gallon, Keiko Gomi, Violoncelles

Simon Guidicelli, Contrebasse

Maria Antona Riezu, Fatima Martinez, Cors

Nele Vertommen, Bar Zimmermann, Hautbois, Flûtes

Alon Sariel, Théorbe, mandoline

Victorien Disse, Théorbe, guitare

Benoit Hartoin, Brice Sally, Clavecin, chefs de chant





















   







samedi 29 novembre 2025

Il trionfo del tempo e del disinganno de Haendel à l'Opéra National du Rhin

© photo Kara Beck.  Le quatuor vocal qui termine l'acte I : Plaisir, Beauté, la Vérité, le temps. 


 Il trionfo del tempo e del disinganno (1) est un oratorio composé par Georg Friedrich Haendel (1685-1759) sur un livret du cardinal Benedetto Pamphilj. L'oeuvre a été créée à Rome en juin 1707 au palais du cardinal Pietro Ottoboni. Dans une Italie catholique, le luthérien Haendel, âgé alors de 21 ans, se sentira bien vite comme un poisson dans l'eau. Très vite apprécié par les autorités ecclésiastiques romaines, il se lie d'amitié avec les cardinaux Pietro Ottoboni, Carlo Colonna et Benedetto Pamphilj. Encouragé à se convertir au catholicisme, il refuse poliment mais fermement, refus qui ne l'empêchera pas de faire une brillante carrière à Rome et à Naples. On reste pantois devant l'abondance et la qualité de la production musicale de Haendel pendant les trois années et demi qu'il passa en Italie. Il pratique presque tous les genres: la musique instrumentale, la cantate profane (cent vingt d'entre elles sont conservées), l'oratorio (Il trionfo del tempo e del disinganno et un autre chef-d'oeuvre, La Resurrezione, oratorio sacré, représenté en avril 1708 sous la direction d'Arcangelo Corelli), des psaumes (remarquable Dixit Dominus composé en 1707). Mais c’est l’opéra qui passionne Haendel. Il ronge son frein à Rome où l'opéra était interdit par décret papal. Arrivé à Naples, il entre vite dans les bonnes grâces du cardinal Vincenzo Grimani, vice-roi de Naples. Ce dernier écrit pour Haendel le livret d'un opéra dont le titre est Agrippina et qui sera représenté avec succès à Venise le 29 décembre 1709 au théâtre San Giovanni Grisostomo.


Le Temps, la Désillusion, la Beauté et le Plaisir sont les quatre allégories dont l'affrontement forme l'essentiel de la trame de l'oratorio. Beauté qui a juré fidélité à Plaisir est interpellée par le Temps et par la Vérité ou Désillusion qui lui rappellent la fragilité et la brièveté de sa nature et que tout est voué à se faner puis mourir. Le même miroir que Beauté utilisait pour contempler ses charmes, est désormais baptisé Vérité, il est brandi par le Temps et Désillusion et convainc Beauté que les plaisirs terrestres sont finis pour elle et qu'il lui faut préférer ceux infinis du ciel. Beauté revêt le cilice et décide de se retirer dans un couvent « là où les larmes semblent être viles mais au ciel ce sont des perles ».


L'oratorio consiste donc en une succession de débats moraux aboutissant à une conversion. Comme le suggère René Jacobs dans un entretien, le cardinal Pamphili a peut-être cherché à représenter le personnage biblique de Marie-Madeleine dans celui de Beauté. La morale qui sous-tend ce texte est limpide et conforme à celle d'une époque marquée par le pontificat austère du pape Innocent XI (1611-1696). Elle prône la délivrance, par la foi et la grâce divine, de l'asservissement aux désirs terrestres et souligne que la voie qui mène au bonheur éternel est étroite et peut passer par de sévères mortifications.


Par sa théâtralité toute baroque, cette œuvre s'apparente bien plus à un opéra qu'à un oratorio ce qui n'est pas étonnant puisque pendant toute sa vie, le compositeur saxon a montré que la frontière entre les deux genres était très perméable. Il est donc normal qu'elle ait tenté des metteurs en scène dont Krzysztof Warlikowski, qui, au moyen d'une audacieuse transposition, en a proposé une lecture passionnante (2). Les allégories sont en principe des entités abstraites mais la musique de Haendel en fait des personnages de chair et d'os grâce à une caractérisation poussée. La musique épouse donc les affects des protagonistes et leur affrontement est admirablement rendu par des duos (Il bel pianto dell'aurora...) et surtout le remarquable quatuor vocal qui termine l'acte I, Se non sei piu ministre di pene.... L'imagination du jeune musicien semble inépuisable par sa variété, ses contrastes et nous offre des morceaux exceptionnels comme par exemple le fameux Lascia la spina qui sera réemployé dans l'air d’Almirena, Lascia ch'io pianga, dans Rinaldo ou encore l'air avec hautbois obligé, bourré de chromatismes et de dissonances, chanté par Beauté, Io sperai trovar nel vero il piacer. Encore plus exceptionnel me paraît être le formidable Tu giurasti di non lasciarmi chanté par Plaisir, aux harmonies sauvages et agressives, audace d'un musicien de 22 ans qui ne sera peut-être plus renouvelée dans son œuvre future. Enfin le compositeur réserve une surprise en terminant son œuvre avec un chant ineffable, Tu del ciel ministro eletto, envoyant les auditeurs dans les plus sublimes hauteurs.


© photo Klara Beck.  Plaisir et beauté

Représentation du 14 septembre 2025 à l'ONR

Mélissa Petit incarnait Beauté avec une voix claire, pure, ductile et bien projetée. Elle a très bien traduit l’évolution du personnage ; légère et insouciante au début, Beauté est envahie par le doute dans le fantastique air avec hautbois obligé, Io sperai trovar il vero nel piacer, elle gagne enfin les célestes hauteurs dans l’air sublime qui clôt l’oeuvre, Tu del ciel ministro eletto, et on est ému jusqu’aux larmes. Elle maîtrise les contrastes dynamiques, passant du triple pianissimo au forte dans une même syllabe, enrichissant ainsi la palette des émotions.


Le rôle de Plaisir, écrit par Haendel pour un castrat soprano, a été confié à Julia Lehzneva. La soprano colorature russe s’est fait connaître en chantant Rossini. Désormais elle est très appréciée dans le répertoire baroque par ses interprétations souvent spectaculaires notamment dans le personnage de Gildippe dans Carlo il Calvo de Nicola Porpora (1686-1774). Sa voix s’est considérablement étoffée depuis ses débuts et elle a livré une interprétation magistrale, notamment dans le prodigieux aria di furore, Tu giurasti di non lasciarmi, où elle fait preuve d’un engagement exceptionnel. Elle maîtrise parfaitement la messa di voce (3) et vocalise de façon étourdissante dans l’aria di paragone, Come nembo che fugge. Elle a enfin relevé avec brio le défi de chanter un des airs les plus célèbres du répertoire, Lascia lo spina, où elle s’est avérée très émouvante dans une simplicité sans apprêts.


© photo Klara Beck. Le Temps et la Vérité

Le rôle de Désillusion que l’on peut aussi appeler Vérité, était attribué à Carlo Vistoli. Ce dernier m’a une fois de plus enchanté par sa voix au timbre fabuleux, unique selon moi, parmi les contre-ténors. Ce rôle comporte plusieurs airs centrés sur la beauté mélodique et notamment, Piu non cura Valle oscura, air où la ligne de chant envoûtante du chanteur est soulignée par deux savoureuses flûtes à bec. La ductilité de sa voix est impressionnante et il passe sans heurts du falsetto à des notes graves dignes d’un baryton. Quel fantastique chanteur !

Au ténor Krystian Adam était attribué le rôle du Temps. D’emblée j’étais subjugué par le timbre relativement sombre de sa voix, presque celle d’un baryton et sa superbe projection dans le medium de sa tessiture. Le ténor polonais a brillé dans l’aria di paragone, E ben folle quel nocchier, qui utilise la métaphore favorite des libbrettistes baroques du navigateur aux prises avec les éléments déchainés et dans lequel le chanteur impressionne par la hardiesse de ses vocalises et des intervalles (octaves et parfois plus) .


© photo Kara Beck. Thibaut Noally et les premiers violons

Lors de la sinfonia d’ouverture, Thibaut Noally, les premiers et seconds violons se sont livrés à une démonstration de virtuosité avec de délicieux bariolages très italiens dignes d’Antonio Vivaldi ou d’Arcangelo Corelli qui nous rappellent que ce dernier a même dirigé l’oratorio La Resurrezione du Saxon. Thibaut Noally donne même dans l’air final de Beauté un solo poignant de pureté et de simplicité. Le violoncelle solo (Elisa Joglar) a brillé dans plusieurs interventions remarquables avec un minimum de vibrato. J’ai été impressionné par le magnifique solo de hautbois d’Emmanuel Laporte dans, Io sperai trovar il vero….Les flûtes à bec ont agrémenté les passages les plus doux de leur ravissant gazouillis. Dans le continuo, on pouvait apprécier les jolies notes perlées du luthiste Marc Wolff. L’orgue joue un rôle important tout au long de cet oratorio et le compositeur y a intercalé une brillante sonate où l’organiste Mathieu Dupouy a pu montrer toute sa virtuosité. Le clavecin n’est pas en reste et Philippe Grivard, remarquable comme toujours, donnait beaucoup de densité à l’air du Temps, E ben folle quel nocchier. Enfin Thibaut Noally infusait sa vigoureuse personnalité dans cette oeuvre et notamment dans la sublime conclusion où il arrive à suspendre…le temps (4).


  1. Cet article est une extension d’une critique parue dans la revue Odb-opéra. https://odb-opera.com/viewtopic.php?f=6&t=26758&p=458693&hilit=Il+trionfo+del+tempo...#p458693
  2. https://baroquiades.com/il-trionfo-haendel-haim-lille/
  3. Messa di voce : littéralement mise en voix. La chanteuse introduit l’air par une longue note tenue.
  4. Incidemment je rappelle au public que pour applaudir, il faut attendre que la note finale ait cessé de résonner dans l’éther et dans le coeur des auditeurs et que le chef ait accompli le geste final et abaissé le bras.


mardi 23 septembre 2025

Aroma di Roma - Marie Lys et Les Talens Lyriques



 

© photo Ars-essentia  Marie Lys

Aroma di Roma

Sur près de cent cinquante cantates italiennes composées par Georg Friedrich Haendel (1685-1759), un faible nombre d’entre elles nous est parvenu. Ces cantates ont été écrites principalement pour le marquis Francesco Maria Ruspoli (1672-1731), lors du séjour italien (1706-1710) du compositeur saxon. Le lecteur intéressé par le sujet pourra consulter deux articles (1,2), un livre (3) et une chronique sur ce dernier (4).


Oeuvres de jeunesse, composées dès l’âge de 22 ans, les cantates profanes sont des œuvres de grande qualité, révélant pleinement le génie du compositeur saxon. Haendel devait être très attaché à ces oeuvres car elles constituèrent un vivier dans lequel il puisera toute sa vie. On retrouvera en effet les airs de ses cantates plus ou moins modifiés dans ses œuvres futures : opéras, pasticcios ou oratorios. Les cantates profanes ont l’intérêt d’être des marqueurs de l’évolution stylistique du compositeur saxon au cours de son séjour italien. Elles reflètent aussi les nombreuses influences qu’exercèrent sur lui de nombreux musiciens italiens contemporains et tout particulièrement Alessandro Scarlatti (1660-1725) et son fils Domenico Scarlatti (1685-1757) avec lequel le jeune Haendel noua une amitié durable.


© photo Christine Vuagniaux.  Christophe Rousset, Benjamin Chénier, Gilone Gaubert, Marie Lys, Emmanuel Jacques

La cantate Notte placida e cheta (Nuit calme et silencieuse) HWV 142 a été composée en 1708. Sous une apparence paisible, cette cantate dévoile progressivement les tourments qui agitent le personnage principal, un amant, qui, languissant pour sa chère Phyllis, traverse toute sorte d’affects : déprime, optimisme, anxiété, espor. Il croit que ses désirs sont enfin satisfaits mais ce n’était qu’un rêve et il est rattrappé par la cruelle réalité. Le premier air débute par de jolies arabesques des deux violonistes Gilone Gaubert et Benjamin Chénier, Marie Lys fait valoir son élégante ligne de chant et son légato harmonieux. La mélodie se complexifie et donne l’occasion à la chanteuse d’orner le chant de magnifiques vocalises, admirablement articulées. On remarque aussi un air dans le mode mineur de forme da capo, Luci belle (charmants yeux étoilés), dans lequel les ritournelles qui séparent les sections consistent en un chant magnifique du violoncelle d’Emmanuel Jacques. Une étrange fugue vient rappeler que la vie n’est qu’un songe. La fugue se déroule régulièrement et la voix de l’amant occupe dans le quatuor la place d’un alto au service unique de la polyphonie. Haendel voulait-il montrer aux italiens sa maitrise du contrepoint ou bien subissait-il l’influence d’Alessandro Scarlatti, qui dans ses Cantate da camera aurait pu impressionner le Saxon par la rigueur, voire la sévérité de son écriture ?


© photo Ars-essentia.  Marie Lys

Son qual stanco pellegrino… (Je suis tel ce pèlerin fatigué…) est une aria tirée de l’opéra seria Arianna in Creta, HWV 32 datant de 1734. C’est une aria di paragone (paragone = métaphore, comparaison) typique dans laquelle le protagoniste, en l’occurence Alceste, chanté par le castrat-sopraniste Carlo Scalzi lors de la création de l’opéra, se compare à un pèlerin, qui a perdu son chemin. Cet air est en fait un duo à deux parties égales, soprano - violoncelle. Le violoncelle dialogue constamment avec la voix et joue la mélodie principale des ritournelles qui séparent les cinq sections de cet aria da capo très développée de structure AA1BA’A’1. Avec la voix large et ample de Marie Lys, ses aigus très purs et son merveilleux legato, le meilleur du bel canto était ainsi offert au public. Au violoncelle, Emmanuel Jacques ravissait par la beauté du son. Une émotion intense se dégageait de toutes ces mélodies planantes. On ne pouvait rêver d’une plus belle euphonie entre deux « instruments » faits l’un pour l’autre. 


La date de composition de la cantate Agrippina condotta a morire HWV 110 n’est pas connue avec certitude. Malgré ses vastes dimensions, elle s’écarte résolument de l’opéra seria dont les règles venaient d’être fixées vers 1700, du fait de sa fin tragique. Elle débute en sol mineur par une aria di furore typique dans laquelle l’héroïne demande aux éléments de se déchainer à l’instant de sa mort. Les vocalises périlleuses étaient parfaitement maîtrisées par la chanteuse. Dans le deuxième air, de forme da capo, dans le mode majeur, l’héroïne exige de Jupiter qu’il foudroie l’auteur de ses tourments. Le thème principal, répété maintes fois par les cordes est parsemé d’âpres dissonances et de traits heurtés. Ensuite une suite de récitatifs accompagnés et d’ébauches d’airs reflètent le délire d’une mère déchirée entre une haine meurtrière pour son fils et l’amour maternel. Ce passage assuré avec un engagement intense et un magnifique investissement vocal par Marie Lys, me semble anticiper la scène de la Folie dans Orlando (1733). Un récitatif accompagné débouche sur un dernier air en forme de fugue dans lequel la condamnée à mort presse le bourreau d’accomplir sa tâche. Quelques mots bouleversants de récitatif murmurés et c’est tout, une fin saisissante qui surpasse en noirceur des déchainements de violence trop prévisibles.


© photo Ars-essentia.   Gilone Gaubert et Benjamin Chénier

Les sonates en trio (ici deux violons concertants et le continuo) ont circulé librement sous forme de manuscrits pendant de nombreuses années et ce n’est qu’en 1739 qu’elles seront publiées par l’éditeur John Walsh avec l’accord de Haendel. Leur date de composition est inconnue et certaines auraient pu être écrites pendant le séjour du Saxon en Italie sous l’influence d’Arcangelo Corelli ( 1653-1713). 


La sonate en trio opus 2 n° 1 en si mineur HWV 386b débute avec une merveilleuse mélodie, andante, chantée par le premier violon (Gilone Gaubert) sur une admirable basse descendante (Emmanuel Jacques). Dans la deuxième partie, le thème est très joliment orné. Le deuxième mouvement, allegro débute par des entrées canoniques du premier, du second violon (Benjamin Chénier) et du violoncelle. La coda très énergique sur une pédale de basse, a un caractère passionné. L’adagio, un chant très ornementé du premier violon de caractère italien, pourrait illustrer une scène du sommeil dans un opéra seria. Un allegro 3/8 à l’allure de gigue  conclut l’oeuvre.


Trois mouvements sur les cinq que compte la sonate en trio opus 5 n° 4 en sol majeur HWV 399, ont été exécutés. L’oeuvre débute comme une ouverture à la française avec un mouvement en rythmes pointés très marqués de caractère brillant. L’allegro qui suit est léger et guilleret malgré quelques incursions dans le mode mineur. Une belle passacaille sur une basse obstinée descendante sert de conclusion à l’oeuvre ; elle débute d’abord en valeurs longues, les croches succèdent aux noires, puis les doubles croches permettent aux instrumentistes de montrer leur virtuosité d’où une impression de vitesse alors que le tempo est rigoureusement le même. Plusieurs variations mineures apportent une touche de mélancolie. L’auditoire était subjugué par la sonorité pleine et profonde produite dans cette oeuvre par le clavecin de Christophe Rousset et les trois instruments à cordes.


En bis, les artistes ont ravi le public d’un air célèbre de Cleopatra tirée de Giulio Cesare.  


© photo Ars-essentia  La chapelle des Jacobins

Dans une chapelle des Jacobins, joyau médiéval à l’acoustique remarquable, Marie Lys a livré une prestation vocale éblouissante tandis que les musiciens des Talens Lyriques lui offraient un partenariat de rêve. En une heure et demi de bonheur absolu, chanteuse et instrumentistes ont parcouru et partagé avec le public toute la gamme des émotions et des affects.


(1) https://baroquiades.com/cantates-italiennes-haendel-haim-erato/

(2) https://baroquiades.com/aminta-e-fillide-haendel-petrou-goettingen-2022/

(3) Olivier Rouvière, Les opéras de Haendel, un vade mecum, van Dieren, Paris, 2021.

(4) Véronique Du Moulin https://baroquiades.com/operas-de-haendel-rouviere-van-dieren/

(5) Cet article est une extension d'une chronique antérieure : https://baroquiades.com/aroma-di-roma-marie-lys-beaune-2025/



Détails


Date

7 juillet 2025

Lieu

Chapelle des Jacobins, Beaune. Concert donné dans le cadre du XLIII Festival International d’Opéra Baroque de Beaune.

Programme

Notte placida e cheta HWV 142 (1708) - cantate

Sonate en trio opus 2 n° 1 en si mineur, HWV 386b (1733)

Arianna in Creta, HWV 32 (1734), Son qual stanco pellegrino.

Sonate en trio, opus 5, n° 4, en sol majeur, HWV 399 (1733), extraits

Agrippina condotta a morire, HWV 110 (ca 1707 - 1709) - cantate

Distribution

Marie Lys, Soprano

Les Talens Lyriques

Gilone Gaubert, Violon

Benjamin Chénier, Violon

Emmanuel Jacques, Violoncelle

Christophe Rousset, Clavecin et Direction.