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lundi 23 février 2015

Orlando Paladino

Angelica et Medoro par Bartholomaüs Spranger (1546-1611)
Pourquoi les treize à quinze opéras (1) de Joseph Haydn sont-ils si peu joués alors que parmi eux on trouve quelques merveilles, musicalement comparables aux meilleurs de Wolfgang Mozart ? La raison la plus fréquemment invoquée est la faiblesse des livrets, faiblesse relative sans aucun doute puisque parmi les librettistes, on trouve des noms comme Marco Coltellini (L'infedelta delusa), Pietro Metastasio (L'Isola disabitata) ou encore Carlo Goldoni (Il Mondo della Luna) qui sont loin d'être des inconnus. D'autre part les livrets d'Armida, d'Orlando paladino ou de La Vera Costanza, rédigés par Nunziato Porta à partir de textes célèbres de l'Arioste ou du Tasse sont très bien ficelés. A mon humble avis, il a manqué deux choses à Haydn :
-la collaboration suivie avec un librettiste de talent comme Lorenzo Da Ponte, Giovanni Bertati ou encore l'abbé Casti comme ce fut le cas de Mozart, Salieri et Martin i Soler avec Da Ponte. On ne saurait trop insister sur ce point. Quand on lit un livret comme celui de Cosi fan tutte on est frappé par le niveau de pénétration psychologique atteint. On ne lit plus Da Ponte, mais la poésie supérieure résultant d'une réelle complicité entre deux hommes, un incorrigible cynique et un adepte du pardon;
-la création de ses œuvres majeures au Burgtheater de Vienne (ou l'équivalent à Paris ou Londres). Au lieu de cela, ces œuvres furent créées à Eszterhazà, un théâtre perdu dans la nature, à une dizaine de lieues de Vienne, où Nicolas le Magnifique ne lésina pas sur les moyens pour construire une somptueuse salle et pour recruter des chanteurs de haut niveau.. Haydn l'a dit lui-même : mon malheur est de vivre à la campagne...

Dans un ensemble de grande qualité, quelques œuvres se détachent : elles sont toutes postérieures à 1779 : La Vera Costanza, dramma giocoso (1779-1785), La Fedelta premiata, dramma giocoso (1781), Orlando paladino, dramma eroicomico (1782), Armida, opera seria (1784) et l'Anima del Filosofo, opera seria (1791). Bien avant Mozart, Haydn experimente dans ces opéras des procédés nouveaux : des finales d'actes à la chaine, c'est-à-dire constitués de plusieurs numéros (jusqu'à douze) s'enchainant sans récitatif sec, procédé dramatiquement très efficace et musicalement très harmonieux, probablement inspiré d'oeuvres contemporaines de Domenico Cimarosa comme l'Italiana in Londra (1779) par exemple que Haydn monta avec succès à Eszterhazà. D'autre part Haydn, comme l'a montré Robbins Landon, instaure des rapports tonaux (tierces mineures et majeures alternées) entre les différents numéros qui augmentent le potentiel dramatique du discours musical. Mozart reprendra ce procédé dans Cosi fan Tutte (2).

Orlando Paladino HobXXVIII.11 est un drame héroïcomique composé par Joseph Haydn en 1782 sur un livret de Nunziato Porta d'après l'Arioste. Les circonstances de sa composition et de sa représentation ainsi qu'une analyse musicale détaillée ont été exposées par Marc Vignal (3) et Karl Geiringer (4). Il n'est pas besoin d'y revenir ici. Voici quelques commentaires personnels sur ce chef-d'oeuvre.

Les amours d'Angelica, reine de Cathay, et de Medoro sont troublés par le Paladin Orlando. Ce dernier, accompagné de son écuyer Pasquale, poursuit frénétiquement Angelica qu'il veut épouser et Medoro qu'il veut tuer. Affolés, les deux amoureux sont obligés de s'enfuir vers un lieu secret. Pasquale, serviteur poltron et vantard, fait la cour à la bergère Eurilla tandis que Rodomonte, roi de Barbarie, ajoute à la confusion générale avec ses gesticulations belliqueuses. La magicienne Alcina, sorte de Deus ex Machina qui veille au bonheur des amoureux finit par précipiter Orlando dans une grotte profonde où le nocher des enfers, Carone, guérit le paladin avec quelques gouttes du fleuve Léthé. Orlando est libéré de ses obsessions: son amour insensé pour Angelica et son désir de vengeance à l'encontre de Medoro. Alors les deux couples Angelica, Medoro et Pasquale, Eurilla peuvent s'unir en toute sérénité.

Ce livret fournit une trame dramatique apte à exprimer les sentiments les plus divers et permit à Joseph Haydn de composer une musique admirable d'une richesse, d'une variété et d'une audace harmonique époustouflantes. Les ensembles qui terminent les trois actes sont d'une puissance et d'une variété inusitées à l'époque de la composition d'Orlando. Celui qui conclut le 2ème acte est sans doute le plus riche musicalement. Il est particulièrement remarquable par des changements subits de rythme et de tonalité dont l'impact dramatique est impressionnant. L'analogie du début de ce finale avec un passage de la Flûte enchantée a déja été mentionnée (3). Un passage magnifique figure dans le sextuor Per quest'orridi sentieri... avec de splendides modulations préromantiques. Dans l'ensemble final A poco a poco…. tous les protagonistes sauf Orlando interviennent, il débute piano et termine fortissimo au terme d'un impressionnant crescendo.

Trois personnages sérieux (Angelica, Medoro et Orlando) et trois personnages comiques (Eurilla, Pasquale et Rodomonte) justifient le titre de dramma eroicomico. Avec cinq airs splendides, plusieurs récitatifs accompagnés, deux duos d'amour avec Medoro et sa participation permanente aux ensembles qui concluent les trois actes, Angelica monopolise la scène. Les sentiments d'Angelica expriment: l'inquiétude dans le premier air Palpita a ogni istante.., l'amour pour Medoro dans l'air Non partir, mia bella face..., une profonde angoisse Sento nel seno, oh dio…., la résignation dans le sublime quatrième air Aure chete... Le tempo est généralement lent mais trois airs possèdent une deuxième partie plus rapide aux vocalises périlleuses demandant une grande agilité vocale.
On a comparé Medoro, personnage un peu falot, à Don Ottavio. Il possède deux beaux airs. Dans le premier Parto, ma, oh dio, non posso..., on note l'audace de l'harmonie sur les paroles Povero cor, t'intendo....qui fugitivement fait penser à...Pelléas!
La véritable trouvaille de l'opéra est le personnage de Pasquale, écuyer d'Orlando dont la relation avec son maitre évoque celle de Leporello avec Don Giovanni, il forme avec Eurilla un couple comique très séduisant, notamment dans le célèbre duo Quel tuo visetto amabile.. qui connut, sorti de son contexte, un grand succès à Londres en 1795. Pasquale chante deux airs: le premier Ho viaggiato in Francia... est du type catalogue et décrit les pays parcourus en compagnie d'Orlando. Le débit ultrarapide de Pasquale dans cette énumération est d'un comique très efficace.. Dans le deuxième air tout aussi irrésistible ecco spiano, Pasquale décrit a Eurilla sa manière de jouer du violon avec, à l'orchestre, la démonstration de toutes les figures musicales évoquées dans le texte: trilles, syncopes, triolets, staccatto, gruppetto etc...Cet air appartient à un genre brillamment illustré par Cimarosa (Maestro di cappella), Fioravanti (Le Cantrice Villane) (5).

Orlando Paladino est l'opéra le plus ambitieux de Haydn, celui où il a mis le plus de musique. Ce genre du dramma eroicomico avait un bel avenir en 1782 puisqu'il sera illustré en 1788 par le magnifique Axur, re d'Ormus de Salieri et en 1821 par le génial Fierrabras de Franz Schubert. Il serait temps que cette œuvre soit programmée dans les grands théâtres nationaux et les festivals au lieu d'une ènième et généralement insipide version de Don Giovanni !

Discographie. La version Antal Dorati de ce chef-d'oeuvre est en tous points digne d'éloge et sera probablement impossible à surpasser au plan vocal avec une mention particulière pour Arleen Auger (Angelica) dont la voix est d'une purété admirable et dont les vocalises et notes piquées ont une sonorité cristalline. Domenico Trimarchi (Pasquale) nous ravit par sa merveilleuse voix de baryton basse et son humour décapant.



Il est heureux que René Jacobs se soit intéressé à l'oeuvre et ait bataillé pour laisser à la postérité un témoignage précieux de son interprétation sous forme d'un DVD remarquable en tous point.
Avec cette nouvelle production nous avons un spectacle doté d'une mise en scène audacieuse et déjantée de Lowery et Hosseinpour. L'action se déroule dans un univers imaginaire mélangeant allègrement les références médiévales (château fort, costume d'Orlando de chevalier en armure), le dix neuvième siècle avec Medoro, l'antiquité grecque avec Caronte. Rodomonte roi de Barbarie est vêtu en pirate barbaresque comme il se doit. L'affreux duffle coat de Pasquale fait écho à une tenue également laide de la bergère Eurilla. Angelica habillée sobrement de noir pendant les deux premiers actes, apparaît dans une tenue suprêmement kitsch à la fin (miss Univers ou poupée Barbie?). La fée Alcina a la tenue intemporelle de sa fonction. En somme, le mythe de l'Arioste est transposé dans le monde d'Alice au pays des merveilles.
La folie d'Orlando imprègne la scène et un inquiétant personnage, reflet hermaphrodite d'Orlando, rode sans arrêt dans les bois de sapins. Cette folie semble contagieuse, après avoir envahi Rodomonte, elle semble gagner Angelica et les autres protagonistes. L'épidémie cesse suite à la guérison d'Orlando par quelques gouttes du fleuve Lethé. Un énorme ciseau apparait plusieurs fois, parfois il flotte dans l'air, s'agit-il de la Parque Atropos coupant impitoyablement le fil qui mesure la durée de la vie des mortels ou un clin d'oeil à Tim Burton? A la fin c'est le décor qui étant coupé s'effondre sur la scène.

René Jacobs prend quelques libertés avec la musique. Le charmant duetto Eurilla Pasquale Quel tuo visetto amabile de l’acte II est agrémenté à la fin par une abondante batterie qui l’alourdit inutilement. Le grand duo d'amour entre Medoro et Angelica situé à l'acte II apparaîtra au troisième acte dans une version abrégée, on se demande bien pourquoi !. Juste avant le choeur final, Jacobs donne à la fée Alcina un air non présent dans le livret qui n'est autre que le grand air de Flaminia dans Il Mondo della Luna, aria magnifique avec da capo et vocalises napolitaines tout à fait hors sujet. Ces modifications en somme mineures n'altèrent pas le souffle créatif qui anime la partition.

Les interprètes sont tous excellents. Angelica (Marlys Petersen) avec cinq airs monopolise la scène et on ne s'en plaint pas car elle est aussi à l'aise dans le rendu de l'émotion  que dans la virtuosité vocale (spectaculaire aria du 3ème acte). Orlando (Tom Randle) m'a particulièrement impressionné, il donne une interprétation quasi clinique de la folie avoisinant parfois le délire. Sa guérison s'accompagne d'un spectaculaire changement physique dont je laisse la surprise. Alcina (Alexandrina Pendatchanska) n'a pas un très grand rôle mais l'a tenu avec une présence tout à fait lumineuse, elle a chanté avec enthousiasme le grand air tiré d'Il Mondo della Luna. Eurilla (Sunhae Im) et Pasquale (Victor Torres), d'une redoutable efficacité comique étaient aussi excellents mais ne me font pas oublier, au plan vocal, Elly Ameling et surtout le formidable Domenico Trimarchi, baryton de la version Dorati auquel il faudra un jour rendre hommage. Très bonne prestation de Caronte et de Rodomonte (Pietro Spagnoli).

Il faut enfin signaler la version toute récente du théâtre du Chatelet (2012), dirigée par Jean Christophe Spinosi, mise en scène par Kamel Ouali avec une scénographie très inventive de Nicolas Buffe inspirée des Mangas. Cette version luxueuse a filé comme un météore et malheureusement il n'en reste aucune trace à ma connaissance, sauf l'extrait You Tube suivant très  séduisant!

Duetto Eurilla-Pasquale Quel tuo visetto amabile

  1. Le catalogue Hoboken fait état de treize opéras italiens. Il existe plusieurs fragments de comédies musicales en langue italienne qui ne sont pas comptées parmi les opéras. L'une d'entre elles : La Marchesa Nespola (1762), nous est parvenue avec sept airs complets et devrait figurer parmi les opéras. Les autres sont perdues ou bien il en subsiste quelques esquisses.
  2. H.C. Robbins Landon, Mozart en son âge d'or, Fayard, 1996, pp.196-8.
  3. Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988.
  4. Karl Geiringer, Une aventure héroïcomique, Orlando Paladino, Philips Classics, 1993.

    On lira aussi avec intérêt le numéro 42 de Avant-Scène Opéra, consacré à Orlando Paladino. Marc Vignal se livre à une analyse très poussée de l'oeuvre avec des exemples musicaux à l'appui.