Libellés

vendredi 29 septembre 2023

Haydn 2032. Volume 11. Au goût Parisien

Le palais des Tuileries où furent jouées les symphonies Parisiennes de Haydn par Nicolas Raguenet (1757)

Deux symphonies de "jeunesse" (les n° 2 et 24) et deux symphonies Parisiennes (n° 87 et la géniale n° 82 dite l'Ours), c'est le programme généreux du volume 11 (Au goût Parisien) de l'intégrale des symphonies de Joseph Haydn (1732-1809) par Giovanni Antonini et le Kammerorchester Basel.

Les quelque trente symphonies composées par Haydn entre 1757 et 1761, date de l'installation du musicien au service du prince Esterhazy, sont étonnamment diverses. Ainsi la symphonie n° 2 en do majeur Hob I.2 est radicalement différente de la n° 1 en ré majeur; contrairement à cette dernière d'esprit très moderne, elle regarde encore vers le passé. 

Le premier thème de l’allegro liminaire a une allure presque vivaldienne (1) et cet aspect est encore plus marqué dans le développement. Comme dans la symphonie précédente, le second thème à la dominante mineure, trait archaïque, apporte une touche de mélancolie. On est typiquement en présence d’une musique de transition, trait d’union entre les styles baroque et classique. Peu avant que cette musique fût composée, Nicola Porpora (1686-1768), contemporain de Jean-Sébastien Bach, avait été le mentor de Haydn (2)

L'andante qui suit, est écrit pour les cordes seules et ressemble au mouvement lent de la symphonie précédente mais lui est supérieur par ses émouvantes incursions dans le mode mineur et la poésie qui l'imprègne. Le premier violon joue sans interruption une mélodie très ornementée, hérissée de mordants, sobrement accompagné par les croches isolées des autres cordes. De discrets accords du clavecin auraient été les bienvenus dans un tel morceau mais cela n'a pas été l’option choisie par Giovanni Antonini qui a exclu le clavecin de toutes les symphonies de jeunesse du maître d’Eszterhàza.

Le finale Presto ¾ est un rondo, forme musicale relativement rare chez Haydn. Le refrain est en soi un minuscule morceau de sonate, le premier couplet aux cordes seules est plutôt méditatif, le second couplet démarre de manière insouciante mais oblique rapidement vers les tons mineurs. Le dernier retour du refrain aboutit à une conclusion vigoureusement scandée par les cors.



La symphonie n° 24 en ré majeur  Hob I.24 contraste avec les trois autres symphonies n° 21, 22 (le Philosophe) et 23, composées par Joseph Haydn en 1764, par son caractère plus aimable et plus chantant. Elle est écrite pour une flûte, deux hautbois, deux cors, un basson doublant les basses et le quintette à cordes (3). 


Le premier mouvement Allegro 4/4 débute par un thème syncopé aux contours bien marqués joué par les hautbois et les cors. Le second thème piano, également syncopé, est suivi par une vigoureuse gamme de la majeur répétée quatre fois que Marc Vignal appelle fusée. Le thème principal joue un rôle majeur dans le développement. Ce dernier consiste en répétitions obstinées et agressives d'un arpège descendant des premiers violons dans les tonalités les plus variées. A la fin du développement, le thème principal est transposé dans le mode mineur ce qui en change complètement le sens. De joyeux et dynamique, il devient particulièrement sombre. Comme c'est parfois le cas dans d'autres oeuvres de Haydn des années 1760, la fin du développement s'articule sur le second thème. La suite de la réexposition se déroule normalement et tout se termine avec une dernière fusée en ré majeur. Ce mouvement est remarquable par son orchestration accordant aux vents un rôle très indépendant. L'interprétation du Kammerorchester Basel est excellente.

L'adagio en sol majeur ¾ cantabile consiste en un ravissant solo de flûte discrètement accompagné par l'orchestre qui peut faire regretter les concertos pour flûte perdus. Du fait de l'absence de ritournelles orchestrales, le style ici est plutôt celui d’une sérénade italienne galante. En tout état de cause, ce mouvement est d’une beauté mélodique sans pareille.

Le menuetto possède une ampleur et une majesté nouvelles, il débute par un vigoureux unisson auquel répond le hautbois solo. Le trio très dansant est un laëndler, la mélodie est confiée principalement aux vents (cors et flûtes). A noter les extravagances bienvenues du premier cor lors des reprises.

Le finale allegro 4/4 débute de façon assez mystérieuse pianissimo avec un ré tenu par les cors et les seconds violons. Ce début est suivi par une sorte de cantus firmus formé de blanches au dessus duquel surgissent des gammes ascendantes puis descendantes (fusées) voisines de celles du premier mouvement. Le développement est axé principalement sur le cantus firmus; à la fin, on remarque la merveilleuse transition vers la réexposition où, soit dit en passant, les violoncelles sont séparés des contrebasses. Lors de la rentrée les blanches sont devenues des rondes et le cantus firmus est maintenant identique au fameux thème du finale de la symphonie Jupiter de Wolfgang Mozart, déjà entendu chez Haydn dans le finale de sa 13 ème symphonie. 


Ours brun par Nicolas Maréchal (1808)

Avec la symphonie n° 87 en la majeur Hob I.87 composée en 1785, dernière des six Parisiennes d'après la numérotation mais peut-être composée en premier, on entre dans le coeur du sujet. Ces symphonies étaient destinées à la Loge Olympique et à son promoteur, le comte d'Ogny.


Le premier mouvement Vivace 4/4 ne comporte pas d'introduction lente. Il débute "sur les chapeaux de roues" avec un thème auquel de fréquentes notes répétées et des unissons donnent un caractère nerveux. Un thème nouveau plus calme en valeurs longues apparaît mesure 20 et donne lieu à de belles modulations. Le véritable second thème en mi majeur apparaît à la fin de l'exposition et apporte une touche humoristique avec ses notes piquées. Le magnifique développement qui suit est d'abord axé sur le premier thème qui passe par les modulations les plus imprévues. C'est ensuite le thème en valeurs longues aux violons qui fait aussi l'objet de belles modulations accompagné de superbes envolées de la flûte. Enfin le second thème termine le développement, il passe de fa# mineur à sol# mineur, les dièzes et doubles dièzes prolifèrent à tous les pupitres, enfin la tonalité de mi majeur amène tout naturellement la réexposition. Cette dernière est notablement différente de l'exposition et de nouvelles facettes du thème y sont développées de manière subtile car Haydn veut exploiter tout le potentiel du premier thème.

L'adagio en ré majeur ¾ est le plus profond des mouvements lents des Parisiennes après bien sûr le Largo Fantasia de la symphonie n° 86 en ré majeur, Hob I.86. Il est basé sur un thème hymnique (4) joué par les violons. Lors d'un deuxième exposé du thème, la flûte dessine un admirable contre-chant au caractère aérien. Le hautbois et le basson jouent ensuite un thème nouveau au dessus d'un accompagnement du premier violon en sextolets. Retour du thème inital aux violons avec une nouvelle participation très active des vents. Après un intermède magnifique joué uniquement par les bois (flûte, hautbois), le thème initial revient aux violons en la majeur et donne lieu à des modulations troublantes qui amènent une sorte de réexposition. Cette dernière présente quelques changements et notamment un échange d'arpèges en sextolets entre la flûte et le hautbois, évoquant l’art délicieux de Domenico Cimarosa (5). Dans la coda le thème principal admirablement harmonisé est habillé des plus belles couleurs par les bois coruscants d’un Kammerorchester Basel au mieux de sa forme.

Après un menuetto en la majeur très élégant, le trio, dans la même tonalité, consiste en un solo très périlleux du hautbois qui doit grimper jusqu'au mi au dessus de la portée.

Le Presto Vivace 2/2 est construit autour d'un thème unique mis à part la courte intervention d'une idée nouvelle juste avant les barres de reprises. Le développement entièrement basé sur le thème initial brille par son orchestration transparente avec des passages dans lesquels les basses se taisent et l'assise harmonique est assurée par les altos. La réexposition est très modifiée par rapport à l'exposition, en particulier le thème initial a disparu, il reparaîtra toutefois une dernière fois dans la coda qui conclut brillamment la symphonie. Anthony Hodgson préconise l'emploi du clavecin pour ce mouvement (6).


La nymphe Calisto par Edward Robert Hughes (1851-1914)

On arrive maintenant au monument qu’est la symphonie n° 82 en do majeur Hob I.82, dite l’Ours. Avec la symphonie n° 88, c’est une des plus grandes parmi toutes les symphonies de Haydn et un jalon essentiel dans l’histoire de ce genre musical. Dans une chronique antérieure (7), la symphonie l’Ours de Haydn a été comparée avec la symphonie n° 38 en ré majeur dite Prague de Mozart afin de montrer combien ces deux oeuvres contemporaines (1786) étaient différentes. L'accent va être mis ici sur l’apport de Haydn dans l'évolution de la symphonie classique.


Le début du Vivace initial est électrisant. Quel panache, quel brio dans cet arpège en do majeur clamé par le tutti orchestral. Giovanni Antonini fait résonner très fort ses magnifiques trompettes naturelles et leur éclat est augmenté du fait que le pupitre des cordes est relativement restreint. On arrive alors à un passage très dissonant (secondes mineures: un la bémol qui frotte terriblement avec le sol de l’accord de do mineur) anticipant génialement le développement de la symphonie Héroïque de Beethoven (8). Malgré un second sujet léger et insouciant, le corps et l’essence de ce mouvement sont dramatiques, notamment dans le développement bref mais très dense aux sonorités romantiques envoûtantes. 

On ne s’attardera pas sur le deuxième mouvement, allegretto en fa majeur. Il consiste en variations sur un thème appartenant peut-être au folklore autrichien. Lors de la dernière variation, le tissu orchestral devient riche et dense et l’ambiance agressivement populaire, premier exemple de passages anticipant certains mouvements des symphonies de Gustave Mahler (9).

Après un menuetto sans histoire, le quatrième mouvement Vivace est le sommet indiscutable de l'oeuvre et, à mon avis, le plus puissant finale de toutes les symphonies de Haydn. Il débute par un do tenu à la basse pendant huit mesures (pédale de basse) (10). Les appogiatures (11) accroissent le côté rustique de cette basse qui évoque nettement une cornemuse. Au dessus de cette basse le thème au violon est formé par la répétition trois fois d'un court motif qui va jouer un rôle dominant dans tout le morceau. Le même dessin se répète inversé, le do avec ses appogiatures est tenu dans l'aigu par les violons forte tandis que le thème est échangé entre violoncelles et altos. Le second thème très bref confié aux bois est suivi par un tutti orchestral d'une grande rudesse qui, par ses modulations rapides, évoque irrésistiblement un passage du premier mouvement de la symphonie Eroica de Beethoven. Le développement, un des plus géniaux de Haydn, débute avec la note tenue et ses appoggiatures jouée par tous les instruments sauf les violons et la flûte, en fa puis en mi bémol majeur. Suit ensuite une élaboration contrapuntique du court motif du thème. Les canons, imitations sont tellement serrés, la succession des modulations tellement rapide que ce passage est difficile à mémoriser, mais à l'audition, d'une efficacité extraordinaire. La parenté de ce développement avec le passage correspondant du finale de la symphonie Hob I.44 a été signalée par Marc Vignal (12). On regrette toutefois qu’avec seulement trois violoncelles et deux contrebasses, les basses du Kammerorchester Basel ressortent insuffisamment dans cette polyphonie complexe. La réexposition est génialement renouvelée; désormais la pédale harmonique (avec ses appogiatures) va envahir la substance du mouvement, elle revient trois fois; la seconde fois les tenues des basses sont renforcées par les altos et les cors fortissimo et la troisième fois par de formidables roulements de timbales également fortissimo. Giovanni Antonini a parfaitement saisi l’esprit de cette oeuvre: cette fin est d'une puissance sans exemple dans les symphonies antérieures et même postérieures de Haydn. Ce formidable mouvement est à des années lumière du surnom ursin de la symphonie. 


Après la Calisto de Francesco Cavalli et avec cette symphonie de Giuseppe Haydn, ce plantigrade mal-aimé a de nouveau trouvé le chemin des étoiles (13). 



1. Le 28 juillet 1741, expire à Vienne Antonio Vivaldi (1678-1741). Il n'a droit qu'aux funérailles du pauvre avec toutefois six petits chanteurs, parmi lesquels on imagine volontiers le jeune Haydn, âgé de neuf ans. Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, pp 44.

2.  Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, pp 827-8.

3.  Ibid, pp 843-4.

4.  Ibid, pp 1194-5.

5.  Joseph Haydn monta, révisa et dirigea une douzaine d'opéras de Domenico Cimarosa (1748-1801) à Eszterhàza.

6.  Anthony Hodgson, The music of Joseph Haydn. The symphonies. The Tantivy Press London, 1976. 

7.  https://piero1809.blogspot.com/2021/01/ursus-arctos-peint-par-nicolas-marechal.html

8.  Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, pp 1201-2.

9.  Ibid, pp 1206-8.

10. Luigi dalla Croce, Les 107 symphonies de Haydn, Dereume, Bruxelles, 1976, pp 285-8.

11. Appogiature. https://fr.wikipedia.org/wiki/Appoggiature_(ornement)

12. Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, pp994-5.

13. La Calisto, victime de la jalousie de Junon, sera transformée en ourse puis sera immortalisée sous forme d'une constellation.