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dimanche 24 avril 2016

Quatuor l'Alouette de Haydn

Mozart avait un chardonneret chanteur qui, dit-on, lui siffla le thème du finale de son concerto pour piano en sol majeur, K 453. Comme Mozart, Joseph Haydn devait avoir aussi de la sympathie pour la gent ailée comme en témoignent sa symphonie n° 83 en sol mineur La Poule, son quatuor à cordes opus 33 n° 3 en do majeur, l'Oiseau ou bien le quatuor opus 64 n° 6 en ré majeur, l'Alouette.

Alouette, Naumann, Histoire Naturelle des Oiseaux, 1905

Le quatuor opus 64 n° 6 en ré majeur, l'Alouette HobIII.63 est le plus original et le plus novateur des six quatuors à cordes de l'opus 64. Ces derniers ont été composés en 1790, les quatre premiers avant le décès du prince Nicolas Esterhàzy dit Le Magnifique, patron de Joseph Haydn, les deux derniers à partir d'octobre de la même année probablement en prévision du voyage à Londres (1). Ils appartiennent à la série des quatuors Tost, du nom du riche drapier, violoniste de surcroît, auxquels ils sont dédiés. Ils furent exécutés avec succès à Londres en avril 1791 dans le cadre des concerts Haydn-Salomon. La numérotation traditionnelle est celle de la première édition parue en avril 1791 chez Leopold Kozeluch à Vienne. Les manuscrits autographes sont au nombre de cinq, seul celui du quatuor n° 4 en sol majeur est perdu. Ces manuscrits autographes sont numérotés par Haydn comme l'édition de Kozeluch à une différence près: les cinquième et sixième quatuors sont intervertis, le cinquième en ré majeur devient le sixième et vice versa. Il est évident que c'est la numérotation de Haydn qu'il faut privilégier et c'est elle que nous adopterons. Selon Marc Vignal les quatuors n° 5 en mi bémol majeur et n° 6 en ré majeur l'Alouette sont incontestablement les plus impressionnants des six, ils ont, contrairement aux quatre premiers qui sont des oeuvres de musique de chambre pure, un caractère beaucoup plus extraverti et brillant les destinant au concert, et ont du probablement être composés après la mort de Nicolas le Magnifique par un Haydn sachant déjà qu'il allait se rendre en Angleterre et songeant expressément au public de ce pays (1).
Sur un plan général, les quatuors opus 64 et tout particulièrement les n° 1 à 4 de la série sont très concis et souvent plus légers que les quatuors opus 54 et 55, remarque qui n'enlève rien à leur valeur musicale. Dans tous ces quatuors, sauf dans le quatuor n° 6 l'Alouette, les allusions à Mozart, volontaires ou non sont nombreuses. Ces ressemblances concernent des thèmes présents dans des oeuvres de Mozart antérieures ou postérieures à la présente série ce qui suggère que les intéractions furent réciproques et que les deux compositeurs s'inspirèrent mutuellement.

Allegro moderato, 2/2. Structure sonate. La grande phrase du premier violon dans son registre suraigu, planant au dessus d'un autre thème très calme exposé, en croches détachées, par les trois autres instrumentistes, imite le doux chant de l'alouette, ses trilles, ses trémolos quand elle fait du surplace au dessus des champs de blé (2). Ce thème admirable et inoubliable est unique dans l'oeuvre de Haydn et dans toute la musique. Joseph Haydn est un créateur d'images, discrètes dans ce quatuor, plus affirmées dans les symphonies, grandioses dans la Création et les Saisons, elles évoquent toujours la nature dont il était si proche dans sa résidence d'Eszterhaza perdue au milieu des bois. Notre sèche analyse ne peut rendre compte du plaisir auditif et de l'émotion procurés par ce thème de l'alouette. Notons aussi dans l'exposition un étonnant passage d'étranges accords syncopés d'une grande audace harmonique et à la fin de l'exposition un court motif en triolets suivi par une gamme chromatique. Pendant le développement qui suit, la réexposition et la coda, on observera cette succession du thème principal, des accords syncopés et du motif en triolets, dans l'ordre indiqué ou en ordre dispersé, modifiés chaque fois de manière subtile avec une invention inépuisable. Ici point d'élaboration thématique et de travail contrapuntique, le thème est si beau que Haydn n'a pas voulu l'altérer, il se rattrapera dans le prodigieux développement du dernier mouvement. Un rappel de la dernière partie du thème initial dans une ambiance sereine conclut le mouvement de façon très poétique.

Andante cantabile, la majeur, ¾. Forme Lied. La forme Lied de type A B A' a déjà été utilisée dans l'andante du quatuor opus 64 n° 5 en mi bémol majeur. Dans la première partie, le thème est longuement exposé, trois fois par le premier violon, chaque fois avec de subtiles variations. La partie centrale en la mineur, peut être considérée comme une nouvelle variation sur le thème. La troisième partie est en fait une reprise de la première partie. Le thème est énoncé de nouveau trois fois mais ornementée avec tant de variété et de fantaisie qu'il en devient méconnaissable. Le premier violon est très en dehors, les trois autres instruments accompagnent et tout ce mouvement a un caractère vocal prononcé évoquant l'opéra. La splendeur mélodique de ce morceau contredit une fois de plus les affirmations péremptoires de ceux qui prétendent que les mélodies de Haydn manquent de charme.

Menuetto allegretto ¾. Le menuetto est robuste et a un caractère populaire , il est remarquable par une gamme ascendante en croches. Cette gamme tantôt ascendante tantôt descendante fera l'objet d'un petit développement lors de la seconde partie du menuet. Le trio en ré mineur utilise le motif ascendant sous diverses formes et aux quatre instruments donnant à l'ensemble du menuet et du trio une profonde unité.

Finale Vivace 2/4. C'est un des mouvements les plus spectaculaires de toute l'oeuvre de Haydn. Ecrit tout du long en agiles doubles croches piquées avec l'indication staccato, c'est en fait un mouvement perpétuel construit avec la plus grande rigueur. L'énoncé du thème est encadré d'une paire de barres de reprises comme dans plusieurs mouvements terminaux des symphonies contemporaines. Changement d'armature pour le développement, on passe de ré majeur à ré mineur avec un sujet de fugue accompagné par un contrechant qui n'est autre que le thème initial transposé en mineur. Les entrées de fugue se déroulent normalement, sauf celle de l'alto dans la tonalité de fa majeur au lieu du la mineur attendu. Les jeux contrapuntiques complexes qui suivent, aboutissent à une sorte de strette, dans le registre élevé des deux violons et de l'alto, remarquable par la rudesse de l'harmonie et les nombreuses dissonances (secondes majeures et mineures). Le développement se termine et on ne peut qu'admirer la grâce et le naturel avec lequel le premier violon revient au thème initial. Une ample coda apporte une conclusion tout en maintenant le rythme et le tempo implacables du morceau. On arrive à un fortissimo et on croit le mouvement terminé mais les quatre instruments chuchotent pendant quelques mesures encore puis se décident à en finir par une gamme en mouvements contraires. Ce mouvement final est un véritable tour de force et offre une splendide conclusion au cycle de quatuors en entier. Par son caractère extraverti et son volume sonore, il annonce les quatuors à venir, notamment les opus 71 et 74 de l'année 1793, ainsi que ceux de Beethoven. Certains auteurs évoquent à propos du vivace final du quatuor l'Alouette, le monumental quatrième mouvement de type fugato du quatuor opus 59 n°3 en do majeur de la série des quatuors Razumowsky (1).

Ce quatuor l'Alouette va clore en beauté une des périodes (1786 à 1790) les plus fécondes et créatrices de la vie de Joseph Haydn, jalonnée d'oeuvres grandioses et profondes: la symphonie en do majeur n° 82 dite l'Ours, la symphonie en sol majeur n° 88 (la plus novatrice et audacieuse des 107 symphonies à mon humble avis), la symphonie en sol majeur n° 92 (Oxford), les quatuors à cordes opus 54 n° 1 en sol majeur et son allegretto central tellement Schubertien, le virulent quatuor opus 55 n° 2 en fa mineur du Rasoir, le quatuor opus 64 n° 5 en mi bémol majeur, le trio n° 27 en la bémol majeur HobXV.14, une de ses œuvres les plus visionnaires, la grande sonate pour pianoforte n° 58 en do majeur HobXVI.48, la Symphonie Sacrée pour orchestre de chambre, les Sept Dernières Paroles du Christ sur la Croix, HobXX.1, sans oublier les nocturnes pour le roi de Sicile péninsulaire, HobII.25-32, œuvres modestes par les dimensions mais grandes par la valeur musicale etc...Ces œuvres sont globalement joyeuses mais on remarque ici ou là des accès de tristesse frisant parfois le désespoir, comme dans l'avant dernier nocturne en sol majeur, HobII.27 pour le roi de Sicile. En octobre 1790, quelques jours après la mort du prince Esterhazy, tous les chanteurs et chanteuses ont quitté l'opéra d'Eszterhàza et Haydn qui en était en quelque sorte le directeur musical, ressent probablement une grande solitude.
Portrait de Nikolaus Esterhàzy par Martin Knoeller

A la fin de l'année 1790, Haydn qui est devenu libre du fait du décès du prince Nicolas le Magnifique, recevra deux propositions. D'une part Ferdinand IV de Naples, roi de Sicile péninsulaire, dédicataire de nombreuses œuvres magnifiques (concertos pour deux lires HobVIIh 1-5 de 1786 et divertimentos HobII.25-32 pour deux lires de 1790) lui demandera de venir à Naples à son service, d'autre part, Johann Peter Salomon lui proposera de se rendre à Londres, proposition assortie de la commande ferme et payée d'avance d'un opéra seria, l'Anima del Filosofo ossia Orfeo ed Euridice. C'est la deuxième proposition que Joseph Haydn choisira et il fera bien car il pourra à Londres exercer son métier de compositeur en toute liberté, ce qui n'aurait probablement pas été le cas au service du tyrannique monarque napolitain (3).

Interprétations.
Elles sont innombrables et il est difficile de choisir. Si on s'en tient aux versions sur instruments anciens, historiquement informées, on sera charmé par celle du quatuor Buchberger (Abeille musique) et impressionné par la virtuosité de son premier violoniste qui présente le thème de l'alouette avec beaucoup de grâce et qui est souverain dans le vivace final.. La version du quatuor Festetics (Arcana) me semble un cran en retrait par rapport à la précédente. Parmi les versions sur instruments modernes, celle du quatuor Amadeus est sans défaut. On pourra aussi être séduit par celle du quatuor Tatraï. Le Los Angeles quartet (Universal Music) joue le premier mouvement trop lentement à mon goût, ce qui lui enlève une partie de sa magie. Techniquement cette version est irreprochable notamment le mouvement final qui est joué à la bonne vitesse. J'avoue que je n'ai pas étudié vraiment la question de l'interprétation idéale et que toute suggestion sera la bienvenue.
Pour en savoir plus sur les quatuors de l'opus 64, on peut consulter la référence 1 ainsi que: http://haydn.aforumfree.com/t27-les-quators-opus-64



  1. Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, pp. 1183-1193.
  2. Cette image délicieuse de l'alouette survolant les champs risque de disparaître à jamais en Alsace. C'est un océan de maïs qui a envahi la plaine agricole, agriculture agressive et brutale, consommatrice de quantités massives d'engrais et d'herbicides, destructrice des animaux nichant au sol comme le grand hamster ou l'alouette. Puissamment subventionnée, cette culture assure un revenu régulier au cultivateur. Contrairement au blé qui est la nourriture de l'homme, le maïs sert essentiellement à l'alimentation animale. Le bilan carbone de cette culture est donc désastreux mais elle reste l'orgueil de l'agriculture française. Ces quelques données montrent les terribles contradictions de l'agriculture moderne, tiraillée entre la nécessité d'assurer à l'agriculteur un revenu décent et les exigences environnementales..
  3. Ferdinand IV jeta en prison le metteur en scène d'un opéra de Domenico Cimarosa, Artemisa, regina di Caria, car étant allé à une représentation de cet opéra, il le détesta. Il semble que c'était Cimarosa qui était visé mais comme il était l'idole des napolitains, le roi n'osa pas s'en prendre à lui et c'est le metteur en scène qui prit tous les coups. Quand Ferdinand reprit le pouvoir en 1800, après la chute de l'éphémère République Parthénopéenne, il fit emprisonner Cimarosa lui-même pendant quatre mois. Ces données se trouvent dans l'ouvrage de Talmage Fauntleroy et Nick Rossi (4). Il serait intéressant de monter Artemisia, regina di Caria, une œuvre que Cimarosa mettait au dessus du Matrimonio segreto. Haydn connaissait très bien Cimarosa pour avoir monté et dirigé au théâtre d'Eszterhàza, douze à treize opéras du compositeur napolitain.
  4. Fauntleroy,T. and Rossi, N., Domenico Cimarosa, His life and his operas, Greenwood Press, Westport Connecticut, 1999.
  5. Marc Vignal, Dictionnaire de la musique, Le quatuor à cordes, Larousse, 2011. Livre incontournable si on veut s'instruire sur l'histoire du quatuor à cordes.