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mardi 30 mai 2023

Les concertos pour pianoforte de Mozart. Apothéoses

Chaïm Soutine (1893-1943). La Maison Blanche (1918). Musée de l'Orangerie, Paris


Après la trilogie de 1784/85 (1), Wolfgang Mozart écrit encore un concerto en décembre 1785, il s’agit du concerto n° 22 en mi bémol majeur K 482, une oeuvre qui reprend le même plan que celui du concerto n° 9 Jeunehomme dans la même tonalité K 271 de 1777. Malgré la fulgurante beauté du concerto n° 22, nous avons voulu donner la priorité aux trois concertos de l’année 1786, le n° 23 en la majeur K 488, le n° 24 en do mineur K 491 et le n° 25 en do majeur K 503. Dans ces concertos, les divergences l’emportent sur les similitudes, chacun a son caractère propre et une très forte personnalité.

Concerto n° 23 en la majeur K 488.

La tonalité de la majeur est celle du concerto n° 12 K 414, du concerto pour clarinette K 622 et du quintette pour ce même instrument K 581. C’est la tonalité la plus sensuelle utilisée par Mozart, c’est aussi celle du beau son et de mélodies généreuses. En outre la présence de deux clarinettes à la place des hautbois donne à ce concerto une couleur tout à fait particulière.


L’Allegro initial débute par une beau chant d’une grande stabilité tonale. Le deuxième thème en mi majeur est une ample mélodie d’un souffle étonnant  qui prélude à l’entrée du piano. Cette dernière est discrète puis l’instrument reprend à son compte le déroulement de l’exposé orchestral. Ce concerto nous donne ainsi une belle illustration de cette double exposition à la différence près que la deuxième exposition se termine par un thème nouveau à l’orchestre à la fois contrapuntique et mélodique qui m’évoque le deuxième thème du premier mouvement du concerto n° 4 en sol majeur de Ludwig van Beethoven opus 58. Ce motif nouveau fera les frais du développement, il passera par toutes les couleurs de l’arc en ciel et fera l’objet de merveilleux échanges entre les vents et le piano. Le climat se tend et on arrive à des harmonies très hardies voire dissonantes. La rentrée s’effectue sans grands changement mais le thème qui terminait l’exposition reparait; il est développé et agrémenté d’une fine dentelle de doubles croches du piano.


Le sublime adagio en fa # mineur a fait couler tant d’encre qu’on ne va pas rajouter de nouvelles élucubrations. Il débute au piano seul par un thème de sicilienne d’une beauté incomparable. L’orchestre répond par un chant très différent, une des mélodies les plus captivantes et poignantes jamais imaginées par un musicien. On aboutit au ton de la majeur et  les clarinettes s’en donnent à coeur joie, l’une jouant un nouveau chant, l’autre accompagnant en arpèges dans le registre grave, procédé que les contemporains durent trouver très novateur. Le discours musical se répète mais devient encore plus dramatique et désolé et on arrive à un passage (mesures 84 à 91) qui n’est qu’une trame harmonique que l’exécutant doit absolument remplir par des ornements adéquats sinon ce passage devient une pompeuse promenade sur un doigt d’un bout à l’autre du clavier. C.M. Girdlestone s’est exprimé sur la question avec beaucoup d’a-propos et de bon sens et il me semble indispensable de lire son texte avant de jouer ce concerto (2). Le mouvement se termine dans une ambiance désespérée. Andreas Stayer accompagné par Julien Chauvin et le Concert de la Loge, surclasse tous ses collègues.


Retour à la vie avec le rondo final, Allegro assai. C’est une explosion de joie, de vie glorieuse, nous dit Olivier Messiaen (3). Ce dernier a dénombré huit thèmes dans ce vaste mouvement. On est loin de l’austérité de cette année 1786 où Mozart construit des mouvements basés sur un thème unique comme c’est le cas dans le génial premier mouvement du quatuor à cordes n° 20 en ré majeur K 499. Concernant sa richesse thématique et l’audace de ses développements, ce vaste rondo (525 mesures alla breve) n’a qu’un rival c’est le finale de la sonate pour piano et violon en la majeur K 526. Le soliste débute avec un thème d'une fougue et d'une énergie étonnantes. L’orchestre s’empare du refrain et on arrive à un curieux passage où les violons et les cors procèdent en imitations de façon si truculente et débridée que l’on a cité à leur propos La Kermesse ou noce de village (1635) de Pierre Paul Rubens. Le premier couplet se termine par un nouveau thème exubérant des vents à l’unisson auxquels le piano répond par un malicieux contrechant. Après un retour du refrain l’intermède central propose un thème nouveau mélancolique qui fait l’objet de superbes échanges entre le piano et les clarinettes. Ce caractère rêveur se maintient dans le dernier couplet mais le vent joyeux qui anime ce mouvement dissipe les nuages et emporte tout sur son passage dans une conclusion encore plus endiablée que jamais.


Les Platanes à Céret (1920) Collection privée.


Concerto n° 24 en do mineur K 491

Composé en juin 1786, ce concerto est contemporain des Noces de Figaro (4). Avec une flûte, deux hautbois, deux clarinettes, deux bassons, deux cors, deux trompettes, les cordes et les timbales, l’orchestre est le plus volumineux jamais utilisé par Mozart pour un concerto. C’est l’orchestre du 3ème concerto en do mineur de Beethoven opus 37. Brahms ajoutera deux cors à l’orchestre dans son concerto n° 1 en ré mineur opus 15.


Il existe une parenté entre le thème de l’allegro initial et celui de la symphonie n° 78 de Joseph Haydn de 1782: mêmes septièmes diminuées ascendantes, descentes chromatiques semblables. Rien n’est plus grandiose que cette magnifique introduction orchestrale rigoureusement construite. Le moment le plus électrisant survient quand les basses reprennent le thème sous les trémolos des violons dans l’aigu dans un prodigieux élan symphonique. Comme dans le concerto en ré mineur, le piano intervient par un thème nouveau tout aussi émouvant mais le thème initial lui coupe la parole et reprend un leadership qu’il n’abandonnera pas dans tout ce mouvement. De façon inattendue, la flûte s’empare du thème initial en mi bémol mineur (six bémols) tandis que le piano accompagne en arpèges. On passe ensuite en fa # majeur (six dièses) avec des gammes furieuses du soliste. C’est un des premiers exemples d’enharmonie dans un concerto pour piano, un procédé déjà employé dans la sonate pour piano et violon K 482 de la même année qui augmente le champs des possibles dans l’expression des sentiments et dont la plus belle réalisation se trouvera dans la symphonie n° 39 en mi bémol majeur K 543. Ce mouvement, un des plus développés de toute l'oeuvre de Mozart s’achève avec une coda fantomatique dans laquelle le piano parcourt le clavier de ses arpèges tandis que retentissent aux vents des échos du thème initial et au loin des roulements de timbales. 


Le larghetto en mi bémol majeur est tout du long un dialogue inspiré entre le piano et les instruments à vents, flûte, hautbois, clarinette, basson et cor. Jamais ces derniers n’ont été utilisés aussi généreusement par Mozart. Ce larghetto offre une accalmie entre deux orages.


L’allegretto final égale en pathétisme et en intensité le premier mouvement. C’est un compromis entre variations et rondo. Le thème assez simple recèle en lui une dynamique interne considérable. Les variations qui se succèdent libèrent progressivement l’énergie du thème. Cette dernière explose dans la troisième variation, une double variation en fait. Le thème exacerbé par des rythmes pointés, est devenu une marche puissante jouée forte par l’orchestre au complet; on entend ici les pas de Beethoven. La quatrième variation est double et est jouée d’abord par le soliste en contrepoint à quatre voix. Dans la deuxième partie de la variations, les neuvièmes mineures créent une ambiance exaltée et fiévreuse. A noter que les variations sont interrompues par deux intermèdes dans le mode majeur qui fonctionnent comme des couplets de rondo. Dans la dernière variation, le rythme change et passe de 3/4 à 6/8. D’abord fantomatique, la musique prend une ampleur nouvelle et cette page est une des plus audacieuse de Mozart par ses chromatismes et ses dissonances. L’orchestre au complet et le piano  concluent de façon lapidaire. La tonalité de do mineur s’est maintenue jusqu’à l’accord final. Du fait de son unité, de son caractère tragique et de son audace harmonique, ce concerto fait de passion et d'énergie est mon préféré des vingt-sept. 


Paysage à l'âne rouge (1923-4) Collection privée



Concerto n° 25 en do majeur K 502

Les concerts par souscription vont se terminer en apothéose avec ce 25ème concerto, le plus symphonique de tous. Le compositeur réalise qu’il est arrivé au possibilités ultimes d’un genre musical qu’il va bientôt abandonner. Désormais la symphonie canalisera ses énergies dans le domaine instrumental. En outre il semble bien que les académies ne rencontrent plus le succès escompté.


C’est le concerto de tous les superlatifs! Avec 430 mesures, le premier mouvement, allegro maestoso, est le plus vaste mouvement 4/4 de toute l’oeuvre de Mozart. Il partage ce privilège avec celui du quintette en do majeur K 515 (5). Il est construit autour de trois idées:  -un portique triomphal formé d’accords de tout l’orchesstre suivis d’accords massifs du piano;  -un premier thème en do mineur comportant une anacrouse de trois croches et une suite de noires que d’aucuns ont comparé au début de la Marseillaise;  -un deuxième thème essentiellement mélodique qui malgré son charme exceptionnel, ne joue qu’un rôle transitoire. En fait c’est le thème La Marseillaise et surtout l’anacrouse (trois croches et deux noires)  qui le précède qui domine de très loin ce mouvement, un des plus puissamment architecturés de Mozart. Cette anacrouse suivie de deux noires est présente partout dans le mouvement et à tous les pupitres, les bois, les cuivres, les timbales, les violons et notamment les basses. Parfois elle est jouée par l’orchestre à l’unisson mais elle est le plus souvent engagée dans des combinaisons contrapuntiques complexes notamment dans le magnifique développement. Ce motif est très proche du thème principal de la 5ème symphonie de Beethoven (une anacrouse de trois croches suivie d’une blanche) et joue le même rôle. Le piano dans ce concerto se distingue de son rôle dans les concertos précédents. Il procède souvent en accords massifs afin de s’opposer héroïquement à l’orchestre. Dans sa correspondance Mozart mentionne qu’il renforçait la sonorité de son pianoforte par un deuxième instrument qui lui servait de pédale et il est possible qu’il ait utilisé ce procédé pour ce concerto. En tout état de cause, l’influence de Muzio Clementi est manifeste (6).


Après un premier mouvement monumental, l’andante en fa majeur, de forme sonate sans développement, offre une pause bienvenue. De caractère essentiellement serein, il présente des zones d’instabilité et d’ombre comme ce passage très curieux qui surgit à la suite d’une gamme descendante qui parcourt quatre octaves pour s’enfoncer dans les profondeurs du pianoforte; c’est alors qu’apparaît au piano un thème nouveau au profil rythmique subtil et complexe. Ce thème est repris par la flûte, le hautbois et le basson tandis que le piano réalise une fine broderie de triples croches. L’exposition s’achève par un passage enchanteur dans lequel le piano tisse un voile d’une finesse arachnéenne autour d’un thème partagé entre flûte hautbois et basson sur une pédale de do du cor. Aux mesures 59 à 60, la main droite du piano a une partie squelettique qui doit absolument être agrémentée. L’absence d’ornements serait un contre-sens au vu des nuances d'une précision extraordinaire que Mozart a prodiguées à chaque mesure.


Le finale est un rondo allegretto dont le refrain est un thème de contredanse inspiré peut-être du ballet d’Idomeneo. Le premier temps fort de ce puissant finale est le thème du premier couplet, un motif d’un souffle extraordinaire repris par les vents donnant lieu à une extension très dramatique associant le piano et tout l’orchestre. Le deuxième temps fort se trouve dans l’intermède central qui débute en la mineur mais module rapidement en fa majeur. S’élève alors un thème nouveau au piano d’une beauté déchirante suivi par un échange divin entre les bois et le clavier soutenu par une basse obstinée de huit mesures à la manière d’une chaconne. L’orchestration s’étoffe et se complexifie et cet intermède enchanteur d’une centaine de mesures s’enchaine avec le refrain. L’inspiration de ce mouvement s’épuise alors et la dernière partie de ce rondo déçoit un peu mis à par un retour furtif de l’intermède central à la toute fin du morceau. 


On a parfois comparé ce concerto n° 25 à la symphonie n° 82 de Joseph Haydn en do majeur dite l’Ours, exactement contemporaine (7) . Les deux oeuvres ont en commun outre la tonalité, le dynamisme et un caractère impérieux. Chez Mozart le génial premier mouvement domine toute l’oeuvre par contre Haydn a mis toute son énergie dans un formidable finale, sans doute le plus puissant que le maître d’Esztheràza ait jamais composé dans ses 107 symphonies.


Le grand arbre (1942) Musée d'art de Sao Paulo (Brésil)


  1. https://piero1809.blogspot.com/2023/05/les-concertos-pour-pianoforte-de-mozart.html
  2. C.M. Girdlestone, Mozart et ses concertos pour piano. Desclée de Brouwer, Paris 1953, pp 392-3. 
  3. Olivier Messiaen, Les 22 concertos pour piano de Mozart. Librairie Séguier. Archimbaud/Birr.   pp. 81-92.
  4. Georges de Saint Foix, Wolfgang Amédée Mozart, IV. L’Epanouissement, Desclée de Brouwer, 1939, pp. 147-153.
  5. Bertrand Dermoncourt, Dictionnaire Mozart, Robert Laffont, Paris 2005, pp. 162-166.
  6. https://piero1809.blogspot.com/2016/12/muzio-clementi-compositeur-meconnu.html
  7. Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, Paris, 1988, pp. 1201-3.
  8.         Les reproductions proviennent de l'article sur Chaïm Soutine dans Wikipedia. Elles sont libres de droits.



 


mardi 23 mai 2023

Les concertos pour pianoforte de Mozart. Une trilogie dramatique et glorieuse

Les grands chevaux bleus (1911) Franz Marc (1880-1916) Walker Art Center Minneapolis


Après une pause de quelques mois à partir de juin 1784, due à un grave refroidissement, Wolfgang Mozart redonne des concertos en souscription. Après un concerto intimiste, le concerto en si bémol majeur K 456 dans la lignée des précédents, la perspective du salzbourgeois change en profondeur; désormais les concertos pour pianoforte vont devenir symphoniques (1-3). Cela est particulièrement net avec le concerto en fa majeur K 459 achevé le 11 décembre 1784. Ce dernier est presqu'une symphonie avec accompagnement de piano. Le caractère symphonique est aussi accentué par une orchestration riche incluant deux trompettes et des timbales en plus des deux cors, de la flûte, des deux hautbois et des deux bassons. Les parties de trompettes et timbales ont malheureusement été perdues dans le cas du concerto K 459. Elles donnent aux deux concertos suivants: le n° 20 en ré mineur K 466 et le n° 21 en do majeur K 467 leur caractère dramatique et leur majesté respectivement. Par leur caractère symphonique et la densité de l’écriture, ces trois concertos possèdent beaucoup de points communs c’est pourquoi on peut parler de trilogie.

Le renard bleu-noir (1911) Van der Heydt Museum Wuppertal


Concerto n° 19 en fa majeur K 459.

Le thème principal du premier mouvement, sorte de marche joyeuse, est visiblement inspiré du thème principal de la symphonie n° 47 en sol majeur de Joseph Haydn dont Mozart copia l’incipit dans son carnet de notes (4). Dans les deux allegros des deux amis, le thème de marche domine tout le mouvement. Chez Mozart l’orchestre a du mal à abandonner ce thème, les passages où les cordes et les bois jouent le thème et où le piano accompagne en arpèges sont nombreux et l’exposition se termine avec un magnifique développement de l’orchestre sur ce thème, aboutissant à une cadence et au développement proprement dit. Ce dernier basé essentiellement sur le thème principal se termine par un travail harmonique très voisin de la conclusion du développement de la symphonie n° 47 de Haydn. La réexposition est voisine de l’exposition.


Le deuxième mouvement est un Allegretto en do majeur de forme sonate sans développement. La nature de ce mouvement est très différente de celle des deux autres. On pense plutôt à de la musique de chambre. Il débute par un thème très chantant aux courbes harmonieuses. La deuxième partie de cet allegretto se termine par une élaboration très ouvragée du thème principal: les arabesques des parties de bois, de cordes et de pianoforte  se superposent à des gammes en notes piquées, combinaisons aboutissant à un feu d’artifice de timbres divers.


Malgré la beauté des deux premiers mouvements, l’intérêt de l’oeuvre se concentre sur le somptueux allegro assai final. C’est un rondo-sonate typique dans lequel l’intermède central est un puissant développement. Le refrain est un thème ensoleillé, composé d’anapestes (deux croches et une noire) d’une grande énergie interne. Ce refrain est quasiment identique au premier couplet du rondo final presto de la symphonie n° 78 en do mineur de Joseph Haydn, composée deux ans avant ce concerto (5). Le premier couplet débute par un sujet de fugue très dynamique, les entrées de fugue s’enchaînent à un thème nouveau donnant lieu à de merveilleux échanges entre pianoforte, bois et cordes. Le développement débute à l’orchestre et combine génialement le refrain et le couplet  dans un mouvement fugué plein de feu et d’énergie. Le pianoforte se joint à l’orchestre et les octaves brisés parcourent tout l’espace sonore. Tout ce passage possède un éclat merveilleux.  Dans la coda les cordes les vents et le piano lancent tour à tour les anapestes du thème initial avec humour et un esprit très opéra-bouffe. L’orchestre d’un mouvement impérieux met fin à ce spirituel bavardage.


Jeune Fille avec chat (1912) Franz Marc Museum Kochel am See


Concerto n° 20 en ré mineur K 466

Le concerto en ré mineur est une oeuvre de Mozart très personnelle qui n’a aucun équivalent dans la musique contemporaine. S’il fallait trouver une source d’inspiration c’est chez Carl Philipp Emanuel Bach qu’il conviendrait de chercher et notamment dans ses splendides concertos pour clavecin et orchestre en ré mineur Wq 17 et Wq 23 très Sturm und Drang tous les deux, datant de la fin du séjour Berlinois ainsi que dans le concerto en do mineur Wq 43-4 composé à Hambourg en 1772. La forme de ce dernier est très audacieuse, les quatre mouvements: un allegro, un andante, un scherzo et un finale, recapitulazione de l’allegro liminaire, sont enchainés (6). C’est déjà le plan de la Wanderer Fantaisie de Franz Schubert. En admettant que Mozart eût connu ce concerto du Bach de Hambourg et pour peu qu’il s’en fût inspiré, il est probable qu’il était davantage séduit par son côté préromantique plutôt que par sa forme jugée peut-être trop hardie. Le concerto en ré mineur K 466  est en effet très classique pour la forme mais révolutionnaire pour le fond.


Le prélude orchestral par lequel débute le concerto est inoubliable: au dessous des syncopes pianissimo des violons, les basses émettent des roulades, grondements menaçants auxquels répondent les autres cordes. Le tutti orchestral éclate ensuite forte et la même dynamique sonore puissante se maintient jusqu’à une formule conclusive piano au sentiment très intense qui prélude à l’entrée du piano. Ce dernier entre en jeu avec un thème nouveau au profil interrogatif interrompu de silences. La réponse est donnée par le soliste lui-même sous forme de traits de virtuosité qui aboutissent au second thème proprement dit. Dans la suite de l’exposition, on assiste à une reprise variée et enrichie par le piano du prélude orchestral. Le développement très véhément consiste en un combat entre le soliste qui répète plusieurs fois son thème d’entrée interrogatif dans des tonalités variées et l’orchestre qui affirme de façon péremptoire le thème des basses confié cette fois à toutes les cordes, opposition toute beethovénienne. Dans la réexposition assez condensée, le climat dramatique est encore plus intense comme le souligne Olivier Messiaen (7). La magnifique coda basée sur les roulades des basses et la réponse des violons résume de manière vibrante l’essence du morceau. A noter la magnifique cadence que Ludwig van Beethoven écrivit pour ce concerto. 


La romanza en si bémol majeur est en fait un rondo. Le refrain exposé par le piano puis repris par l’orchestre est très doux et chantant. Changement brutal d’ambiance avec le couplet central en sol mineur très dramatique et violent. Ecrit principalement pour le piano et les vents, il anticipe étonnamment la section centrale de l’adagio du concerto pour piano n° 2 de Bela Bartok.


L’allegro assai final est un rondo sonate. Le thème du refrain est attaqué par le pianoforte avec une fougue sans égale dans toute l’oeuvre de Mozart. Ce thème est repris par l’orchestre avec une même vigueur et fait l’objet d’une extension dramatique et passionnée. Dans le premier couplet intervient un thème énergique et joyeux en fa majeur. Le couplet central est un superbe développement sur le thème initial inauguré par l’orchestre avec beaucoup d’intensité et continué par le piano. La rentrée saute le troisième énoncé du refrain et aboutit à une coda en ré majeur entièrement basée sur le thème du premier couplet de plus en plus dominateur et triomphant jusqu’à ce que l’orchestre mette un terme à cette exubérance de quelques traits rageurs.


Après une oeuvre d’une telle concentration, Mozart récidive quelques semaines plus tard avec un nouveau concerto d’une qualité égale mais d’un esprit très différent. 


Tyrol (1914) Galerie Nationale d'Art Moderne Munich


Concerto n° 21 en do majeur K 467 

Terminé le 9 mars 1785, il inaugure une nouvelle manière de composer avec une écriture pianistique plus massive peut-être inspirée de celle de Muzio Clementi (1752-1824) que Mozart rencontra à Vienne en 1782 lors d’une joute fameuse (8) dans laquelle le salzbourgeois se mesura au pianiste romain. En tout état de cause ce concerto est un des plus beaux du salzbourgeois. 


Allegro maestoso. 

Le thème, une noble marche, débute piano aux cordes, les cuivres et les bois répondent forte. On imagine une légion romaine défilant. Une fois que le général vainqueur, arborant la couronne de gloire, s’est incliné devant César, la marche peut procéder triomphalement jusqu’à la fin de la cérémonie. Ainsi se déroule cette introduction orchestrale, la plus symphonique que Mozart ait jusque là composée dans un concerto. Le piano enrichit encore d’avantage la trame symphonique avec des traits d’une écriture pianistique très dense inusitée chez Mozart. Le discours musical toujours énergique aboutit à une héroïque péroraison en mi bémol majeur de tout l’orchestre qui s’enchaine au développement. Ce dernier très long et dramatique est basé sur une idée nouvelle très expressive. La réexposition est fortement remaniée et condensée sans perdre une once de puissance; à la fin les soldats quittent les lieux tout doucement et la musique s'éteint progressivement..


Le sublime andante en fa majeur est selon Olivier Messiaen, une des pages les plus belles de la musique de Mozart et de toute la musique (7). Cas très rare chez Mozart, cet andante n’a pas de forme: une mélodie continue, durchcomponiert, déroule ses volutes sans reprendre son souffle tout au long du morceau. Un chant merveilleux des violons avec sourdine s’élève au dessus des pizzicati des basses. Aux mesures de 12 à 18 des quintes se succèdent selon un mouvement descendant au dessus d’une pédale de dominante; elles engendrent des dramatiques neuvièmes mineures et donnent lieu aux frottements les plus audacieux et troublants entre cordes, vents et pianoforte. Ce passage extraordinaire sera répété quatre fois au cours du mouvement avec des combinaisons différentes d’instruments (9).


Après de pareils sommets, on revient sur terre avec un allegro vivace assai joyeux et vigoureux. Le thème aux contours chromatiques est léger et insouciant. Le premier couplet comporte deux thèmes gracieux et spirituels et une collaboration féconde s’établit entre le piano et les vents. Suit un grand développement basé essentiellement sur le thème du refrain avec des imitations viriles entre les octaves des basses du piano et les bois à l’unisson. Après un retour raccourci du premier couplet, une puissante coda aboutit à une formidable gamme ascendante à l’unisson du piano et trois accords sabrés par tout l’orchestre. Il n’y a pas une note de trop dans ce finale très élaboré.


Ces trois concertos sont remarquables par la densité de l’écriture et la profondeur des idées. Dans cette trilogie, Mozart atteint des sommets qu’il lui sera difficile de dépasser. Murray Peraya (piano) comblera les amateurs les plus exigeants.


  1. C.M. Girdlestone, Mozart et ses concertos pour piano, Desclée de Brouwer, Paris, 1953. 
  2. Georges de Saint Foix, Wolfgang Amédée Mozart, IV. L’Epanouissement, Desclée de Brouwer, 1939, pp. 81-90.
  3. https://piero1809.blogspot.com/2023/04/les-concertos-pour-pianoforte-et.html
  4. Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, pp. 997-8.
  5. Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, pp. 1114-5. Les incipit des symphonies n° 47, 75 et 78 furent notés par Mozart en 1783.
  6. Michel Rusquet, Les oeuvres concertantes de C.P.E. Bach, https://www.musicologie.org/15/rusquet_bach_cpe_concert.html
  7. Olivier Messiaen, Les 22 concertos pour piano de Mozart, Librairie Séguier, Archimbaud/Birr, pp. 67-74. 
  8. Muzio Clementi, compositeur méconnu, https://piero1809.blogspot.com/2016/12/muzio-clementi-compositeur-meconnu.html
  9. Cet andante fait partie de la musique du film Elvira Madigan de Bo Widerberg (1967).
  10. Les tableaux de Franz Marc, libres de droits, proviennent de l'article de Wikipedia sur ce peintre.

dimanche 7 mai 2023

Les concertos pour pianoforte et orchestre de Mozart. Des sourires et des larmes

Etourneau commun (Sturnus vulgaris) par John Gould (1804-1881).


Comme il ne peut être question de passer en revue les 27 concertos pour piano de Wolfgang Mozart, ce travail ayant été réalisé dans le remarquable ouvrage de C.M. Girdlestone (1), nous avons préféré nous focaliser sur les oeuvres les plus importantes. Le choix était difficile et aboutissait à un vrai crève-coeur car il fallait éliminer de merveilleux concertos dont le n° 9 Jeunehomme K 271, le n° 22 K 482 qui ressemble tant au précédent ou le n° 27 K 589. Finalement notre choix s’est porté sur les concertos n° 14 en mi bémol majeur K 449, n° 17 en sol majeur K 453, n° 19 en fa majeur K 459, n° 20 en ré mineur K 466, n° 21 en do majeur K 467, n° 23 en la majeur K 488, n° 24 en do mineur K 491, n° 25 en do majeur K 502.


Concerto n° 14 en mi bémol majeur K 449

Composé le 9 février 1784, il fait la liaison entre les trois concertos K 413, 414 et 415 de 1782 et les concertos de maturité. Ce concerto est plus bref et plus concentré que la plupart des concertos qui vont suivre. Les traits de virtuosité sont peu nombreux et la partie soliste ne joue aucune des fastidieuses ritournelles que l’on trouve parfois comme matériau de remplissage. L’agrément mélodique est constant et de plus l’usage du contrepoint donne beaucoup de caractère à cette oeuvre. Ce style polyphonique s'explique par le vif intérêt que Mozart manifeste pour la musique des anciens maîtres, Georg Friedrich Haendel et Jean Sébastien Bach pendant les années 1782 et 83 qui se concrétise par la composition de la grand messe en do mineur K 427 et de la fugue pour deux pianos K 447 (2).


Le premier mouvement, Allegro vivace, 3/4 est plein de contrastes. Le thème avec son profil initial anguleux, déroule ensuite une ample mélodie piano qui est brusquement interrompue par un épisode forte en do mineur très dramatique. Cet épisode possède des ressemblances avec un passage  du finale presto de la symphonie n° 47 en sol majeur de Joseph Haydn (3). On sait que Mozart à cette époque connaissait cette symphonie puisqu’il en copia l’incipit dans son carnet de notes. Le pianoforte reprend cet exposé orchestral mais l’épisode mineur a disparu. Cette exposition s’achève par un thème avec un trille aux basses inspiré du thème initial, repris par le piano. Ce nouveau thème est repris ex abrupto en si bémol mineur après les barres de reprises et fera les frais du développement. La rentrée est similaire à l’exposition mais l’épisode dramatique du début sera chargé d’amener la cadence du soliste. Les sautes d’humeur de ce mouvement rappellent la manière de Carl Philipp Emanuel Bach ce qui ne saurait étonner car à cette époque, Mozart lui portait beaucoup d’intérêt.


L’andantino en si bémol majeur qui suit est au contraire un morceau beaucoup plus intériorisé. L’introduction orchestrale est remarquable par sa beauté mélodique. Le thème initial est très lyrique, d’un souffle inépuisable et admirablement harmonisé. On croirait déjà entendre les plaintes de la comtesse dans les Noces de Figaro (1786). Ce thème magnifique est repris par le pianoforte avec des modulations encore plus dramatiques qui rappellent certains passages d’Idomeneo. L’épisode central en la bémol majeur a valeur de développement. Les modulations atteignent un niveau d’intensité extraordinaire et inédit pour l’époque et c’est la rentrée. Cette dernière est profondément variée et le mouvement s’achève tout doucement. Du chant sans interruption et pas une note de trop!


Le troisième mouvement allegro ma non troppo, alla breve, est unanimement considéré comme le sommet de l’oeuvre et un des plus beaux finale de Mozart. Olivier Messiaen qui a joué avec Yvonne Loriod tous les concertos de Mozart, l’admirait beaucoup et pointait l’originalité de sa structure: mélange de rondo, de sonate, de variations et de toccata (4). On peut aussi le considérer comme un mouvement perpétuel. A partir du moment où le soliste s’empare du thème initial, il s’engage dans une ronde folle qui se poursuit sans reprendre son souffle jusqu’à la fin du morceau. L’usage permanent du contrepoint, de l’imitation et de la fugue rappelle certes l’influence de Bach et Haendel mais en fait ces influences sont si bien assimilées que le style du salzbourgeois prédomine et ce morceau est en même temps très mozartien. Une sèche analyse ne peut rendre compte du dynamisme et de la vie qui parcourt ce morceau enchanteur. C’est aussi un des premiers exemples de mouvement bâti sur un thème unique, pratique inspirée de Joseph Haydn qui sera abandonnée dans les concertos suivants jusqu’aux oeuvres de l’année 1786 comme on le verra prochainement. On peut trouver sur You tube une version de Murray Peraya qui satisfera les amateurs les plus difficiles (5).


La vierge au chardonneret. Marie, Jean le Baptiste et l'Enfant Jésus par Raphaël (1483-1520)



Concerto n° 17 en sol majeur K 453

En ce printemps de l’année 1784, une floraison de chefs-d’oeuvre surgit du cerveau fertile de Wolfgang Mozart: le quintette pour piano et instruments à vents en mi bémol majeur K 452 (une oeuvre que Mozart aimait par dessus tout), la sonate pour piano et violon en si bémol majeur K 454 et les concertos n° 15 K 450 en si bémol et n° 16 en ré K 451, concertos qui vous mettent en nage selon le salzbourgeois (6,7), deux oeuvres puissantes à la fois symphoniques et virtuoses. Le concerto n° 17 n’est pas le plus virtuose, il possède même un caractère intimiste mais c’est un chef-d’oeuvre absolu. La qualité de l’inspiration est exceptionnelle, les ritournelles mécaniques et répétitives dont certains concertos de Mozart ne sont pas toujours exempts, sont réduites au minimum, la mélodie la plus fraiche et aérienne règne sans partage.


Le premier mouvement allegro, 4/4 débute par une marche mais contrairement à celle qui ouvre le concerto en ré K 451, cette marche n’a rien de militaire (4), c’est la marche alerte et joyeuse d’un groupe de jeunes gens dans la nature par une belle journée de printemps. Ensuite les thèmes (cinq en tout) plus beaux les uns que les autres s’enchainent harmonieusement. Le second thème en mi mineur est particulièrement expressif et conduit à une brusque modulation de sol majeur à mi bémol majeur qui amène un troisième thème dans une ambiance toute différente, inquiète et agitée, première occurence de ce type de modulation chez Mozart à ma connaissance. Le pianoforte reprend cette exposition et lui ajoute même un nouveau thème très expressif tandis que l’exposition se conclut en ré majeur. Le développement très dramatique s’ouvre par une nouvelle modulation subite en si bémol majeur; il est basé sur le troisième thème qui passe par de superbes modulations qui amènent la rentrée. Cette dernière diffère de l’exposition, le matériel thématique est présenté dans un ordre différent de celui de la première partie si bien que cette réexposition apparaît toute renouvelée. 


L’andante en do majeur, 3/4 est un des mouvements lents les plus fascinants de Mozart. Pour une analyse détaillée, on peut se reporter aux publications de Girdlestone (1) ou de Saint Foix (6). Le premier thème se présente comme un cantique. Un deuxième thème aux harmonies audacieuses et vibrantes termine cette exposition orchestrale. Le piano reprend cette exposition en amplifiant notamment l’expression du deuxième thème. Un nouvel exposé du thème principal amène le développement extrêmement modulant. La liberté tonale de ce développement est extraordinaire et on aboutit à un passage hérissé de dièses dans la tonalité de sol # majeur. En l’espace de trois mesures, le piano, grâce à des modulations bouleversantes, revient à un innocent do majeur. La rentrée est encore plus expressive que l’exposition et on s’émerveille de la collaboration entre les vents, les cordes et le pianoforte.


Le troisième mouvement 4/4 allegretto est un thème varié. Le thème de caractère populaire lui fut soufflé, selon les dire de Mozart, par un étourneau qu’il avait apprivoisé. Comme l’animal faisait régulièrement une fausse note, Mozart modifia légèrement le thème afin que la mélodie et le rythme fussent compatibles avec les règles de l’harmonie. Le thème est plus ou moins modifié dans les variations mais toujours reconnaissable tandis que son harmonisation est toujours plus riche. Dans la géniale variation mineure jouée entièrement pianissimo, le thème est réduit à sa plus simple expression, la tonalité de sol mineur et la riche intervention des vents donnent beaucoup d’intensité à cette variation qui a un caractère quasi brahmsien. La variation suivante, une merveille de fantaisie se partage harmonieusement entre le piano, les cordes et les vents et aboutit  à une conclusion inattendue: un vaste presto qui est un véritable finale d’opéra bouffe. Les personnages arrivent sur scène les uns après les autres, d’abord furtivement, ils élèvent la voix et chantent tous en même temps des mélodies variées. La confusion est à son comble jusqu’à ce que le thème de l’oiseau revienne et s’impose au milieu du brouhaha ambiant. Un unisson en sol mineur dans le registre grave de l’orchestre rappelle que des évènements dramatiques eurent lieu mais le thème reprend finalement le dessus.  Trois accords sabrés de sol majeur par tout l’orchestre donnent une conclusion d’une implacable concision à l’oeuvre.


Ce concerto est souvent joué, l’interprétation de Murray Perahia est digne d’éloges. On peut lui préférer la version de Kristian Bezuidenhout sur instruments d’époque (8).



(1) C.M. Girdlestone, Mozart et ses concertos pour piano, Desclée de Brouwer, Paris, 1953.   

 (2) G. De Saint Foix, Wolfgang Amédée Mozart, III. Le grand voyage, Desclée de Brouwer,    1936.

(3) Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, pp 997-8.

(4) Olivier Messiaen, Les 22 concertos pour piano de Mozart, Librairie Séguier, 1981, pp. 45-8 et 55-8. 

(5) Michel Rusquet, https://www.musicologie.org/18/rusquet_mozart_concertos_14_16.html

(6) G. De Saint Foix, Wolfgang Amédée Mozart, IV. L’Epanouissement, Desclée de Brouwer, 1939, pp. 26-43.

(7) Lettre de Wolfgang Mozart à son père Léopold.

(8) https://classicalcandor.blogspot.com/2012/12/mozart-piano-concertos-17-and-22-cd.html

(9) Les illustration dans le domaine public proviennent de Wikipedia que nous remercions.



Turdus merula azorensis (Merle des Açores) Ce prodigieux chanteur est l'oiseau le plus apte à avoir inspiré Mozart