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mardi 30 mai 2023

Les concertos pour pianoforte de Mozart. Apothéoses

Chaïm Soutine (1893-1943). La Maison Blanche (1918). Musée de l'Orangerie, Paris


Après la trilogie de 1784/85 (1), Wolfgang Mozart écrit encore un concerto en décembre 1785, il s’agit du concerto n° 22 en mi bémol majeur K 482, une oeuvre qui reprend le même plan que celui du concerto n° 9 Jeunehomme dans la même tonalité K 271 de 1777. Malgré la fulgurante beauté du concerto n° 22, nous avons voulu donner la priorité aux trois concertos de l’année 1786, le n° 23 en la majeur K 488, le n° 24 en do mineur K 491 et le n° 25 en do majeur K 503. Dans ces concertos, les divergences l’emportent sur les similitudes, chacun a son caractère propre et une très forte personnalité.

Concerto n° 23 en la majeur K 488.

La tonalité de la majeur est celle du concerto n° 12 K 414, du concerto pour clarinette K 622 et du quintette pour ce même instrument K 581. C’est la tonalité la plus sensuelle utilisée par Mozart, c’est aussi celle du beau son et de mélodies généreuses. En outre la présence de deux clarinettes à la place des hautbois donne à ce concerto une couleur tout à fait particulière.


L’Allegro initial débute par une beau chant d’une grande stabilité tonale. Le deuxième thème en mi majeur est une ample mélodie d’un souffle étonnant  qui prélude à l’entrée du piano. Cette dernière est discrète puis l’instrument reprend à son compte le déroulement de l’exposé orchestral. Ce concerto nous donne ainsi une belle illustration de cette double exposition à la différence près que la deuxième exposition se termine par un thème nouveau à l’orchestre à la fois contrapuntique et mélodique qui m’évoque le deuxième thème du premier mouvement du concerto n° 4 en sol majeur de Ludwig van Beethoven opus 58. Ce motif nouveau fera les frais du développement, il passera par toutes les couleurs de l’arc en ciel et fera l’objet de merveilleux échanges entre les vents et le piano. Le climat se tend et on arrive à des harmonies très hardies voire dissonantes. La rentrée s’effectue sans grands changement mais le thème qui terminait l’exposition reparait; il est développé et agrémenté d’une fine dentelle de doubles croches du piano.


Le sublime adagio en fa # mineur a fait couler tant d’encre qu’on ne va pas rajouter de nouvelles élucubrations. Il débute au piano seul par un thème de sicilienne d’une beauté incomparable. L’orchestre répond par un chant très différent, une des mélodies les plus captivantes et poignantes jamais imaginées par un musicien. On aboutit au ton de la majeur et  les clarinettes s’en donnent à coeur joie, l’une jouant un nouveau chant, l’autre accompagnant en arpèges dans le registre grave, procédé que les contemporains durent trouver très novateur. Le discours musical se répète mais devient encore plus dramatique et désolé et on arrive à un passage (mesures 84 à 91) qui n’est qu’une trame harmonique que l’exécutant doit absolument remplir par des ornements adéquats sinon ce passage devient une pompeuse promenade sur un doigt d’un bout à l’autre du clavier. C.M. Girdlestone s’est exprimé sur la question avec beaucoup d’a-propos et de bon sens et il me semble indispensable de lire son texte avant de jouer ce concerto (2). Le mouvement se termine dans une ambiance désespérée. Andreas Stayer accompagné par Julien Chauvin et le Concert de la Loge, surclasse tous ses collègues.


Retour à la vie avec le rondo final, Allegro assai. C’est une explosion de joie, de vie glorieuse, nous dit Olivier Messiaen (3). Ce dernier a dénombré huit thèmes dans ce vaste mouvement. On est loin de l’austérité de cette année 1786 où Mozart construit des mouvements basés sur un thème unique comme c’est le cas dans le génial premier mouvement du quatuor à cordes n° 20 en ré majeur K 499. Concernant sa richesse thématique et l’audace de ses développements, ce vaste rondo (525 mesures alla breve) n’a qu’un rival c’est le finale de la sonate pour piano et violon en la majeur K 526. Le soliste débute avec un thème d'une fougue et d'une énergie étonnantes. L’orchestre s’empare du refrain et on arrive à un curieux passage où les violons et les cors procèdent en imitations de façon si truculente et débridée que l’on a cité à leur propos La Kermesse ou noce de village (1635) de Pierre Paul Rubens. Le premier couplet se termine par un nouveau thème exubérant des vents à l’unisson auxquels le piano répond par un malicieux contrechant. Après un retour du refrain l’intermède central propose un thème nouveau mélancolique qui fait l’objet de superbes échanges entre le piano et les clarinettes. Ce caractère rêveur se maintient dans le dernier couplet mais le vent joyeux qui anime ce mouvement dissipe les nuages et emporte tout sur son passage dans une conclusion encore plus endiablée que jamais.


Les Platanes à Céret (1920) Collection privée.


Concerto n° 24 en do mineur K 491

Composé en juin 1786, ce concerto est contemporain des Noces de Figaro (4). Avec une flûte, deux hautbois, deux clarinettes, deux bassons, deux cors, deux trompettes, les cordes et les timbales, l’orchestre est le plus volumineux jamais utilisé par Mozart pour un concerto. C’est l’orchestre du 3ème concerto en do mineur de Beethoven opus 37. Brahms ajoutera deux cors à l’orchestre dans son concerto n° 1 en ré mineur opus 15.


Il existe une parenté entre le thème de l’allegro initial et celui de la symphonie n° 78 de Joseph Haydn de 1782: mêmes septièmes diminuées ascendantes, descentes chromatiques semblables. Rien n’est plus grandiose que cette magnifique introduction orchestrale rigoureusement construite. Le moment le plus électrisant survient quand les basses reprennent le thème sous les trémolos des violons dans l’aigu dans un prodigieux élan symphonique. Comme dans le concerto en ré mineur, le piano intervient par un thème nouveau tout aussi émouvant mais le thème initial lui coupe la parole et reprend un leadership qu’il n’abandonnera pas dans tout ce mouvement. De façon inattendue, la flûte s’empare du thème initial en mi bémol mineur (six bémols) tandis que le piano accompagne en arpèges. On passe ensuite en fa # majeur (six dièses) avec des gammes furieuses du soliste. C’est un des premiers exemples d’enharmonie dans un concerto pour piano, un procédé déjà employé dans la sonate pour piano et violon K 482 de la même année qui augmente le champs des possibles dans l’expression des sentiments et dont la plus belle réalisation se trouvera dans la symphonie n° 39 en mi bémol majeur K 543. Ce mouvement, un des plus développés de toute l'oeuvre de Mozart s’achève avec une coda fantomatique dans laquelle le piano parcourt le clavier de ses arpèges tandis que retentissent aux vents des échos du thème initial et au loin des roulements de timbales. 


Le larghetto en mi bémol majeur est tout du long un dialogue inspiré entre le piano et les instruments à vents, flûte, hautbois, clarinette, basson et cor. Jamais ces derniers n’ont été utilisés aussi généreusement par Mozart. Ce larghetto offre une accalmie entre deux orages.


L’allegretto final égale en pathétisme et en intensité le premier mouvement. C’est un compromis entre variations et rondo. Le thème assez simple recèle en lui une dynamique interne considérable. Les variations qui se succèdent libèrent progressivement l’énergie du thème. Cette dernière explose dans la troisième variation, une double variation en fait. Le thème exacerbé par des rythmes pointés, est devenu une marche puissante jouée forte par l’orchestre au complet; on entend ici les pas de Beethoven. La quatrième variation est double et est jouée d’abord par le soliste en contrepoint à quatre voix. Dans la deuxième partie de la variations, les neuvièmes mineures créent une ambiance exaltée et fiévreuse. A noter que les variations sont interrompues par deux intermèdes dans le mode majeur qui fonctionnent comme des couplets de rondo. Dans la dernière variation, le rythme change et passe de 3/4 à 6/8. D’abord fantomatique, la musique prend une ampleur nouvelle et cette page est une des plus audacieuse de Mozart par ses chromatismes et ses dissonances. L’orchestre au complet et le piano  concluent de façon lapidaire. La tonalité de do mineur s’est maintenue jusqu’à l’accord final. Du fait de son unité, de son caractère tragique et de son audace harmonique, ce concerto fait de passion et d'énergie est mon préféré des vingt-sept. 


Paysage à l'âne rouge (1923-4) Collection privée



Concerto n° 25 en do majeur K 502

Les concerts par souscription vont se terminer en apothéose avec ce 25ème concerto, le plus symphonique de tous. Le compositeur réalise qu’il est arrivé au possibilités ultimes d’un genre musical qu’il va bientôt abandonner. Désormais la symphonie canalisera ses énergies dans le domaine instrumental. En outre il semble bien que les académies ne rencontrent plus le succès escompté.


C’est le concerto de tous les superlatifs! Avec 430 mesures, le premier mouvement, allegro maestoso, est le plus vaste mouvement 4/4 de toute l’oeuvre de Mozart. Il partage ce privilège avec celui du quintette en do majeur K 515 (5). Il est construit autour de trois idées:  -un portique triomphal formé d’accords de tout l’orchesstre suivis d’accords massifs du piano;  -un premier thème en do mineur comportant une anacrouse de trois croches et une suite de noires que d’aucuns ont comparé au début de la Marseillaise;  -un deuxième thème essentiellement mélodique qui malgré son charme exceptionnel, ne joue qu’un rôle transitoire. En fait c’est le thème La Marseillaise et surtout l’anacrouse (trois croches et deux noires)  qui le précède qui domine de très loin ce mouvement, un des plus puissamment architecturés de Mozart. Cette anacrouse suivie de deux noires est présente partout dans le mouvement et à tous les pupitres, les bois, les cuivres, les timbales, les violons et notamment les basses. Parfois elle est jouée par l’orchestre à l’unisson mais elle est le plus souvent engagée dans des combinaisons contrapuntiques complexes notamment dans le magnifique développement. Ce motif est très proche du thème principal de la 5ème symphonie de Beethoven (une anacrouse de trois croches suivie d’une blanche) et joue le même rôle. Le piano dans ce concerto se distingue de son rôle dans les concertos précédents. Il procède souvent en accords massifs afin de s’opposer héroïquement à l’orchestre. Dans sa correspondance Mozart mentionne qu’il renforçait la sonorité de son pianoforte par un deuxième instrument qui lui servait de pédale et il est possible qu’il ait utilisé ce procédé pour ce concerto. En tout état de cause, l’influence de Muzio Clementi est manifeste (6).


Après un premier mouvement monumental, l’andante en fa majeur, de forme sonate sans développement, offre une pause bienvenue. De caractère essentiellement serein, il présente des zones d’instabilité et d’ombre comme ce passage très curieux qui surgit à la suite d’une gamme descendante qui parcourt quatre octaves pour s’enfoncer dans les profondeurs du pianoforte; c’est alors qu’apparaît au piano un thème nouveau au profil rythmique subtil et complexe. Ce thème est repris par la flûte, le hautbois et le basson tandis que le piano réalise une fine broderie de triples croches. L’exposition s’achève par un passage enchanteur dans lequel le piano tisse un voile d’une finesse arachnéenne autour d’un thème partagé entre flûte hautbois et basson sur une pédale de do du cor. Aux mesures 59 à 60, la main droite du piano a une partie squelettique qui doit absolument être agrémentée. L’absence d’ornements serait un contre-sens au vu des nuances d'une précision extraordinaire que Mozart a prodiguées à chaque mesure.


Le finale est un rondo allegretto dont le refrain est un thème de contredanse inspiré peut-être du ballet d’Idomeneo. Le premier temps fort de ce puissant finale est le thème du premier couplet, un motif d’un souffle extraordinaire repris par les vents donnant lieu à une extension très dramatique associant le piano et tout l’orchestre. Le deuxième temps fort se trouve dans l’intermède central qui débute en la mineur mais module rapidement en fa majeur. S’élève alors un thème nouveau au piano d’une beauté déchirante suivi par un échange divin entre les bois et le clavier soutenu par une basse obstinée de huit mesures à la manière d’une chaconne. L’orchestration s’étoffe et se complexifie et cet intermède enchanteur d’une centaine de mesures s’enchaine avec le refrain. L’inspiration de ce mouvement s’épuise alors et la dernière partie de ce rondo déçoit un peu mis à par un retour furtif de l’intermède central à la toute fin du morceau. 


On a parfois comparé ce concerto n° 25 à la symphonie n° 82 de Joseph Haydn en do majeur dite l’Ours, exactement contemporaine (7) . Les deux oeuvres ont en commun outre la tonalité, le dynamisme et un caractère impérieux. Chez Mozart le génial premier mouvement domine toute l’oeuvre par contre Haydn a mis toute son énergie dans un formidable finale, sans doute le plus puissant que le maître d’Esztheràza ait jamais composé dans ses 107 symphonies.


Le grand arbre (1942) Musée d'art de Sao Paulo (Brésil)


  1. https://piero1809.blogspot.com/2023/05/les-concertos-pour-pianoforte-de-mozart.html
  2. C.M. Girdlestone, Mozart et ses concertos pour piano. Desclée de Brouwer, Paris 1953, pp 392-3. 
  3. Olivier Messiaen, Les 22 concertos pour piano de Mozart. Librairie Séguier. Archimbaud/Birr.   pp. 81-92.
  4. Georges de Saint Foix, Wolfgang Amédée Mozart, IV. L’Epanouissement, Desclée de Brouwer, 1939, pp. 147-153.
  5. Bertrand Dermoncourt, Dictionnaire Mozart, Robert Laffont, Paris 2005, pp. 162-166.
  6. https://piero1809.blogspot.com/2016/12/muzio-clementi-compositeur-meconnu.html
  7. Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, Paris, 1988, pp. 1201-3.
  8.         Les reproductions proviennent de l'article sur Chaïm Soutine dans Wikipedia. Elles sont libres de droits.



 


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