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mercredi 22 mars 2023

Haydn 2032. Volume 10. Les heures du jour

Jean-Baptiste Greuze (1725-1805. La prière du matin. Musée Cognacq-Jay


Les symphonies 6,7 et 8 de Joseph Haydn (1732-1809) qui font partie du volume 10 du projet Haydn 2032 (1) intitulé poétiquement Les heures du jour, possèdent un ensemble de caractères communs qui permettent de les désigner comme formant une trilogie. Elles ont été composées en 1761 pour satisfaire une commande effectuée probablement sitôt l'installation de Haydn au service de Paul Anton Esterhazy (2). L'effectif requis pour les trois symphonies est de loin plus fourni que celui présent dans toutes les symphonies qu'il écrivait auparavant. Il comporte une (ou deux) flûtes, deux hautbois, un bassons, deux cors naturels, le quintette à cordes avec en son sein quatre instruments solistes: deux violons, un violoncelle et une basse d'archet. Du fait de la présence de petits solos pour les vents ou les cordes, ces trois oeuvres se rapprochent de la symphonie concertante ou du concerto grosso à la différence qu'ici les solos très brefs sont fermement intégrés à un projet purement symphonique. Plusieurs solos présents dans les trios des trois menuets sont écrits probablement pour le violone en ré (3), instrument en usage en Autriche à l'époque de Haydn, sonnant un octave en dessous du violoncelle (16 pieds) et donc une tierce en dessous de la contrebasse moderne. Dans l'orchestre Il Giardino Armonico, il est fait mention de deux contrebasses. La présence ou non d'un clavecin fait actuellement débat. Haydn a indiqué pour la présente symphonie: cembalo ad libitum et laisse ainsi clairement le choix au chef! Giovanni Antonini a tranché: le clavecin ne fait pas partie de l'instrumentarium des symphonies de Haydn qu'il a enregistrées pour le moment.


Symphonie n° 6 en ré majeur Le Matin.
Le premier mouvement adagio 4/4 puis allegro ¾ de la symphonie n° 6 est doté selon Marc Vignal, de brillantes couleurs (4). De nombreuses interventions de la flûte, des hautbois, du basson, des cors émaillent le discours musical. Ces instruments tous d'époque dans l'interprétation historiquement informée du Giardino armonico animent merveilleusement une spirituelle conversation. Le passage le plus extraordinaire est la transition entre la fin du développement et la ré-exposition, cette dernière consiste en tenues des vents au dessus de pizzicatos des cordes puis le cor joue à découvert le thème principal deux mesures avant la véritable rentrée, bourde géniale qui sera exploitée de manière identique et au même endroit par Beethoven à des fins dramatiques et non plus humoristiques dans sa symphonie Héroïque (4).

Dans l'adagio 4/4 pour les cordes seules, les magnifique progressions harmoniques baroques du début et de la fin du mouvement évoquent Antonio Vivaldi (1678-1740), musicien faisant partie du répertoire de l'orchestre de Haydn. Au centre s'épanouit un andante ¾ faisant la part belle au violon et au violoncelle solistes. Fin pianissimo dans une ambiance recueillie. On ne peut qu'admirer l'interprétation de Giovanni Antonini qui mieux que d'autres a su exprimer cet hommage de Haydn au compositeur des Quatre Saisons.

Les vents au complet sont de retour dans le menuet. Le trio en mineur est confié à la contrebasse et au basson solos accompagnés par des pizzicatos des violons. On ne sait pas qui chante et qui accompagne tant les deux mélodies se complètent harmonieusement.

Le finale 2/4 Allegro est en deux parties, dans la première, le thème consiste en une gamme de ré majeur ascendante, fusée lancée par une flûte virevoltante et un violon agile accompagnées par des figurations très virtuoses du violoncelle. La deuxième partie débute avec une sorte de transition destinée à amener la rentrée du thème principal. Ce passage, un solo assez acrobatique du premier violon, ne cessera de prendre de l'importance dans les finales des symphonies qui suivront pour devenir un vrai développement, comparable en taille et en signification musicale à celui du premier mouvement (5).

Jean-François Millet. La Méridienne (1866). Museum of Fine Arts, Boston.

Symphonie n° 7 en ut majeur Le Midi

Avec une flûte s'ajoutant aux instruments cités plus haut, c’est la plus richement instrumentée et celle qui se rapproche le plus de l’antique formule du concerto grosso (une petite formation de solistes dialogue avec l’orchestre au complet) et, à mon humble avis, la plus chatoyante des trois. Elle débute avec une solennelle et majestueuse introduction Adagio, seule partie vraiment symphonique de l’œuvre où le groupe des vents s’oppose fièrement à celui des cordes. L’allegro débute de manière saisissante par un unisson forte des cordes avec des trémolos de doubles croches aux violons. Le contraste est grand entre ce début sombre et farouche et la suite du mouvement qui consiste en motifs très mélodieux confiés aux archets experts de Stefano Barneschi, Marco Bianchi (violons) et Paolo Beschi (violoncelle). Le dialogue aboutit à un énergique tutti orchestral du Giardino armonico qui termine l’exposition. Au cours du développement les passages assez doux confiés aux solistes continuent d'alterner avec des tutti menaçants mais cette fois dans des tonalités mineures. Le dernier tutti aboutit à un accord fortissimo en mi majeur. Après un silence surprenant, le développement se poursuit et il faut alors admirer la transition chromatique qui annonce et amène la réexposition. Le thème du début reparaît plus sombre que jamais par tout l’orchestre d’où émergent les menaçants appels des cors.

Le deuxième mouvement Adagio peut être considéré comme une scène dramatique, précédée comme il se doit par un magnifique récitatif débutant en ut mineur. Les phases exaltées et abattues se succèdent. Au récitatif fait suite un dialogue lumineux en sol majeur entre l'un des violons solistes et le violoncelle obligé évoquant un duo d’amour dans un opéra. Les deux solistes sont richement accompagnés par les deux flûtes et l’orchestre. Cet épisode se termine par un point d’orgue suivi d’une cadence où violon et violoncelle solistes rivalisent de virtuosité. Là encore les trois solistes précités font merveille.

Après un menuetto majestueux, le trio nous offre un festival de sonorités inhabituelles. Le violone ou la contrebasse (Gian Carlo Frenza) a un superbe solo et fait preuve d’une étonnante agilité (6). Les deux parties du trio sont agrémentées par les tierces moelleuses des cors tandis que hautbois, d’une part et basson d’autre part font entendre des notes tenues ou bien de légers motifs pianissimo. Haydn expérimente des sonorités nouvelles dont il se souviendra trente ans plus tard en composant les symphonies Londoniennes.

Tous les instruments se donnent rendez-vous dans le finale allegro. C’est maintenant la flûte qui est gratifiée des solos les plus brillants. Les tutti alternent avec des épisodes confiés à des instruments solistes, l’un d’entre eux consiste en gruppettos agiles du premier violon solo dont l’élégante maigreur contraste avec les unissons bien nourris qui l’entourent. Au cours du développement, les motifs de l’exposition circulent avec des modulations génératrices de nouvelles couleurs. Un puissant tutti met un terme à l’œuvre de façon lapidaire.

Simon-Mathurin Lantara (1729-1778). Coucher de Soleil. Musée historique national, Rio de Janeiro.

Symphonie n° 8 en sol majeur Le Soir

De coupe et d'effectifs identiques aux symphonies le Matin et Le Midi, Le Soir diffère de ces deux dernières par son style plus symphonique. Dans les mouvements extrêmes et dans le menuet, les solos ont pratiquement disparu et les interventions des vents ne diffèrent pas sensiblement de ce que l'on attend dans une symphonie de l'époque.

Selon Marc Vignal (4), le premier mouvement Allegro molto 3/8 annonce par son côté monothématique et la rigueur de sa construction, celui de la symphonie n° 88 dans la même tonalité (1787). Le premier thème léger et spirituel domine l'exposition et le développement. Une particularité très remarquable de ce mouvement est qu'après le développement, la réexposition est profondément remaniée (7); elle débute par le thème initial aux cors et se poursuit avec une fantaisie extraordinaire pour culminer par un unisson de l'orchestre sur un mi bémol tout à fait inattendu, premier échantillon des surprises dont la musique de Haydn nous régalera par la suite (8).

L'andante 2/4, comme les mouvements lents des symphonies n° 6 et n° 7, évoque fortement la symphonie concertante ou le concerto grosso par ses importants solos. Aux violoncelle et violon solistes déjà présents dans les symphonies 6 et 7, s'ajoute un basson dont l'intervention, quoique modeste, colore très agréablement ce morceau au grand charme mélodique.

Le menuetto semble avoir été écrit à une date postérieure à 1761 tant ce menuet est écrit dans un vigoureux style symphonique. Dans le trio, le violone est le seul soliste et sa partie est particulièrement virtuose avec ses gammes de croches ascendentes. Là encore le Giardino armonico nous régale de sonorités surprenantes.

Le finale Presto 6/8 est intitulé la Tempesta. Les zigzags de la flûte évoquent les éclairs, les roulades à l'unisson de l'orchestre, le tonnerre, les octaves brisés en doubles croches des violons solistes et du violoncelle obligé (technique très hardie pour cet instrument), les bourrasques de vent, les noires piquées des violons et des cors entrecoupées de soupirs, les gouttes de pluie. Tout cela est très ingénieux et contribue à faire de ce mouvement, un magnifique morceau de musique descriptive magistralement mis en place par Giovanni Antonini. Joseph Haydn aura plus tard l'occasion de nous émouvoir avec des cataclysme naturels autrement plus conséquents, les orages fracassants des Saisons (1800), meurtriers d' Orfeo ed Euridice (1791) sans oublir le terremoto des Sept Dernières Paroles du Christ (1786).


En tout état de cause, ce finale offre une magnifique conclusion non seulement à la symphonie Le Soir mais à la trilogie tout entière. Cette dernière qui tend la main aux Quatre Saisons de Vivaldi (9), une partition que le prince Anton Esterhazy avait dans sa bibliothèque, composée une quarantaine d'années auparavant, annonce le monumental oratorio Les Saisons composé par Haydn quarante années plus tard.


Giovanni Antonini excelle dans ces symphonies de la jeunesse de Haydn. La présente version, par son intelligence, son dynamisme, son brillant et ses contrastes, est à mon goût la plus séduisante de toutes celles que j'ai entendues.



(1) https://piero1809.blogspot.com/2020/11/la-roxolana-giuseppe-haydn.html
(2) Antony Hodgson, The Music of Joseph Haydn: The Symphonies. London: The Tantivy Press (1976): 57.
(4) Mark Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, pp 830-836..

(6) https://imslp.eu/files/imglnks/euimg/3/3d/IMSLP31298-PMLP51749-Haydn-_Sinfonia_Nr7_(HCR_Landon).pdf

(7) http://imslp.eu/files/imglnks/euimg/d/df/IMSLP31309-PMLP71308-Haydn-Sinfonia_Nr8__HCR_Landon_.pdf

(8) La réexposition permet de distinguer facilement Haydn et Mozart. Elle est toujours variée chez Haydn, tandis que chez Mozart la réexposition est généralement identique à l'exposition aux changements de tonalité près, du moins dans les œuvres composées avant 1780. Un autre marqueur haydnien est l'utilisation virtuose et audacieuse du violoncelle. On ne trouve rien de tel dans la musique symphonique et la musique de chambre de Mozart.

(9) Les Quatre Saisons furent dédiées par Vivaldi au comte Wenzel von Morzin en 1725.

mardi 7 mars 2023

La voix humaine à l'Opéra National du Rhin

 

© Photo Klara Beck

Les enregistrements actuellement disponibles de La voix humaine ne sont pas très nombreux. Parmi les interprétations marquantes, celle de Anna Caterina Antonacci qui d'ailleurs chanta l'oeuvre à l'ONR en 2017, m'avait beaucoup plu. J'ai également relevé la version de Nathalie Gaudefroy (2014) accompagnée par le Vlaanderen Symphonie Orkest sous la direction de Jan Latham-Koenig dans laquelle la soprano strasbourgeoise montre un visage plus combatif, plus révolté que celui que l'on prête d'habitude à Elle, tout en délivrant une charge émotionnelle très intense. Une de mes versions préférées est également celle de Karen Vourc'h, particulièrement inspirée dans ce rôle et l'Ensemble orchestral de Paris sous la direction de Juraj Valcuha.

Cette œuvre de Jean Cocteau et Francis Poulenc  créée le 6 février 1959 Salle Favart à Paris, traite d'une situation universelle. On peut facilement s'identifier à Elle. Tout le monde a connu une rupture ou un abandon. Katie Mitchell (mise en scène) affirme que la situation de l'héroïne résulte d'une relation toxique et d'une misogynie intériorisée. Selon elle, aucune femme ne peut s'enfermer dans une telle relation aliénante et douloureuse avec un homme dont le comportement est à ce point immonde et dégradant . Bien que cette interprétation soit convaincante (un être insensible et égoïste semble se trouver à l'autre bout du fil), il est difficile de tirer des conclusions définitives car les propos du protagoniste masculin n'étant pas connus, une seule facette du dialogue nous est accessible. Contrairement à ce qui est souvent dit, l'orchestre ne donne aucune piste pour décrypter les propos de l'ex-amant; en fait il suit essentiellement les états d'âmes et ressentis de la femme comme on peut facilement s'en apercevoir à l'écoute de l'oeuvre et comme le suggère la lettre que Poulenc écrivit à Hervé Dugardin en mars 1958. Bien que les répliques de l'homme eussent été, parait-il, entièrement écrites par Jean Cocteau, elles ne furent jamais diffusées, une bonne chose car leur connaissance amoindrirait probablement la force du texte.


© Photo Klara Beck

Selon Poulenc, ce concerto pour voix de femme et orchestre est une oeuvre tendre et violente, amoureuse et cruelle, sentimentale et sensuelle. Dans une partition écrite essentiellement en chant parlé, une règle d'or a été adoptée: une syllabe, une note et donc aucune fioriture. La ligne de chant est très fragmentée et les phrases musicales n'aboutissent jamais sauf à la fin de l'oeuvre où le lyrisme du compositeur se libère d'une manière bien plus extravertie dans un style que nous trouvons proche de celui de Serge Prokofiev (1891-1953). Patricia Petibon est littéralement pendue au téléphone dont le fil semble représenter un cordon ombilical conduisant un fluide vital qui la maintient en vie. Sa voix plus expressive que jamais, fait preuve d'une ductilité admirable; la soprano peut tout faire avec sa voix y compris un contre ut déchirant sur les mots: A force de marcher de long en large, je devenais folle! Toutefois les prouesses vocales n'ont rien à faire ici. Place à toutes les humeurs imaginables: un espoir insensé, l'exaltation, la dépression, une profonde détresse qui touche l'auditeur-spectateur au plus profond de son être et même l'humour. A l'évocation de souvenirs heureux, le ton devient presque joyeux: Ah! Tu ris! J'ai des yeux à la place des oreilles...A la fin quand l'implacable réalité a pris le dessus et qu'il n'y a plus d'échappatoire, c'est l'abattement, la voix s'éteint. Avec cet appareil, ce qui est fini, est fini.


© Photo Klara Beck

Le décor (Alex Eales) est très réaliste. Le rideau découvre une chambre de meurtre conformément à la didascalie. Les éclairages (Bethany Gupwell) projettent d'abord une lumière cruelle qui s'estompe progressivement jusqu'à l'issue fatale. Elle est habillée d'une longue chemise comme décrit dans le livret (Sussie Juhlin-Wallén).

La direction musicale d'Ariane Matiakh est particulièrement efficace, son geste est sobre et précis, elle fait ressortir les groupes instrumentaux, la sensualité des cordes, le caractère coruscant des bois avec un superbe hautbois, le dynamisme des cuivres dans l'épisode Boeuf sur le toit (bouffée de jazz-panam 1920 selon Poulenc).

Merci à Patricia Petibon, Ariane Matiakh et à l'ONR pour cette heure intense de théâtre et de musique.


©Photo Klara Beck