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lundi 6 août 2018

Turandot


Popolo di Pekino, la legge è questa...Peuple de Pékin, ceci est la loi...
Avec cette proclamation du mandarin, l'opéra débute de façon géniale. En quelques minutes l'ambiance est créée et la trame de l'oeuvre exposée. Impossible d'être dramatiquement plus efficace, exception faite du début de Tosca, aussi concis et percutant !

Affiche de la création (1926), auteur Leopoldo Metlincovitz

La composition de Turandot, opéra de Giacomo Puccini (1858-1924) sur un livret de Giuseppe Adami et Renato Simoni, fut entreprise au courant de l'année 1920. En 1924, l’opéra était presque terminé, il manquait  seulement la dernière scène. La mort de Puccini interrompit le travail. L’achèvement de l’oeuvre fut confié à Franco Alfano (1875-1954) qui venait de composer La Légende de Sakuntala, un opéra au thème semblable à celui de Turandot, et une versión complète de l’opéra put être créée le 26 avril 1926 sous la direction de Toscanini (ou bien d'Ettore Panizza). En fait Alfano composa au moins deux versions de la fin de Turandot, c’est la dernière un peu allégée que l’on entend généralement. En 2001, Luciano Berio écrivit une nouvelle fin pour Turandot en utilisant uniquement les esquisses de Puccini (1,5).

Trone impérial dans le palais de la Pureté céleste, English Wikipedia photo DF08

L’action se place dans la cité interdite de Pékin dans la Chine ancienne. La princesse Turandot, fille de l’Empereur, a voué sa vie à la vengeance d’une ancêtre qui fut violée et martyrisée. Pour se venger des hommes en général, elle soumet ses prétendant à une épreuve: ils doivent résoudre trois énigmes, s’ils résolvent les trois, ils épouseront Turandot et accèderont au trône. S’ils échouent à l’une d’entre elles, ils seront exécutés, sort subi par tous les candidats à ce jour. Un étranger, en fait le prince de Tartarie qui séjourne incognito à Pekin, se présente. A la vue de Turandot, il est saisi d’une passion dévorante pour la Princesse et se soumet à l’épreuve des énigmes malgré les avertissements des ministres de l’empereur, Ping, Pang et Pong. Il sort victorieux de cette épreuve et peut espérer obtenir la main de la Princesse et le trône. Turandot supplie son père de ne pas la donner en pâture à cet étranger mais le père rétorque que la parole donnée est sacrée et qu’elle doit respecter le pacte. L’étranger propose un marché, si la princesse veut échapper à son sort, elle doit deviner son nom. Si elle échoue elle devra accepter de devenir son épouse. Apprenant que Liu, une esclave connait le nom de l’étranger, Turandot la fait torturer afin qu’elle révèle ce nom, mais amoureuse de l’étranger, Liu refuse de nommer l’homme qu’elle aime et se suicide. L’étranger finit par adoucir le coeur de Turandot et lui révèle son nom qui est Calaf, fils de Timur. Turandot admet sa défaite  et Calaf est porté en triomphe par le peuple au trône de Chine.

Du fait de son inachèvement, Turandot ne peut pas prétendre au titre de plus bel opéra de Puccini. La musique est tonalement la plus aventureuse de tous ses opéras, encore faut-il relativiser cette modernité, compte tenu que cette oeuvre a été composée pour l’essentiel vers 1921. Dix ans auparavant Richard Strauss avait composé Elektra et le Wozzeck d’Alban Berg, crée en 1925, est autrement plus audacieux que Turandot. L’orchestration est somptueuse et Puccini ne se refuse rien, en particulier il emploie une abondante percussion comportant de belles parties de xylophone et une riche collection de gongs. Notons enfin que Puccini usa d’authentiques mélodies chinoises dans certaines parties de l’oeuvre.



Extrait de l'air In questa reggia

Le génial acte I est une des plus belles créations de Puccini avec des aspects très originaux. On n'y trouve pas une histoire contée mais une succession de tableaux brillamment colorés. Tout serait à citer :
La vibrante entrée en matière du mandarin: Popolo di Pekino, scandée par le xylophone.
Le prodigieux choeur 
Perché tarda la luna! Faccia pallida... avec ses dissonances troublantes, ses modulations aventureuses et son orchestration raffinée. La lune éclaire la scène de l’exécution du condamné, réminiscence de la Salomé de Richard Strauss mais en même temps création très originale de Puccini.
L’aria de Liu, 
Signore, ascolta, est une merveille de simplicité et d’émotion, à la fin la mélodie d’une indicible beauté est enveloppée des volutes d’un célesta.
La fin de l’acte d’une concision extrême, est d’une puissance à couper le souffle.

Dans l’acte II, Ping Pang et Pong tiennent longtemps le devant de la scène et rivalisent de bons mots et de cabrioles. Ces scènes très 
commedia dell’arte, rappellent Ariane à Naxos de Richard Strauss, elles apportent des touches d’humour grinçant et culminent avec le magnifique terzetto: Ho una casa nell’Honan…où les trois ministres évoquent la vie tranquille qu’ils pourraient mener   dans leurs maisons de campagnes respectives. Les surprenantes modulations et l’orchestration subtile donnent à ce passage une grande poésie.
Le grand air de Turandot 
In questa reggia…, où la Princesse raconte les sévices que subit son ancêtre Lou Ling, révèle l'admiration que Puccini vouait à Richard Wagner.
La fameuse scène des énigmes 
Straniero ascolta… d’une tension dramatique exceptionnelle, est un des sommets de l'oeuvre.

Acte III. Le debut est très prometteur avec un prélude mystérieux et magique, on pense au 
cercle des adolescentes et des adolescents du Sacre du Printemps. Les harmoniques des cordes, des ultrasons à la limite de l'audible, donnent à ce passage une grande force évocatrice.
L’air de Calaf 
Nessun Dorma… est devenu un tube célébrissime. Il représente pour moi la partie la plus faible de l’opéra mais se fait excuser par sa brièveté. L'affection du public pour cette chansonnette m'a toujours sidéré.
L'air de Liu, Si principessa, ascoltami... aurait pu être un sommet émotionnel de l'acte mais la mort de Liu est suivie d'une scène interminable qui fait au contraire baisser la tension dramatique.
Le très beau duo 
Principessa di morte, où la plume de Puccini s’arrête, reprend quelques éléments de l’air In questa reggia.
Dans la partie composée par 
Franco Alfano et surtout dans la version “longue” écrite initialement par le compositeur napolitain, on notera le magnifique duo Calaf, Turandot et tout particulièrement l’élan passionné du passage, Del primo pianto…ainsi que le passage exalté So il tuo nome…(je connais ton nom!). Dans ces passages le style d’Alfano, plus chromatique et plus polyphonique que celui de Puccini, est bien reconnaissable (3).

Giacomo Puccini en 1910, photo d'auteur inconnu.

Il n’y a pas que la maladie qui empêcha Puccini de terminer son opéra. Il est patent qu’arrivé à la mort de Liu, Puccini se trouvait devant une question redoutable: comment terminer de façon convaincante au plan dramatique cet opéra? Il est clair que la fin telle qu’elle existe aujourd’hui, notamment la courte scène 2 du troisième acte, n’est pas crédible. On ne comprend pas pourquoi, par quel tour de magie, Turandot, princesse implacable, la fille du Ciel, libre et pure, cède-t-elle aux caresses de Calaf (2). Quelle aurait été la conclusion de Puccini s'il avait eu le temps de terminer son oeuvre? Il n'y a pas de réponse à une telle question mais seulement des pistes de réflexion. Puccini aurait dit à un de ses proches qu'il voulait pour la fin de son opéra un duo comparable au duo final de Tristan et Isolde de Richard Wagner. C'est dire sa volonté de donner à l'opéra une conclusion digne de ses ambitions. Je me risque à proposer une fin possible. Après la mort de Liu, emportant dans la tombe le nom de Calaf, la situation de la princesse Turandot devient très critique car elle a tout perdu, y compris l'honneur. Dans ces conditions, une lieto fine est devenue impossible et la grande confrontation finale avec Calaf ne peut aboutir qu'à la mort de la princesse et à la fin de sa dynastie (4-6).

(1) 
http://en.wikipedia.org/wiki/Turandot
(2) Kerman, Joseph, Opera As Drama, New York: Knopf, 1956; Berkeley: University of California Press, 1988
(3) Presqu'une génération sépare Franco Alfano, né en 1875, de Puccini, né en 1858.
(4) Une telle fin entrainerait une modification du livret. Comme il n'est pas question de refaire l'histoire, on se contentera des conclusions d'Alfano ou de Berio (5).
(5) https://www.youtube.com/watch?v=iPblqEspFEw&t=1088s
(6) Jürgen Maehder (Ed.), Esotismo e colore locale nell'opera di Puccini. Atti del lo convegno internazionale sull'opera di Puccini a Torre del lago (1983), Pisa (Giardini) 1985.