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dimanche 28 mars 2021

Hémon à l'Opéra National du Rhin

Raffaele Pé dans le rôle d'Hémon. © photo Klara Beck

Qui pouvait imaginer à la mi-mars 2020, qu'un an après le début de l'épidémie, les lieux de culture (théâtres, cinémas,opéras) pourraient être encore fermés au public? Contrairement à d'autres, les équipes de l'Opéra du Rhin ne jetèrent jamais l'éponge et furent à même de représenter en création mondiale Hémon de Zad Moultaka dans le cadre du festival Arsmondo 2021. Rappelons que le but de ce festival était d'ouvrir une grande maison d'opéra comme l'ONR à la création musicale internationale en général et à celle du Liban en particulier. Du fait de la situation sanitaire, il ne put y avoir d'exécution publique d'Hémon mais une retransmission radiophonique fut assurée le samedi 20 mars par France Musique (1-3).

Selon les créateurs de la musique (Zad Moultaka) et de la dramaturgie (Paul Audi), il n'était pas intéressant d'écrire une énième version de l'Antigone de Sophocle. En effet la tragédie de Sophocle avait été la source de nombreux livrets pour des opéras dont un des plus fameux était l'Antigona de Tommaso Traetta (4). C'est pourquoi les auteurs eurent l'idée de réécrire l'histoire vue de son angle mort, le suicidé Hémon, auparavant fiancé d'Antigone. Hémon promu à un rôle devenu capital de témoin des évènements, propose un point de vue radicalement différent de l'histoire. L'amour qu'il éprouve pour Antigone, généralement inexprimé ou quasiment muet dans la tragédie antique, prend ici l'importance qu'il mérite et en même temps tout son sens car cet amour s'oppose frontalement au pouvoir tyrannique de Créon, roi de Thèbes et à l'obstination de ce dernier et d'Antigone. En prenant conscience des ravages du pouvoir et de la folie que ce dernier engendre autour de lui, Hémon acquiert la lucidité qui lui permet de jeter l'éponge, de prendre la tangente, de renoncer au trône qui lui revient et en même temps de déjouer le cruel destin d'une famille maudite. Hémon a cassé ses chaines, il vivra donc, en homme libre par dessus le marché. Ainsi le mythe devient ici une fable sur le pouvoir et sur la manière d'y renoncer. Autre thème abordé dans le tableau 5: quand on a tout perdu, que peut-on faire? La réponse se trouve dans l'absence de renoncement, la résilience et le sursaut d'Hémon. C'est enfin un éloge de la fragilité qui sous tend cet opéra .


Béatrice Uria Monzon (Eurydice) © Photo Klara Beck

Quid de la caractérisation musicale des personnages? Chacun d'eux se transforme, se métamorphose. Hémon n'apparaît qu'au 3ème tableau mais est décrit auparavant par sa mère Eurydice. La vision qu'a cette dernière de son fils est celle d'un être chétif qui a besoin de sa protection. En fait la suite de l'opéra est un démenti de la parole maternelle et ce changement sera révélé de façon limpide lors de l'affrontement du père et du fils au tableau 4 au cours duquel le père devient le fils et vice et versa. L'interprétation moderne du personnage d'Antigone est celle d'une personne certes pieuse et chaste mais aussi une rebelle en partie responsable par son obstination des malheurs qui frappent sa famille. Toutefois l'amour qu'Hémon éprouve pour elle et son cri de désespoir quand il la retrouve morte, révèle un pan inconnu de leurs relations, et à mon humble avis, suggère que cet amour ait pu être réciproque et qu'Antigone est peut-être un personnage moins monolithique qu'il n'y paraît.


Judith Fa (Antigone)  © Photo Klara Beck

Et la musique dans tout cela? Si le livret écrit par Paul Audi dans une langue magnifique est limpide par son contenu et sa signification, il ne peut embrasser toute la complexité du drame qui se joue et c'est là que la musique intervient. Cette dernière donne une dimension nouvelle au texte non seulement en exprimant en surabondance ce que les mots ne peuvent pas dire mais encore en susurrant à l'auditeur ce qui arrivera plus tard, processus que les auteurs qualifient d'anticipation interprétative. Il s'établit ainsi une dialectique subtile entre les mots et la musique dans laquelle cette dernière a souvent une longueur d'avance (3).

La musique assez dissonante est basée sur un langage contemporain relativement accessible parcouru de passages lyriques notamment au tableau 3. D'ailleurs l'orchestre qui sous-tend l'opéra est une formation symphonique classique. Les passages très violents abondent et sont basés sur des ostinatos comme au tableau 5 où le mot chaos est sans cesse répété. Au tableau 6 (Antigone est morte) la violence de la musique atteint un paroxysme d'intensité, les percussions se déchainent avec tout l'orchestre dans une sorte de piétinement bestial d'une violence inouïe. La musique ne renie aucun des acquis de la musique occidentale mais réserve une place aux musiques orientales notamment par l'usage de quarts de tons aux cordes qui s'y prêtent très bien mais aussi aux vents ce qui est bien plus original et pose de réels problèmes aux exécutants. Tandis que la scène pourrait représenter un théâtre d'ombres, les quarts de ton pourraient devenir l'ombre qui traverse la matière musicale. Par cette synthèse de musiques traditionnelles et savantes, Hémon me semble traversé de résurgences d'oeuvres de Bela Bartok. En tout état de cause, la musique d'Hémon réserve au public des moments d'émotion intense et de pure délectation auditive.


L'orchestre et le choeur © Photo Klara Beck

L'exécution révèle une particularité rare, la partition du rôle d'Hémon est écrite pour une voix de baryton pendant la plus grande partie de l'opéra puis pour voix de contre-ténor dans le dernier tableau. Cette écriture ne fait que suivre le cheminement initiatique du personnage titre ainsi que peut-être celui du chanteur Raffaele Pé. Ce dernier reconnu comme un des excellents contre ténors de notre époque a fourni un grand effort pour acquérir une voix de baryton digne d'éloge. Le personnage titre s'identifie à son interprète à la fin puisque d'une part Hémon s'est libéré de ses chaines et que d'autre part son interprète a retrouvé sa voix naturelle de contre ténor. En tous état de cause, Raffaele Pé a parfaitement réussi cette transfiguration tout à fait extraordinaire. Tassis Christoyannis incarne Créon d'une voix impérieuse de baryton-basse à la superbe projection pendant les trois premiers tableaux mais son assurance va se muer en doute après son entrevue avec son fils au tableau 4 et en regrets au tableau 8 où le personnage devient très émouvant (je suis damné!). La partition d'Antigone, nièce de Créon (Judith Fa, soprano) est truffé de suraigus spectaculaires et aussi d'impressionnants intervalles dépassant l'octave, difficultés dont elle s'acquitte avec brio d'une voix au beau timbre. Béatrice Uria Monzon (mezzo soprano) chantait le rôle d'Euridyce, femme de Créon. Croyant son fils Hémon mort, elle sombre dans la folie et de sa voix rompue aux rôles les plus dramatiques (la princesse Eboli dans Don Carlo) émeut par son engagement, notamment dans les tableaux 2 et 8. Geoffroy Buffière (basse) est Hyllos, doyen des magistrats siégeant au conseil de Thèbes. Ce dernier intervient surtout dans le premier et le cinquième tableau d'une voix au timbre chaleureux et une superbe diction. Marta Bauza, Claire Péron, Francesca Sorteni et Anaïs Yvoz, récitantes, interviennent en parlé-chanté, exercice très périlleux dans lequel elles excellent avec un engagement exceptionnel, notamment au tableau 7 dans leur narration de la folie d'Eurydice.

Les musiciens de l'orchestre philharmonique de Strasbourg placés sous la direction de Bassem Hakiki exécutaient une partition très dense, à la fois sévère par la gravité du sujet mais aussi très virtuose. Les cordes pouvaient déployer leur maîtrise technique dans la douceur ( beaucoup d'harmoniques fascinantes, passages sul ponticello) comme dans la force. Les cuivres et notamment des trompettes suraigües intervenaient dans les passages les plus agressifs et dissonants et en même temps les plus dramatiques. Les percussions (tam tam, caisse claire), la harpe et les cloches avaient un rôle très important. Le choeur de l'opéra de Strasbourg (Chef de choeur Alessandro Zuppardo) doit être félicité chaleureusement pour sa contribution essentielle, c'est la vox populi du théâtre antique qui s'exprimait et commentait les évènements dramatiques. Les partitions très ardues ont exigé un travail considérable de la part de tous les participants à ce magnifique projet, mais en fin de compte la réussite est totale.


Félicitations pour cette œuvre exceptionnelle qui résonne si bien avec notre époque et qui a vu le jour contre vents et marées (3). On espère qu'un avenir plus clément permettra une représentation du spectacle vivant.


  1. Hémon, dossier pédagogique https://www.operanationaldurhin.eu/files/f7a10090/hemon_dossierpedagogique_def_light.pdf

  2. Ce texte est une version allongée d'une chronique publiée dans Odb-Opéra : https://www.odb-opera.com/viewtopic.php?f=6&t=23274&sid=ca20d284b7c15945e349f1d9bb31a36d

  3. Judith Chaine, Table ronde https://www.francemusique.fr/emissions/samedi-a-l-opera/creation-d-hemon-de-zad-moultaka-a-l-opera-national-du-rhin-92956

  4. https://piero1809.blogspot.com/2019/12/antigona-de-tommaso-traetta.html


Hémon/Zad Moultaka
Opéra en neuf tableaux
Livret de Paul Audi
Création mondiale

Bassem Hakiki, Direction Musicale
Zad Moultaka, Mise en scène, Scénographie, Costumes
Gilles Rico, Co-mise en scène
Violaine Thel, Collaboration aux costumes
Eric Soyer, Lumières
Yann Philippe, vidéo

Raffaele Pé, Hémon
Tassis Christoyannis, Créon
Judith Fa, Antigone
Béatrice Uria Monzon, Eurydice
Geoffroy Buffière, Basse
Marta Bauza, Claire Péron, Francesca Sorteni et Anaïs Yvoz, Récitantes

Choeur de l'Opéra National du Rhin
Alessandro Zuppardo, Chef de choeur
Orchestre Philharmonique de Strasbourg

samedi 6 mars 2021

Deidamia, dernier opéra de Haendel

Deidamia et Achille. © Photo Ruth Walz © De Nationale Opera


Une revanche éclatante

Dernier opéra de Georg Friedrich Haendel (1685-1759), Deidamia HWV 42, melodramma en trois actes, composé sur un livret de Paolo Antonio Rolli (1687-1765), a été créé le 10 janvier 1741 à Londres au Royal Theater, Lincoln's Inn Fields.

Aucune fée ne s'est penchée sur le berceau du dernier né d'une fratrie de cinquante rejetons. En effet, ce malheureux a été accueilli dans l'indifférence dès sa naissance. Déjà la réception de Serse en 1738, avait été franchement maussade avec seulement cinq représentations. L'échec cuisant de Serse ne découragea pas Haendel qui osa lancer une nouvelle saison d'opéra italien. Imeneo, créé en novembre 1740 n'eut malheureusement aucun succès et Deidamia sombra après trois représentations (1). Jusqu'au bout Haendel a cru en l'opéra italien, sa passion depuis toujours, mais il finit par se rendre à l'évidence que le public anglais ne s'y intéressait plus pour diverses raisons: d'abord il ne comprenait pas la langue italienne, ensuite un mouvement nationaliste poussait à favoriser les musiciens composant sur des paroles anglaises, enfin le puritanisme ambiant se méfiait de la sensualité de l'opéra italien et militait pour des sujets plus édifiants, voire bibliques. Ce n'était donc pas l'inspiration du compositeur qui était en panne mais le goût du public qui avait évolué.

Dans Serse, Imeneo et Deidamia, Haendel abandonne l'opéra seria pur et dur issu de la première réforme et introduit des personnages et des situations comiques (1). Cette démarche est, d'une certaine manière, un retour à l'opéra vénitien du 17ème siècle, celui de Francesco Cavalli (1602-1676) par exemple (2), mais peut être considérée aussi comme une tentative de créer un nouveau genre opératique, ancêtre du dramma giocoso qui fleurira dans la deuxième moitié du 18ème siècle.

Deidamia et Achille encadrent les deux acrobates. © Photo Ruth Walz © De Nationale Opera

Un oracle a prédit qu'Achille mènera les Grecs à la victoire lors de la guerre de Troie mais y perdra la vie. Deidamia qui entretient une liaison amoureuse secrète avec Achille, décide avec la complicité de son père Licomede, roi de Scyros, de confiner son amant déguisé en femme au gynécée sous le nom de Pirra afin de conjurer la prédiction. Ulisse débarquant sur l'île sous un faux nom, à la recherche d'Achille, va tenter de séduire Deidamia en espérant qu'elle révèlera où se cache le héros. Cela provoque la jalousie de Pirra que Ulisse et son compagnon, le roi d'Argos Fenice, prennent pour une nymphe. La force physique de cette étrange fille lors d'une chasse organisée par Licomede éveillant cependant leurs soupçons, le rusé Ulisse imagine un subterfuge. Dans les cadeaux faits aux femmes du gynécée, se trouvent des attributs guerriers (glaive, casque, bouclier...). Au lieu de se jeter sur les fanfreluches, Pirra se précipite sur les armes et Achille est bientôt démasqué, provoquant l'angoisse de Deidamia. Le départ pour la guerre et la gloire d'Achille et de ses amis Ulisse et Fenice, est devenu inéluctable. Malgré une promesse de mariage faite à Deidamia par Achille, la princesse réalise qu'elle ne verra jamais plus son amant et se désespère.

Le livret de Paolo Antonio Rolli (3) traite un sujet qui avait été déjà plusieurs fois abordé dans le passé notamment dans La finta pazza (1641) de Francesco Sacrati (1605-1650) (4,5), dans Achille in Sciro (1663) de Giovanni Legrenzi (1626-1690) et dans l'opéra homonyme (1736) d'Antonio Caldara (1670-1736)). Rolli simplifia notablement les livrets précédents et produisit un excellent texte concentré, clair et linéaire avec des personnages bien dessinés. Le seul rôle vraiment tragique est celui de Deidamia, notamment au troisième acte. Achille sous son déguisement ne peut que provoquer le rire. Le couple formé par Fenice et Nerea (confidente de Deidamia) est franchement comique. Il était peu probable qu'un tel livret plût au public anglais habitué au primo uomo valeureux des opéras serias. A la rigueur, une femme déguisée en homme aurait pu faire l'affaire mais certainement pas un homme déguisé en femme, fût-il le bouillant Achille.

La musique de Deidamia est fine, légère, spirituelle et orchestrée avec beaucoup de soin. Les personnages sont remarquablement caractérisés. Lors d'un premier acte globalement joyeux, on remarque le magnifique air du roi d'Argos, Fenice, Al tardar della vendetta (I,1). En forme de fugue très savante, cet air aurait pu être confié à un choeur à la manière des oratorios contemporains, notamment de Semele (1744). L'acte se termine par une superbe aria di paragone (comparaison, métaphore) (2,6,7) de Deidamia, Nasconde l'usignolo (Le rossignol croit cacher son nid au chasseur mais son vol amoureux le trahit) dans lequel elle compare son amant à l'oiseau chanteur (I,5). Au deuxième acte, Ulisse tente de séduire Deidamia, Un guardo solo, pupille amate (II.1). Achille qui les a surpris pique une crise de jalousie et menace de quitter sa belle. Une vaste scène de chasse avec choeurs suit immédiatement avec un air splendide et véhément d'Ulisse, No! Quella beltà non amo (II.9) dans lequel il avoue qu'il n'aime pas Deidamia mais que c'est Pirra (Achille) qu'il désire. Un air très léger et gracieux de Pirra sur un quadrisyllabe, Si m'appaga, si m'alletta (II.10) et un choeur mettent un point final à l'acte sur une note joyeuse. Au troisième acte, on remarque un air remarquable d'Ulisse, Come all'urto agressor d'un torrente (III.2), aria di paragone où Ulisse compare le guerrier grec à un torrent emportant tout sur son passage. Le très beau duetto de Deidamia et d'Ulisse (III.6) avec violoncelle obligé et le choeur final tirent la morale de l'histoire: pour mériter l'amour, sois d'abord un héros. La musique de Deidamia est digne de celle des plus beaux opéras de Haendel.

Deidamia © Photo Ruth Walz © De Nationale Opera

La version donnée en 2012 à Amsterdam (De Nationale Opera), dirigée par Ivor Bolton à la tête du Concerto Köln et mise en scène par David Alden est une réussite totale. Alden a parfaitement compris l'esprit de l'oeuvre et a conçu un spectacle léger, plaisant, spirituel, ne faisant toutefois pas l'impasse sur l'émotion. La scénographie de Paul Steinberg est mystérieuse, surréaliste. A l'acte I, un décor balnéaire, une vaste étendue marine et un ciel fascinant dont on ne se lasse pas de contempler les nuages aux formes bizarres, donnent un cadre somptueux à l'oeuvre. Le mobilier et les costumes évoquent les années 1950 aux Etats Unis d'Amérique. L'influence du peintre Edward Hopper (1882-1967) est évidente. Dans les actes suivants l'ambiance se grécise, les casques de G.I.s laissent place à des casques antiques, au troisième acte Achille apparaît équipé de pied en cap en guerrier grec et parade complaisamment tandis que le décor évoque un palais de la Grèce antique dont les riches mosaïques apparaissent opportunément sur le rideau qui se baisse à chaque changement de décor. Les éclairages d'Adam Silverman mettent en valeur les coloris avec des irisations splendides; au début de l'acte II, ils créent l'illusion d'un théâtre d'ombres. Une équipe de danseurs acrobates accompagne en permanence les chanteurs et la chorégraphie inventive (Jonathan Lunn) n'empiète jamais sur l'action dramatique. En fait les trouvailles abondent, les gags se succèdent en permanence et sans la moindre lourdeur, une fantaisie souriante imprègne la scène. Le déguisement en femme d'Achille qui est le pivot comique de l'opéra est traité avec esprit et sans vulgarité. Les costumes de Constance Hoffman, parfois intemporels, mélangeant allègrement l'antiquité grecque et l'Amérique des années 50, sont toujours harmonieux. Le spectacle dans son ensemble révèle une direction d'acteurs exceptionnelle où rien n'est laissé au hasard.

Nerea et Deidamia. © Photo Ruth Walz © De Nationale Opera

L'intérêt de cette production repose principalement sur les épaules de Sally Matthews qui interprète le rôle titre. Ce dernier est splendide puisque Deidamia a huit numéros à son actif et quelques uns parmi les plus beaux airs de la partition mais la soprano britannique manifeste de son côté un talent de comédienne étonnant et un engagement total dans la peinture d'une femme amoureuse. Sa voix bien projetée a un timbre envoûtant et des accents déchirants. Lors d'un premier acte insouciant et hédoniste, elle apparaît en pin-up des années 1950 et c'est en maillot une pièce qu'elle va chanter les superbes vocalises et mélismes de sa canzonetta Nasconde l'usignolo (I.5). Pendant tout l'acte ses mimiques et sa vivacité donnent beaucoup de profondeur à son chant, notamment dans l'adorable sicilienne, Quando accenderan quel petto (I,3), imprégnée de tendresse et teintée de mélancolie. A l'acte II sa beauté radieuse est mise en valeur par un costume de chasseresse copiant la Diane de Versailles, sculpture grecque du IVème siècle avant J.-C., exposée au musée du Louvre. Elle montre alors ses qualités de tragédienne et ses larmes sur les mots infelice, abbandonata de l'aria di disperazione: Se 'l timore il ver mi dice (II.3), émouvraient le cœur le plus endurci. Mais c'est à l'acte III que, vêtue d'un peplos blanc immaculé, son désespoir éclate de la façon la plus poignante et véhémente notamment dans l'air M'hai resa infelice (Tu m'as rendue malheureuse) (III.1) opposant à deux reprises un adagio désespéré et un allegro plein de bruit et de fureur. C'est le sommet dramatique de l'oeuvre.

A Silvia Tro Santafe était attribué le rôle d'Ulisse, un des plus lourd de la partition car tous les airs sont très virtuoses et bourrés de vocalises. Cette remarquable soprano espagnole est impressionnante par la vélocité de son débit vocal et l'incroyable énergie qu'elle déploie. Mais elle est capable aussi de manifester de la délicatesse et du charme notamment dans l'air que Ulisse chante à la toute fin du spectacle, Or pensate, amanti cori (III.5). Dans cet air délicieux, l'orchestre contrepointe le chant par des canons complexes et subtils qui ondulent à la manière des vagues qui vont conduire les guerriers grecs vers la gloire. Auparavant, la soprano avait chanté un air superbe, Perdere il bene amato (I.5). Le chant d'amour intense de la première partie laisse place à une partie centrale dramatique d'une violence extrême et la soprano met en valeur ce contraste avec beaucoup de sensibilité. Silvia Tro Santafe fait résonner sa voix à la fois puissante et agile et procède à de vertigineuses vocalises.

Olga Pasichnyk campait le rôle de Pirra (Achille). Son apparition fracassante au premier acte en robe rose bouffante, portant un cerf sur ses épaules et son hyperactivité étaient désopilantes. Seguir di selva in selva la fuggitiva belva (Il n'est de plus grand plaisir que de poursuivre une bête d'un bois à l'autre), chantait-t-elle, à l'unisson de l'orchestre. Les passages comiques ne manquaient pas dans la scène de chasse car la soi-disant nymphe Pirra suscitait la convoitise des chasseurs sans qu'on pût en être choqué. Par la suite elle assumait son rôle travesti avec intelligence et vraisemblance et a rendu avec clarté l'évolution de son personnage. L'air qu'elle chante au premier acte, Se pensi, Amor, tu solo...(I,3), était ravissant. Dans cette gigue irrésistible, Pirra fait comprendre à son amante que l'oiseau le plus amoureux a aussi besoin de voler. Ayant revêtu ses attributs guerriers, équipé de pied en cap et paradant avec complaisance, Pirra devenu Achille chante une aria di guerra très martiale, Ai greci, questa spada dans laquelle il répète, e Troia perira (III.2).

A Veronica Cangemi, revenait le rôle de Nerea qui partageait avec Andrew Foster-Williams (Fenice) des rôles quasiment bouffes. Avec six et cinq airs respectivement, Nerea et Fenice ne sont pas des personnages secondaires, loin de là. Peu concernée par les tourments de son amie Deidamia, Nerea ne pense qu'à chercher un compagnon et Fenice tourne autour de toutes les femmes, il était donc fatal qu'ils se rencontrassent. Le baryton britannique a une voix de baryton-basse à la projection généreuse et à la verve digne d'un basso-buffo tandis que Veronica Cangemi chante avec beaucoup d'élégance, des airs légers et gracieux et montre beaucoup d'aisance dans l'art des vocalises. Dans ses tenues vestimentaires raffinées, on pouvait voir un hommage au cinéma américain des années 50.

Licomede. © Photo Ruth Walz © De Nationale Opera

Avec seulement deux airs, Umberto Chiummo (baryton) a un rôle plus petit mais ses airs sont magnifiques, le premier plutôt tragique et le second, Nel riposo e nel contento (II.4), grandiose de noblesse et de splendeur mélodique. Umberto Chiummo les chantait avec beaucoup de sentiment et de majesté. Jan-Willem Schaafsma (Nestor) faisait preuve d'humour dans un rôle de détective quasiment muet, nonobstant ses interventions dans les choeurs..

Le Concerto Köln apportait à cette production la fine fleur de l'instrumentarium baroque. Très à l'aise dans les tutti: ouverture très enlevée, scène de chasse brillante avec cors, magnifiques préludes des actes II et III, cette formation apportait son expérience du contrepoint dans la lecture de certains airs complexes comme celui de Fenice au début de l'opéra (I,1) et celui d'Ulisse à la fin, (III,5). Dans certains passages chambristes, l'orchestre faisait preuve d'élégance et de délicatesse, avec d'excellents solistes comme la basse de viole dialoguant avec Deidamia par deux fois, Due bell'alme innamorate (I,2). A la tête de cette prestigieuse phalange, Ivor Bolton était à son affaire. Ses choix de tempos, de nuances et de dynamique, mettaient idéalement en valeur les artistes (chanteurs et danseurs). Son interprétation énergique, sans le moindre temps mort, donnait un rythme formidable à cette production passionnante.

Une mise en scène créative et intelligente, un superbe orchestre et un plateau vocal de grande qualité comportant une cantatrice d'exception, ont rendu justice à Deidamia et ont donné à cette oeuvre la meilleure des chances de faire partie du cercle fermé des plus grands opéras de Haendel.

Cet article est une extension d'une chronique parue dans BaroquiadeS (8).


  1. Piotr Kaminski, Haendel, Purcell et le baroque à Londres, Arthème Fayard, 2010

  2. Xavier Cervantes, Les arias de comparaison dans les opéras londoniens de Haendel. Variations sur un thème baroque. 26(2), 147-166, 1995.

  3. R.A. Streatfeild, Handel, Rolli, and Italian Opera in London in the Eighteenth Century, The Musical Quarterly, 3(3), 428-445, 1917

  4. http://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/finta-pazza-strozzi-capella-mediterranea-dijon-2019

  5. https://piero1809.blogspot.com/2020/04/la-finta-pazza-de-sacrati-lopera-de.html

  6. Isabelle Moindrot, L'opéra seria et le règne des castrats, Fayard, 1997, pp 123-128.

  7. Isabelle Moindrot, L'opéra seria et le règne des castrats, Fayard, 1997, pp 199-234.

  8. http://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/deidamia-haendel-bolton-dno

  9. Le DVD correspondant à ce spectacle est disponible.