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dimanche 27 novembre 2022

Serse par Ottavio Dantone et l'Accademia Bizantina

Une version palpitante

Serse HWV 40 de Georg Friedrich Haendel a été créé le 17 avril 1738 à Londres au King's Theater de Haymarket. Le livret est adapté du Xerse de Nicola Minato (ca 1627-1698) écrit en 1654 pour l'opéra homonyme de Francesco Cavalli (1602-1678). Le livret de Minato fut revu par Silvio Stampiglia (1664-1725) en 1694 en vue du Xerse de Giovanni Bononcini (1670-1747). L'oeuvre de Haendel fut accueillie fraichement. Après cinq représentations, elle disparut de l'affiche et ne fut reprise qu'en 1924 à Göttingen. Elle est depuis cette date un des opéras les plus joués de Haendel.


Arlequin et Colombine (1721-1736) par Jean-Baptiste Pater

Serse est probablement l'opéra le plus atypique du compositeur saxon et cela à plusieurs titres. Dans son livre Les opéras de Haendel, un vade-mecum (BaroquiadeS), Olivier Rouvière a évalué le nombre d'arias da capo dans chaque œuvre lyrique du compositeur saxon. Tandis que cette forme musicale est largement dominante dans presque tous ses opéras, elle est minoritaire dans Serse avec 12 arias da capo sur 50 numéros (1). A la place, on trouve de nombreux ariosi, des canzonette, des airs de forme libre, entrecoupés de récitatifs ou durchcomponiert. Autre caractéristique, les airs sont généralement très courts, leur durée est comprise entre une et trois minutes avec cependant dans chaque acte un air de quatre à cinq minutes. Enfin Serse est sans doute l'opéra de Haendel où les passages comiques sont les plus nombreux. Elviro est typiquement un personnage d'opéra bouffe, Atalanta l'est également par de nombreux traits de caractère. Serse ne se montre pas toujours à son avantage et est copieusement moqué par son entourage, le comportement de Romilda oscille entre les rires et les larmes. Seuls les deux altos Amastre et Arsamene sont des personnages d'opéra seria. Haendel se situe dans cet opéra en marge de la réforme métastasienne qui triomphait à cette époque. Tout en regardant vers ses œuvres de jeunesse comme Agrippina, voire vers un passé plus lointain illustré par l'opéra vénitien de Francesco Cavalli ou Giovanni Legrenzi (1626-1690), Haendel annonce en même temps le futur et plus précisément le dramma giocoso.


Pierrot, Antoine Watteau (1718) Musée du Louvre, Paris

Si Serse est de nos jours un des opéras les plus joués de Haendel c'est en grande partie à cause de sa richesse mélodique et en même temps son caractère scénique. L'hymne par lequel commence l'opéra, Ombra mai fu, a une grandeur indiscutable. Selon l'opinion générale (2), cet air aurait un caractère parodique. Cette interprétation est, à notre humble avis, un contre-sens. Dans cet air, le souverain le plus puissant de la terre rend hommage au plus grand des végétaux, le platane, qui est en même temps l'arbre sacré des Perses. D'autres parties du livret évoquent le projet pharaonique de construire sur les bords de l'Hellespont, un pont reliant l'Asie à l'Europe. Par ces actes hautement symboliques et politiques, Serse s'avère être un champion de la communication avec son peuple. Dès que le souverain quitte sa fonction officielle et rentre dans la sphère privée, les ennuis commencent. Deux triangles amoureux animent la trame de l'opéra. D'une part deux femmes (Romilda et Atalante) sont amoureuses d'un même homme (Arsamène, frère de Serse) ; d'autre part Serse déjà engagé dans une liaison que l'on imagine intense avec Amastre, tombe amoureux fou de Romilda. Ces situations aux puissants ressorts dramatiques, sont propices à générer de superbes effusions mélodiques.

Pulcinella, Maurice Sand (1860), Michel Lévy frères.

L'acte I est dans son intégralité un chef-d'oeuvre, les belles mélodies se succèdent presque sans interruption. L'air de Romilda en la majeur, Ne men con l'ombra d'infedelta (I,14) ou encore celui de Serse à la fois sensuel et chevaleresque, Piu che penso alle fiamme (I,19), ont même un caractère presque mozartien. L'acte se termine en fanfare avec l'air irrésistible d'Atalanta en mi majeur, un cenno leggiadretto (I,25). Presque tous les opéras de Haendel comptent au moins une sicilienne, Serse en contient quatre. A l'acte I, Atalante en chante une, sublime, Si, si, mio ben, si, si, en fa # mineur (I,10), dont le rythme 12/8 lancinant et les altérations nous emmènent sur des terres inconnues et troublantes. A l'acte II, Arsamene récidive avec une somptueuse mélodie au rythme 12/8 chaloupé de barcarolle, Quella che tutta fé (II,16), tandis que le dernier air de Romilda (III,28) reprend le même rythme avec, Caro, voi siete all'alma, repris in fine par le choeur. La mélodie est reine et la virtuosité presqu'absente des trois actes. Seuls Amastre et Serse sont dotés de grands airs avec vocalises et le plus spectaculaire est sans doute le grand air avec da capo de Serse, Se bramate d'amor, de structure à cinq sections A,A1,B,A'1,A'2 (II,11). L'instrumentation de Serse est austère avec des cordes prépondérantes et des bois, hautbois et bassons, qui se bornent à doubler les violons et les violoncelles respectivement. Seules les flûtes à bec qui colorent délicieusement le début de l'acte I, ont un rôle indépendant (3).



Le présent CD correspond à un enregistrement live d'une représentation de Serse donnée au Teatro Municipali Romolo Valli de Reggio en mars 2019, fugitivement diffusé sur You Tube. Ayant vu ce spectacle, j'avais été enchanté par son caractère commedia dell'arte, sa fraicheur, son naturel ainsi que l'harmonie et la fluidité des enchainements. J'y ai vu un retour aux sources vivifiant de l'opéra baroque italien et plus spécifiquement vénitien souvent détourné de sa mission par des mises en scène extravagantes ou un abus de voix de contre-ténors. Seul bémol, Ottavio Dantone a procédé à des coupures: tous les choeurs excepté le choeur final ont été supprimés, des récitatifs secs ont été abrégés et plusieurs reprises da capo ont été omises. Ces coupures sont sans doute justifiées par le souci de donner à l'action dramatique encore plus de punch mais elles sont regrettables notamment dans le cas de l'air de Serse, Piu che penso, amputé de deux bons tiers.

La distribution est essentiellement féminine nonobstant les deux petits rôles d'Elviro et d'Ariodate; elle est en outre presque entièrement italienne à l'exception de la française Delphine Galou. Ces deux choix sont importants compte tenu du style qu'a voulu donner le chef à cette production. Selon Ottavio Dantone, il est évident que donner la plus juste interprétation émotive et théâtrale à cette partition comporte de la part des chanteurs et musiciens une attention particulière à la déclamation et à la prononciation, dans la recherche d'une vérité dans l'expression des passions et des affects...(4). Le lecteur de ces lignes conclura que seuls des comédiens ou chanteurs italiens ou parfaitement italophones sont susceptibles de cocher toutes ces cases.

Le rôle titre était confié à la soprano Arianna Venditelli. Cette dernière qui m'avait enthousiasmé dans le rôle d'Angelica dans Il palazzo incantato de Luigi Rossi (5), a donné au personnage de Serse du relief, de la dignité et beaucoup d'humanité notamment dans l'air émouvant, Il core spera e teme (II,20). La voix est corpulente avec de beaux graves, un medium chaleureux et des aigus dramatiques. La tessiture est très étendue. Dans l'aria di furore, Crude furie degl'orridi abissi (III,15), les vocalises sont fluides et pleines d'aisance mais l'air spectaculaire Se bramate d'amor (II,11) est sans doute celui dans lequel cette flamboyante soprano donne le meilleur d'elle-même. Le rôle d'Arsamene, le souvent chanté par un contre ténor, est attribué ici à la mezzo-soprano Marina De Liso. Le rôle est d'une intensité d'expression peu courante dans la musique de cette époque. La mezzo a un tempérament dramatique remarquable et chante avec beaucoup d'émotion les airs magnifiques que sont Amor, tiranno amor (III,7) et Quella che tutta fè (II,16). La prestation d'ensemble est remarquable. Atalanta est un personnage protéiforme qu'on peut interpréter de manières très diverses, Francesca Aspromonte en donne une lecture pleine de finesse, de charme et de fantaisie, tantôt séductrice et même aguicheuse dans Un cenno leggiadretto (I,25), tantôt encline à la duplicité, elle s'avère être une amoureuse sincère dans Voi mi dire che non l'ami (II,19), air profond qu'elle chante avec ferveur.

Delphine Galou incarnait Amastre, amante passionnée de Serse, délaissée par le roi au profit de Romilda. Sa voix rare de contralto donnait beaucoup de corps et de relief à son personnage. Dans son rôle travesti, elle peut surveiller Serse et l'attitude de ce dernier déchaine sa colère dans l'air vindicatif Saprà delle mie offese (I,22). Cet air est périlleux à cause de vocalises continues dans le registre grave et de contrastes dynamiques très prononcés, difficultés dont se joue la contralto avec élégance et brio. Le rôle de Romilda était tenu par Monica Piccinini. Plus posée que sa sœur Atalanta, Romilda recherche avec constance, confiance et une certaine placidité l'amour d'Arsamene. Toutefois le vernis craque dans un récitatif accompagné très véhément (II,12) et l'air magnifique qui suit, E gelosia, quella tiranna (II,13), un des sommets de l'opéra. La soprano dont le timbre de voix est fascinant, fait montre dans cet air d'un tempérament dramatique intense. Biagio Pizzuti (baryton) dans le rôle d'Elviro, le jardinier travesti en marchande de fleurs, assure quelques moments de théâtre désopilants. Tentant d'écouler sa production, il fait quelques pitreries et chante d'une belle voix à l'insolente projection, un irrésistible hymne à Bacchus (II,21). Ariodate, général imbu de lui-même au point d'en être ridicule et père de Romilda et Atalanta, était tenu par l'excellent Luigi De Donato, basse profonde qui impressionne dans son air étrange, Soggetti al mio volere (I,17) au thème asymétrique, à la forme libre qui semble déboucher sur le vide.

L'intérêt de cet enregistrement repose beaucoup sur le magnifique petit orchestre de l'Accademia Bizantina. Ce dernier emmené par Alessandro Tampieri (concertmaster) a un son merveilleux et une personnalité unique. Ces qualités sont en partie dues à la beauté des instruments, tous anciens ou copies d'anciens mais aussi en raison de la culture baroque des instrumentistes. Culture qui s'exprime au détour d'une cadence, dans les reprises da capo grâce à des ornements subtils. Mais le beau son et les belles phrases ne sont pas suffisants, la mission de cet orchestre est avant tout de prendre part au drame qui se joue sur scène et pour ce faire, les instrumentistes s'efforcent constamment de dialoguer avec les voix en adoptant une articulation et les tournures mélodiques qui se rapprochent autant que possible des accents humains. Félicitations à Ottavio Dantone (Directeur musical) d'avoir promu cette phalange à ce degré de perfection.


© Giulia Papetti.  L'orchestre de l'Accademia Bizantina

Avec des comédiens chanteurs superbement engagés, un festival de beau chant et une direction inspirée, le présent enregistrement comblera les amateurs des opéras de Haendel. Cette production renouvelée et dépoussiérée de Serse est palpitante et doit figurer désormais parmi les versions de référence de ce chef-d'oeuvre (6).


  1. Olivier Rouvière, Les opéras de Haendel. Un vade mecum, Van Dieren, Paris, 2021, pp 314-321.

  2. Piotr Kaminski, Haendel, Purcell et le baroque à Londres, Fayard 2010, pp 231-238.

  3. Isabelle Moindrot, L'opéra seria ou le règne des castrats, Fayard, 1993.

  4. Ottavio Dantone, Il rispetto del passato e le emozioni del presente. Notice du coffret HDB-SONUS, 2022

  5. Il palazzo incantato, BaroquiadeS: http://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/palais-enchante-rossi-cappella-mediterranea-dijon

  6. Cet article a été publié sous une forme plus réduite: http://www.baroquiades.com/articles/recording/1/serse-haendel-dantone-hdb





jeudi 10 novembre 2022

Les trois quatuors prussiens de Mozart


Kazimir Malevich,  Portrait de Mikhail Matyushin (1913), Galerie Tretyakov  

Lors de son voyage en Prusse au printemps 1789, Wolfgang Mozart reçut du roi Frédéric Guillaume la commande de six quatuors à cordes et d'une série de sonates pour piano destinées à la princesse de Prusse. Peu de jours après son retour à Vienne, Mozart se met au travail: le quatuor en ré majeur KV 575 est le premier de la série, il est terminé en juin 1789. Il s'écoulera près d'un an entre l'achèvement de ce premier quatuor et la mise en chantier du second en si bémol majeur KV 589 terminé en mai 1790. Le 3ème et dernier en fa majeur KV 590, daté juin 1790, suivra de près. Mozart ne publiera plus de quatuors à cordes après cette date.

Ainsi il aura fallu un an révolu pour que Mozart ait tenu partiellement la promesse faite au roi Frédéric Guillaume. Ce manque d'entrain de la part de Mozart vis à vis de cette commande ne manque pas d'étonner. Il est vrai que cette année 1790 est exceptionnelle à plus d'un titre car moins d'une demi-douzaine d'oeuvres y ont vu le jour. Pour expliquer le peu d'empressement de Mozart à mener à bien la commande du monarque, on peut imaginer que le premier quatuor n'ayant pas eu le succès escompté, le salzbourgeois hésita à poursuivre son travail puis se résigna à honorer une partie de la commande royale.

Ces trois quatuors présentent des caractéristiques communes qui en font un ensemble très cohérent, en fait un véritable cycle:

-le violoncelle, instrument royal, y tient une place prépondérante, surtout dans les premiers mouvements de ces quatuors où il bénéficie de longues mélodies chantantes. La sonorité de l'ensemble s'en trouve affectée de façon très séduisante: dans de nombreux passages la partie de violoncelle est écrite en clé de sol dans le registre aigu de l'instrument et la basse est tenue par l'alto, comme Beethoven le fera de manière fréquente dans ses quatuors à cordes.

-les premiers mouvements des trois quatuors sont construits d'une manière immuable. Ils comportent les deux sujets bien individualisés typiques de la structure sonate classique (1), le développement est composé de deux parties: la première repose sur une formule mélodique terminant l'exposition et la seconde sur le premier sujet. Ce procédé ingénieux renforce l'unité et l'harmonie du morceau.

-les mouvements lents sont simplifiés, comme épurés par comparaison avec les mouvements correspondants des quatuors dédiés à Joseph Haydn. A la variété, aux couleurs, aux contrastes tonaux et dynamiques de ces derniers, succède une ligne musicale paisible empreinte de résignation.

-les menuets sont plus longs que dans les quatuors précédents; un esprit fantaisiste et un humour un peu acerbe tout à fait inhabituels chez Mozart s'y manifestent.

-enfin, le finale devient le mouvement le plus important, à la fois en taille, complexité et élaboration musicale. Simple divertissement, ou même détente dans nombre de compositions antérieures, le mouvement terminal, à partir des trois symphonies de 1788 (prodigieux finale de la symphonie Jupiter KV 551), gagne en volume et en signification musicale ce qui déplace le centre de gravité de l'oeuvre entière. L'allegro final du dernier quatuor en fa majeur KV 590 concentre l'émotion et l'énergie de l'oeuvre entière et donne une conclusion impressionnante au cycle tout entier.

Les quatuors prussiens n'ont pas la même notoriété que les quatuors milanais KV 155-160 (1772-3), la série des six quatuors dédiés à Haydn (1783-5), ou le quatuor Hoffmeister KV 499 (1786); leur réputation d'austérité n'est pas justifiée surtout si on prend la peine d'écouter le cycle des trois dans l'ordre de leur composition ce qui permet de bien percevoir une progression dynamique et émotionnelle. Arrivé au sommet de son art, Mozart nous envoie avec ces quatuors un message d'humanité (2-4).

Kasimir Malévich,  Composition suprématiste (1916), Collection privée, Brett Gorvy

21ème quatuor en ré majeur KV 575

Le quatuor en ré majeur KV 575, composé en juin 1789, est le plus immédiatement séduisant des trois prussiens. Mozart nous ravit par les magnifiques mélodies qu'il prodigue sans compter. Toutefois ce chant continu se déroule dans un cadre strict et est sous-tendu par une discipline de tous les instants. 

Le premier mouvement est tout à fait représentatif, on y entend une succession de mélodies plus belles les unes que les autres. Le violoncelle y tient une place très importante mais un rôle purement mélodique. On pouvait comprendre que le roi de Prusse fût déçu par sa partition car la partie de violoncelle est techniquement simple contrairement à celle bien plus virtuose des quatuors contemporains de Joseph Haydn ou encore des sonates opus 4 pour violoncelle que Jean-Pierre Duport (1741-1818) composa pour le roi la même année.

L'andante en la majeur est une merveille de beauté sonore. Le thème principal évoque de près le célèbre lied "La Violette" KV 477. Comme toujours chez Mozart, on admire le naturel avec laquelle les idées s'enchainent. Le mouvement se termine par une émouvante coda basée sur un thème nouveau qui présente une ressemblance frappante avec le sujet de l'adagio du quatuor en la majeur opus 55 n°1 de Joseph Haydn composé en 1789, morceau centré sur la beauté mélodique, d'esprit très voisin du présent andante.

Le menuet est bien plus étendu que d'habitude. Il débute avec un thème plein de vigueur. Ce thème figure, à peine modifié, dans le menuet du quatuor opus 64 n°6 en mi bémol majeur de Joseph Haydn, composé en 1790. D'autre part le sujet renversé du finale de ce dernier quatuor a été utilisé dans le finale du quintette en mi bémol majeur KV 614 (1791) de Mozart (5). S'agit-il d'un simple hasard ou bien d'un échange de bons procédés quand deux grands esprits se rencontrent? Une visite de Haydn chez Mozart a bien eu lieu en 1790 à Vienne. Dans ce menuet, Mozart oublie son royal client mais dans le trio, sorte de valse en miniature, le violoncelle est à la fête, c'est lui qui mène la danse. 

L'allegretto final, un rondo, est de loin le morceau le plus élaboré. L'écriture en est particulièrement fouillée et le contrepoint omniprésent. Le splendide thème du refrain est chanté par le violoncelle, le premier couplet est en fait un développement contrapuntique sur le thème du refrain, on admire (mesures 40 à 50) "le canon à un temps de distance entre les deux violons et surtout les étonnantes mesures 46 à 50 où sous ce canon, l'alto et le violoncelle en font entendre un autre sur le même thème mais par mouvements contraires" (6). Cet intermède est terminé par une curieuse figure évoquant des battements d'ailes. Après un retour du refrain, le couplet central nous offre un nouveau et magnifique développement sur un élément du premier couplet combiné avec le thème du refrain. Cet intermède est enchainé à un retour du premier couplet qui s'achève avec les battements d'ailes, combinées cette fois de manière enchanteresse avec le thème du refrain. Mozart conclut avec une coda canonique sur le thème du refrain décidément omniprésent mais rendu plus inquiet par des incursions dans le mode mineur. 

Les mots sont impuissants pour décrire ce mouvement. On ne sait ce qu'il faut admirer le plus, la beauté des idées ou leur élaboration savante. Mais ne nous y trompons pas, la technique la plus raffinée est ici au service de l'inspiration la plus pure, aucune affectation, aucune pédanterie dans ce finale, la musique coule de source et est accessible à qui veut l'entendre.  

Kazimir Malevich, Carré rouge (1915), Musée russe de Saint Petersburg


22ème Quatuor en si bémol majeur KV 589

Toutes les qualités de charme et de beauté mélodique que nous avons appréciées dans le quatuor en ré majeur KV 575, nous les retrouvons dans le quatuor en si bémol majeur KV 589. Ce dernier se distingue toutefois du précédent par une inquiétude latente qui transparait dans certains passages.

Le premier mouvement, allegro, ressemble au mouvement correspondant du quatuor KV 575; on y trouve les mêmes caractéristiques: beauté des thèmes, recherche de plénitude sonore, rôle prédominant du violoncelle. C'est un mouvement de structure sonate classique. Les 70 mesures de l'exposition (1) comportent les deux thèmes habituels. Le second thème très chantant est exposé longuement par le violoncelle traité en soliste. Le développement (1) (60 mesures) débute avec un motif terminant l'exposition comme c'est la règle dans cette série de quatuors et se poursuit avec un travail contrapuntique raffiné sur le premier thème. La réexposition (1) (70 mesures) s'effectue ensuite sans grands changements sauf que le second sujet est cette fois chanté par l'alto. Il n'y a pas de coda et ce magnifique mouvement se termine abruptement.

Le larghetto en mi bémol majeur est centré sur la beauté mélodique. Le thème principal est longuement exposé par le violoncelle puis par le premier violon. Il est suivi par des guirlandes de doubles croches dont la répétition par chacun des instruments confère à ce mouvement un côté mélancolique et évoque un peu les thrènes d'une déploration.

Nul de contestera que le mouvement le plus original de ce quatuor est le Menuetto et surtout son trio. Ce dernier est exceptionnellement long (65 mesures) et, à la différence du trio du quatuor précédent, n'a aucun caractère dansant. C'est en somme un mouvement de sonate qui débute par un thème évoquant un chant d'oiseau avec un accompagnement extrêmement original impliquant un "échange de valeurs rythmiques entre l'alto et le second violon toutes les deux mesures" (Georges Beck). Après les barres de reprises commence un véritable développement, le climat s'assombrit brusquement quand le premier violon répond par une phrase chromatique inquiétante à un motif plaintif énoncé par les trois autres instruments. Les modulations qui ponctuent ce discours sont d'une brusquerie plutôt inhabituelle chez Mozart. On a évoqué à leur propos la manière de Carl Philipp Emmanuel Bach dont Mozart avait dirigé quelques oeuvres à cette époque de sa vie (7,8). C'est ensuite la réexposition du thème du trio profondément remanié et terminé par une longue coda remarquable par le traitement virtuose du premier violon qui prodigue de vétilleux arpèges à la mode baroque.

Le finale, allegro assai, est très court mais très concentré. La ressemblance entre le charmant thème de ce finale et celui de l'opus 33 n°2 en mi bémol majeur de J.Haydn a été souvent notée (3,13). Ce finale est très "haydnien" d'esprit, par sa concision et son monothématisme. Le contrepoint y règne en maitre et on admire comment Mozart "développe, combine et enrichit sans cesse les divers éléments du thème unique" (9). Comme dans le trio du menuet, de brusques modulations (notamment ce retour du thème en la mineur dans un environnement de si bémol majeur à la mesure 93) troublent un discours globalement serein et reflètent une sourde angoisse. Si le violoncelle continue à jouer un rôle de premier plan dans les deux premiers mouvements, il est amusant de constater que Mozart l'oublie complètement dans les deux derniers où l'instrument royal se contente de jouer la partie de basse qui lui est dévolue habituellement.

Kazimir Malevich,  Le rémouleur (1912), Galerie d'art de Yale University

23ème quatuor en fa majeur KV 590

Composé en juin 1790, c'est le dernier des quatuors prussiens. Fa majeur est la tonalité de "Ein musikalischer Spass" (Une Plaisanterie Musicale), sextuor pour deux cors et quatuor à cordes KV 522 dont le morceau de bravoure est un finale contenant un fugato grotesque tout à fait irrésistible. C'est aussi celle du concerto pour piano KV 459 qui, dans son dernier mouvement, offre un mélange de savant et de burlesque tout à fait réjouissant. Le présent quatuor présente également dans son menuet et son finale une tendance à un humour plutôt grinçant.

Dans le premier mouvement, allegro moderato, le ton est encore celui des quatuors précédents. On y trouve en effet la même beauté sonore avec toutefois une certaine nervosité , par exemple, dans la brusque retombée de doubles croches du thème principal. Comme dans les autres quatuors de la série, le violoncelle est doté d'un superbe second thème qui ne jouera aucun rôle dans la suite de l'exposition. Cette dernière s'achève avec deux noires piquées qui seront utilisées dans la première partie du développement selon le procédé adopté dans le cycle des trois quatuors. La retombée de doubles croches du thème principal servira de matériau dans la deuxième partie de développement, remarquable par son rude contrepoint. La coda du morceau utilise les deux noires qui terminaient l'exposition et le mouvement s'achève de façon étrange tandis que "le premier violon, tout seul, jette à son tour, dans le gouffre silencieux, ses deux derniers fa isolés." (10).

Le second mouvement allegretto en ut majeur, est un morceau unique chez Mozart. Il est entièrement basé sur un thème très simple, voire un rythme, qui va parcourir tout le mouvement avec des accompagnements très variés. Le violoncelle a une partie difficile, presque virtuose, avec ses octaves brisés ou ses gammes couvrant trois octaves. Au milieu du morceau, le "thème", présenté en doubles cordes, bénéficie d'un splendide accompagnement en rythmes lombards (10), la sonorité de l'ensemble devient vraiment magique et le mouvement s'achève sur une émouvante coda très schubertienne. Le premier violon grimpe jusqu'au do suraigu et le violoncelle fait entendre sa note la plus grave, un do, cinq octaves plus bas. Une musique somptueuse avec un matériel thématique réduit à l'essentiel, tel est le tour de force réalisé dans ce mouvement.

Avec le menuet allegretto, nous revenons sur terre. Il débute innocemment au premier violon par un thème souriant, prequ'un chant d'oiseau, mais quand les quatre instruments attaquent le thème, cette fois en ré mineur, la musique se fait grimaçante. Le malaise s'accroit dans la seconde partie du menuet du fait d'un accompagnement de plus en plus dissonant. Ce menuet est vraiment sans précédent chez Mozart; avec le trio du menuet du précédent quatuor KV 589, il anticipe les scherzi de l'avenir!

Le finale allegro débute avec un thème en doubles croches très long et sinueux qui est ensuite répété par l'alto. Ce thème, ou bien de nouvelles versions qui en diffèrent subtilement, vont ensuite donner lieu à un feu d'artifice de combinaisons les plus variées et savantes: imitations, canons à l'endroit et al rovescio, fugatos, dans une sorte de mouvement perpétuel, ponctué par d'inquiétants points d'orgue. Juste avant les barres de reprises, une dernière mouture du thème apparait avec un rythme étonnant en notes répétées. Selon Georges Beck (12), "cette répétition tourbillonnante d'un dessin de trois notes est l'un des procédés favoris du jazz". Le développement débute brutalement par un trait de génie: une brusque modulation de do à ré bémol majeur et le développement se poursuit à un rythme impitoyable et avec des modulations hardies. Il semble qu'un Mozart déchainé se "défoule" ici! Mais ne ne nous y trompons pas, cette énergie et cette audace folle sont totalement maitrisées par une technique sans faille et coulées dans un moule strict.

Ce morceau génial annonce Beethoven. Il s'appuie aussi sur Joseph Haydn qui en 1790 venait de composer son opus 64 n°5 l'Alouette dont le finale présente des analogies avec celui du présent quatuor et que Mozart a peut-être connu. Le mouvement qui se rapproche le plus de ce finale est le dernier mouvement du quatuor en fa majeur opus 77 n°2 (1799). On y retrouve la même énergie, le même rythme implacable de bout en bout du morceau (13). Toutefois le superbe finale de Haydn respire l'optimisme ce qui n'est pas le cas du finale qui nous occupe ici.

En tout état de cause ce quatuor est le plus contrasté des trois prussiens, son finale offre une conclusion exceptionnelle à ce cycle de 3 quatuors et donne une idée des voies vers lesquelles se serait engagé Mozart s'il avait vécu plus longtemps.


  1. Structure sonate*: https://fr.wikipedia.org/wiki/Forme_sonate

  2. Georges de Saint Foix, Mozart, sa vie, son oeuvre, Tome V, Les Dernières Années, Desclée de Brouwer, 1946, pp 13-30.

  3. Alfred Einstein, Mozart, l'Homme et l'Oeuvre, Desclée de Brouwer, 1954.

  4. https://www.musicologie.org/17/rusquet_chambre_cordes_quatuors_ultimes.html

  5. https://piero1809.blogspot.com/2017/06/les-quintettes-cordes-de-mozart.html

  6. Georges Beck, Heugel et Cie, P.H. 133, 1974 et également Georges de Saint Foix, Mozart, sa vie, son œuvre, Tome V, Les dernières années, Desclée de Brouwer, 1946, pp 52-57.

  7. Georges de Saint Foix, Mozart, sa vie, son oeuvre, Tome V, Les Dernières Années, Desclée de Brouwer, 1946, pp 108-113.

  8. En 1788 Mozart dirigea les oratorios: "Les Israélites dans le Désert" et "La Resurrection et l'Ascension de Notre Seigneur Jesus-Christ" de C.P.E. Bach.

  9. Georges Beck, Editions Heugel, P.H. 134, 1974.

  10. Georges de Saint Foix, Mozart, sa vie, son oeuvre, Tome V, Les Dernières Années, Desclée de Brouwer, 1946, pp 114-117.

  11. Rythmes lombards http://www.musicologie.org/sites/l.html

  12. Georges Beck, Editions Heugel, P.H. 135, 1974.

  13. Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988.
























 

vendredi 4 novembre 2022

Zoroastre de Jean-Philippe Rameau

Portrait de Jean-Philippe Rameau attribué à Joseph Aved (1702-1766), musée des Beaux-Arts de Dijon


La version de 1749, un fleuron de l'oeuvre lyrique de Rameau ressuscité

Zoroastre est une tragédie lyrique de Jean-Philippe Rameau (1683-1764) sur un livret de Louis de Cahusac (1706-1759). Cet opéra fut créé à l'Académie Royale de Musique en 1749. Représentée 25 fois, l'oeuvre fut accueillie favorablement par le public mais peu appréciée par la presse musicale. On critiqua un sujet qui ne faisait intervenir ni les dieux de l'Olympe ni des chevaliers ou des croisés en route pour Jérusalem et qui traitait de croyances venues d'Orient dont le public parisien était peu familier. On contesta la forme et on considéra qu'une tragédie lyrique sans Prologue avec par dessus le marché une sinfonia à l'italienne à la place de l'Ouverture à la française, était une injure faite à la mémoire de Jean-Baptiste Lully (1632-1687). On bouda une musique dans laquelle la déclamation à la française, le récit accompagné et les choeurs ne laissaient pas de place à d'aimables ariettes. Rameau tenait tellement à cet ouvrage qu'il en proposa une nouvelle mouture sept années plus tard, soit en 1756. Les actes I et IV furent en partie conservés mais les actes II, III et V furent composés de novo. C'est une nouvelle œuvre qui fut ainsi proposée au public. La critique fut unanime pour louer cette deuxième version et l'oeuvre originale sombra dans l'oubli (1,2).


Devenu le conseiller spirituel de la famille royale de Bactriane, le prophète Zoroastre, un réformateur religieux, prône l'abandon de l'ancien culte des idoles au profit de l'adoration d'un dieu unique, créateur du monde. Zoroastre qui est amoureux d'Amélite, fille du roi défunt de Bactriane, amour payé de retour, va aider cette dernière à garder son trône. A Zoroastre, s'oppose le personnage d'Abramane, grand prêtre d'un culte polythéiste et âme damnée du dieu Ahriman. Abramane est un ambitieux, adepte d'une magie issue des esprits des ténèbres. Pour accomplir ses noirs desseins, Abramane va recruter Erinice, amoureuse dédaignée de Zoroastre et le couple infernal qui s'est formé par dépit amoureux plutôt que par opposition théologique, envisage de prendre le pouvoir laissé vacant par le décès du roi et va combattre le couple de la lumière représenté par Zoroastre et Amélite. Au terme de multiples affrontements impliquant les magies noires et blanches et émaillés de revirements spectaculaires, la bataille finale sera gagnée par Zoroastre et Amélite.


Zoroastre par Raphaël (1509)

Dans le livret, le Zoroastrisme est présentée comme une religion à portée philosophique, morale et sociale (2), il affirme que les hommes sont dotés d'une âme éternelle, il prône également la responsabilité individuelle et respecte la liberté de chacun. Beaucoup ont vu dans ce livret la marque des enseignements de la Franc-Maçonnerie dont Cahusac était probablement un adepte (1,3).


La comparaison des deux versions de Zoroastre est passionnante. La version initiale de 1749 est plus concentrée, plus austère; la déclamation à la française, le récit accompagné, les quelques airs très brefs et le choeur y sont intimement mêlés d'une manière très moderne mais qui, paradoxalement, rappelle Lully par certains côtés. Dans ces ensembles touffus, il n'y a plus de place pour des airs virtuoses permettant aux soliste de briller. La version de 1756 est plus aérée, elle comporte au sein de chaque acte des grands airs tripartites bourrés de vocalises et d'ornements qui rappellent l'aria da capo italienne, elle est plus riche en belles mélodies et en duos sentimentaux, elle est plus galante et plus aimable et donne aux voix de femmes et notamment à celle d'Amélite beaucoup plus d'importance (six airs virtuoses dans la version de 1756 et un seul dans celle de 1749), ingrédients qui mis bout à bout eurent l'heur de plaire au public parisien. William Christie en fit une superbe lecture dans son enregistrement de février 2003 (4). Les deux versions qui sont en fait deux œuvres différentes, sont complémentaires et figurent au palmarès des plus belles tragédies lyriques jamais composées. Elles possèdent toutes les deux un quatrième acte fulgurant se terminant par un finale tourbillonnant alliant Erinice, Abramane, la Vengeance et le choeur, Courez aux armes.


On a souvent comparé le Zoroastre de Rameau à la Flûte enchantée de Wolfgang Mozart (1756-1791). On trouve en effet dans les deux œuvres le même manichéisme dans l'opposition des forces du bien et du mal et des résonances maçonniques semblables. Mais les ressemblances s'arrêtent là car musicalement parlant, il n'y a rien de commun entre l'oeuvre complexe, foisonnante et novatrice du natif de Dijon au sommet de son art et celle dépouillée, épurée, désincarnée du salzbourgeois composée au terme de trois années de repli sur lui-même (5).

Voltaire par Nicolas de Largillière (1656-1756)
Voltaire, admirateur de Rameau, le baptisa Euclide-Orphée

La version inédite de 1749 était présentée le 30 avril 2022 au Théâtre Municipal de Tourcoing (BaroquiadeS) (6) et en ce 16 octobre 2022 au Théâtre des Champs Elysées de Paris (7). Cette recréation était une première mondiale. A l'écoute du concert du TCE, on pouvait remercier les architectes qui en 1912 ont conçu ce lieu magnifique car l'acoustique y est merveilleuse. La symphonie en ré mineur par laquelle commençait l'oeuvre avait un éclat exceptionnel. Tous les instruments ressortaient avec limpidité et tout particulièrement les deux clarinettes historiques de facture française construites pour l'occasion. Ces dernières, en solo ou bien dans les tutti, donnaient à cette ouverture un son reconnaissable entre mille et un esprit nouveau.


Les voix masculines étaient à la fête dans cet opéra. Je craignais que je ne fusse déçu par l'attributaire du rôle titre. C'est alors que Reinoud Van Mechelen (haute-contre) monta sur scène et... ne la quitta pratiquement plus. Sa voix à la projection fabuleuse emplit l'espace sans forcer le moins du monde. Puissant dans les graves, rayonnant dans le medium et lumineux dans des aigus à tomber, il domina son sujet et offrit au public une incarnation idéale et pleinement aboutie d'un rôle aussi ambitieux. Pour s'en convaincre, il suffit d'écouter son air admirable de l'acte II, Aimez-vous sans cesse. Si les actes II et III appartiennent à Zoroastre, le sublime acte IV est celui d'Abramane, esprit du mal et âme damnée du dieu Ahriman. Tassis Christoyannis (basse-taille) réussit la performance de nous rendre le méchant presque sympathique grâce à sa présence sur scène, son allure de père noble et une voix puissante au timbre parfois rocailleux, parfaitement adaptée pour lancer des imprécations à la face de son ennemi mais plus souvent chaleureuse notamment dans l'admirable air en sol mineur qui ouvre l'acte IV, Cruels tyrans qui régnez dans mon cœur où on croit presque entendre des remords de sa part. A David Witczak (basse-taille) incombaient les rôles de Zopire, Ahriman, Un Génie, La Vengeance. Parmi ces rôles, le plus fourni était celui de la Vengeance qui domine tout l'acte IV. Dans ce dernier il pouvait mettre en valeur son ample medium et un aigu percutant, notamment dans son air, Va, cours, j'arme tes mains. Mathias Vidal (haute-contre) chantait les rôles d'Abénis, d'Orosmade et d'une Furie. On ne peut que regretter la brièveté de ses interventions quand on les entend dans l'acte II, d'abord voluptueuses dans le rôle d'Abénis et ensuite impérieuses dans celui du dieu Orosmade, Zoroastre, vole à la gloire. Ces instants merveilleux passaient malheureusement trop vite. Thibaut Lenaerts, préparateur du choeur de chambre de Namur, a chanté avec autorité le rôle d'une Furie dans l'acte IV.


Les femmes jouent un rôle secondaire, il n'y a point d'héroïne mis à part Erinice qui dans un rôle un peu monolithique, déploie sa rancoeur, sa frustration mais également son ambition dévorante. Véronique Gens est une grande tragédienne et ne manque jamais ses rendez-vous dans l'opéra baroque et classique. Elle manifestait dans ce rôle d'Erinice un engagement de tous les instants, une puissance vocale sans faille, un instinct dramatique très sûr et beaucoup d'intensité dans l'expression de ses passions. Le rôle d'Amélite est singulièrement petit dans cette version de 1749. Jodie Devos intervenait principalement dans des récits accompagnés et quelques courtes ariettes. Elle pouvait enfin déployer son talent et libérer une voix au timbre éclatant dans son air de la fin de l'acte V, Règne, Amour! Cet air dans la tonalité sensuelle de la majeur a la structure ABA' de l'aria da capo et est écrit dans un registre tendu qui convient parfaitement à sa tessiture de soprano colorature. Dans la reprise da capo, elle nous régala de superbes variations culminant avec un contre-ré lumineux. Gwendoline Blondeel et Marine Lafdal-Franc sont deux sopranos du choeur de Namur qui ont embrassé une carrière de soliste. Dans le rôle de Céphie et de Cénide, Gwendoline Blondeel, artiste bien connue dans l'opéra baroque (superbe prestation dans Il Palazzo incantato de Luigi Rossi), fait admirer sa très jolie voix au timbre fruité, sa belle ligne de chant et sa connaissance approfondie du chant baroque. J'ai adoré son duo magnifique avec Mathias Vidal, Sommeil, fuis de ce séjour, pour la fête la plus belle...Marine Lafdal-Franc (Zélise, Une Fée, Une Furie) a une voix bien projetée, un timbre chaleureux et un tempérament dramatique incontestable. Son duo en tant que Fée avec David Witczak, Volez dans la carrière, était remarquable.


De gauche à droite: Marine Lafdal-Franc, Gwendoline Blondeel, Reinoud Van Mechelen, Jodie Devos, Alexis Kossenko, Véronique Gens.

L'orchestre Les Ambassadeurs-La Grande Ecurie (directeur Alexis Kossenko) était un acteur essentiel de ce concert. L'écriture orchestrale de Rameau est souvent touffue avec un usage constant du contrepoint. Les imitations entre violons et basses et les passages en fugato font partie intégrante du langage du compositeur. Les passages ultra-rapides sont légion. L'usage de la dissonance est aussi une constante dans son écriture. L'exécution d'une grande précision des cordes emmenées par Stefano Rossi (violon solo) permettait de rendre justice aux passages les plus subtils et aux prodiges harmoniques qui marquent le passage des ténèbres à la lumière. Les bois coloraient de façon savoureuse la musique et on note avec plaisir que Rameau les utilise par groupes de quatre d'une façon qui lui est propre et qui ne correspond pas à l'évolution vers le classicisme de Mozart et Haydn. Par exemple, l'emploi de quatre bassons pouvait surprendre mais ces instruments utilisés en solo ou en diverses combinaisons ont permis d'obtenir des effets sonores sui generis tout à fait jouissifs. J'ai adoré la percussionniste Marie-Ange Petit et ses magnifiques contre-temps de timbales à l'acte IV.


Le pupitre des sopranos du Choeur de Chambre de Namur est époustouflant. Il est particulièrement à la fête dans la musique française où l'absence de celui des altos engendre le fameux creux français qui donne aux voix hautes de femmes un relief très particulier. Le pupitre des hautes-contre n'a pas vocation à combler ce creux; il joue en fait sa propre partition dans la partie haute des voix d'hommes ce qu'il a réussi à merveille lors du concert. Quant aux ténors et aux basses, ils impressionnent par leur puissance et leur engagement. Ajoutons ici que dans Zoroastre, le choeur ne se contente pas de commenter l'action, il est, au même titre que l'orchestre, un acteur majeur du drame qui se joue sur scène.


Alexis Kossenko était à la tête de tout ce beau monde. J'ai beaucoup aimé sa gestuelle, à la fois ample, précise et très rythmique, mise longuement au point afin que les chanteurs sur scène interagissent avec lui. Je me pris à rêver de danseurs à qui ces gestes seraient destinés.


La fine fleur du chant français baroque, un orchestre et un choeur merveilleux, la découverte d'un fleuron méconnu de la divine musique de Rameau, c'était plus qu'il n'en fallait pour passer une soirée d'exception.

Désormais cette magnifique production est gravée, sinon dans le marbre, sur un support physique lui permettant d'être accessible aux amateurs. Une splendide chronique de mon ami Stefan Wandriesse lui a été consacrée (9).



  1. https://en.wikipedia.org/wiki/Jean-Philippe_Rameau

  2. Benoît Dratwicki, Zoroastre, un opéra moral, social et philosophique, Notice du CD © alpha classics/Outhere Music, France 2022.

  3. Stéphane Korsia-Meffre, Zoroastre, un opéra marqué par les idéaux maçonniques, https://www.cairn.info/revue-la-chaine-d-union-2017-2-page-58.htm

  4. https://operabaroque.fr/ZOROASTRE_3.htm

  5. Georges de Saint Foix, W.-A. Mozart, V. Les dernières années, Desclée de Brouwer, Paris, 1946.

  6. http://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/zoroastre-rameau-kossenko-tourcoing-2022

  7. http://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/zoroastre-rameau-kossenko-tce-2022

  8. Les illustrations libres de droits proviennent de l'article Rameau publié dans Wikipedia (1).

  9. http://www.baroquiades.com/articles/recording/1/zoroastre-rameau-kossenko-alpha


mercredi 2 novembre 2022

Le chercheur de trésors de Franz Schreker à l'Opéra National du Rhin

© Photo Klara Beck, Helena Juntunen (Els)


Avec 700 représentations suite à sa création en janvier 1920, Der Schatzgräber (Le chercheur de trésors) a été triomphalement accueilli par le public germanique. C'est le succès le plus éclatant de Franz Schreker après celui de Das ferne Klang (Le son lointain) et de Die Gezeichneten (Les stigmatisés). A partir de 1925, Schreker passa de mode et ses opéras suivants comme Irrelohe ne connurent qu'un succès d'estime. L'avènement du Nazisme lui porta un coup fatal. Quoique son père fût converti au Protestantisme, Franz Schreker eut à souffrir de persécutions du fait de ses origines juives dont son inscription sur la liste des artistes dégénérés ne fût pas la moindre. Sa musique fut ensuite reléguée aux oubliettes et il fallut attendre les années 1970 pour que ses opéras fussent redécouverts. C'est dans cette dynamique que l'Opéra National du Rhin présenta Le son lointain en 2012 et Le chercheur de trésors en 2022.


Elis est un ménestrel parcourant le monde en chantant des ballades et en déclamant des contes fantastiques, il cherche et trouve avec son luth magique des trésors invisibles aux communs des mortels. Dans sa quête de rencontrer le prince charmant qui l'emmènerait dans son château, la servante d'auberge, Els, est prête à tout y compris à tuer pour arriver à ses fins. Obtenir l'amour d'Elis qu'elle a rencontré à la cour du roi devient son obsession. Elle confie à Albi, son âme damnée, le soin de tuer les amants qui lui ont permis de retrouver les joyaux du collier de la reine, source de vie et de pouvoir que cette dernière avait perdu et de reconstituer la parure. Lors d'une nuit d'amour, Els confie à Elis le fameux trésors en l'adjurant de ne jamais chercher à connaître sa provenance. La parure est restituée à la reine et Elis nommé chevalier. Le bouffon est aussi amoureux d'Els, c'est lui qui a révélé au roi l'existence d'Elis. Démasquée par le bailli, Els sera sauvée du bûcher par le bouffon qui la recueillera dans sa retraite solitaire. Quand Elis revient un an plus tard, Els n'est plus que l'ombre d'elle-même, elle dépérit et sa fin est proche. Elis lui chante une dernière ballade et Els va mourir dans ses bras (1).


© Photo Klara Beck,  Helena Juntunen (Els), Paul Schweinester (Le bouffon)

La musique du Chercheur de trésors est tonale et diatonique, elle est facile d'accès comme celle de son contemporain Walter Braunfels dont on entendit l'an dernier à l'ONR Les oiseaux. Elle peut se comparer à celle de la Verklaert Nacht ou des Gurre Lieder de Schönberg ou bien du Langsamer Satz de Webern écrits une quinzaine d'années plus tôt. Elle est nettement moins agressive, dissonante et chromatique que celle de Salomé, opéra de Richard Strauss datant de 1905. Dans ces conditions le langage harmonique de Schreker pourrait paraître bien classique pour ne pas dire rétrograde. Toutefois la modernité de l'écriture n'est pas forcément un gage de valeur et d'autre part les opéras de Schreker possèdent d'autres attraits parmi lesquels l'utilisation de sonorités spéciales comme vecteur d'expression en complément de la musique et des paroles. Par exemple le mot trésor est figuré par un leitmotiv aux violons tandis qu'en même temps interviennent à de multiples reprises les deux harpes et le célesta qui créent un son lointain et produisent une ambiance mystérieuse tout à fait fascinante. Des effets de nature similaire sont produits avec le tam-tam utilisé pianissimo pour créer des vibrations dont le spectre n'est plus vraiment musical mais qui produisent chez l'auditeur des sensations intenses. Cet orchestre fonctionne comme une machine formidable pour créer des sons nouveaux d'où l'importance de la maitrise de l'espace dans un système tridimensionnel comme le souligne Mark Letonja ce qui le conduit à installer les harpes et le célesta dans les deux loges de part et d'autre de la scène.


© Photo Klara Beck,  Helena Juntunen (Els) et Thomas Blondelle (Elis)

Il n'est pas évident que Franz Schreker ait voulu délivrer un quelconque message. Toutefois s'il fallait proposer quelques pistes, il apparaît évident que le don de chercheur de trésors conféré par le luth magique peut être vu comme métaphore du rôle de l'artiste capable par son travail de création, de donner vie et corps aux rêves des hommes. On pourrait dire également que l'érotisme très présent dans le texte et la musique de l'opéra, a un rôle destructeur et que de nombreux passages évoquent les visages meurtriers mais aussi salvateurs de l'amour. L'héroïne Els va tuer par amour et le ménestrel Elis tentera de la sauver à cause de la passion qu'il éprouve pour elle. Dans un récit féérique visionnaire d'une captivante fantaisie, l'oeuvre se termine sur une note transfigurée écrit Paul Bekker dans sa critique de 1920 (1). Malheureusement l'orchestre ne l'entend pas ainsi: un crescendo emmené par un tourbillon de la grosse caisse et du tam tam aboutit à un terrifiant accord de ré mineur triple fortissimo de tout l'orchestre qui anéantit le doux ré majeur des derniers mots pleins d'espoir du bouffon (2).


© Photo Klara Beck,  Doke Pauwels (La reine)

Christof Loy a signé une belle mise en scène qui n'empiète jamais sur la musique. Bien que le livret se situât dans un Moyen-Âge fantasmé, il nous a proposé une perspective intemporelle qui rendait pleinement justice aux passions qui motivent les protagonistes. Un décor unique (Johannes Leiacker) sobre et harmonieux représentait alternativement en fonction des éclairages (Olaf Winter), une salle du château du roi, la place d'une ville moyenâgeuse, une salle d'auberge, la chambre d'Els, l'ermitage du bouffon. L'excellente direction d'acteurs mettait en valeur la place et le rôle de chaque protagoniste de manière très fluide. Le duo d'amour de Els et de Elis qui forme l'essentiel du sublime troisième acte se déroulait dans une ambiance érotique et onirique inoubliable.


Le rôle titre était incarné par Thomas Blondelle. Le ténor belge m'avait fait une forte impression dans le rôle de Parsifal en 2020. Sa voix superbement projetée a la puissance appropriée à la musique de Schreker bien que ce rôle de ménestrel fût rien moins qu'héroïque. A travers quatre superbes ballades, Thomas Blondelle parcourt un monde de sensations et d'émotions notamment dans l'épilogue, la belle et visionnaire légende de l'ascension au ciel d'Els, au sons des cloches qui résonnent au loin. Dans le duo vocal du troisième acte, à l'instar du duo d'amour de Tristan et Isolde, les parties vocales ont été poussées à leurs limites et le ténor affrontait ce climax d'intensité expressive avec toute la vaillance qu'il manifeste dans ses rôles wagnériens.


Helena Juntunen incarnait le rôle de Els. Successivement Zdenka dans Arabella, Marietta dans La ville morte de Korngold, Donna Clara dans Le nain de Zemlinsky, Marie dans Wozzeck d'Alban Berg, Grete dans Le son lointain de Schreker, la soprano finlandaise est passionnée de musique post-romantique et expressionniste. Sa prestation d'ensemble était de grande qualité et reflétait la force de ses convictions artistiques. Elle chanta merveilleusement la ravissante berceuse qui ouvre l'acte III. Dans le duo d'amour qui suit, elle manifesta toute la passion et le don de soi exigée par le rôle.


Personnage aussi important que les deux amants, brisé comme eux par la vie, le bouffon était interprété par Paul Schweinester. C'est lui qui ouvre l'opéra et qui à la toute fin, tire la morale de l'histoire. En suggérant au roi le nom d'Elis, il crée en quelque sorte la légende du chercheur de trésors. Pas de voix nasillarde ou de grimaces appuyées, le jeu du ténor autrichien était sobre mais efficace et son chant profilé d'une belle voix ductile au timbre prenant. Kay Stiffermann attributaire du rôle du bailli, victime du Covid, ayant déclaré forfait, était remplacé au pied levé par Johann Thomas Mayer qui avait tenu le même rôle au Deutsche oper Berlin. Le baryton allemand a un palmares prestigieux avec de grands succès wagnériens et straussiens à son actif. Le rôle du bailli est celui d'un notable responsable de l'ordre mais en même temps amoureux d'Els que le baryton allemand joua et chanta d'une superbe voix et avec une magnifique présence scénique. Le public lui fit d'ailleurs une ovation méritée. Le roi était incarné par Derek Welton, baryton-basse, spécialiste de rôles wagnériens. Il s'est avéré être excellent acteur et chanteur dans un rôle aux résonances souvent comiques. L'inquiétant personnage d'Albi, âme damnée et exécuteur des basses œuvres d'Els, était chanté par le ténor Tobias Häschler avec talent et engagement. Aucune fausse note dans une distribution de grande qualité où il est impossible de citer tous les acteurs-chanteurs (plus d'une vingtaine): la reine, le chancelier, le comte, le médecin du roi, le gentilhomme, le greffier, l'aubergiste, un lansquenet, les trois voix du lointain ainsi que les artistes de complément.


Dans la configuration adoptée par Mark Letonja, l'orchestre de Schreker, en l'occurrence l'Orchestre Philharmonique de Strasbourg n'a plus vraiment un rôle d'accompagnateur, il est en fait celui qui raconte et celui qui porte l'émotion et devient un protagoniste majeur du drame qui se joue sur scène. Les cordes soyeuses et même voluptueuses deviennent très incisives à l'acte I avec des figurations dissonantes des violons au moment de la découverte du cadavre du gentilhomme promis à Els. Les bois ne sont pas en reste avec des clarinettes très expressives et parfois virtuoses comme cette époustouflante gamme descendante de deux octaves à la scène 7 de l'acte II. Le cor anglais a son heure de gloire à la toute fin de l'acte II et dans l'épilogue. Les cuivres donnent souvent de la voix mais avec modération sauf à l'acte deux où les excellents cornistes et trombonistes se livrent à des triolets résonnants avec puissance en réponse au choeur des moines. Marko Letonja connait parfaitement cet orchestre qu'il dirigea pendant une décennie et cela se sent dans la fluidité et la complicité des échanges entre lui et les musiciens. Le choeur de l'ONR qui opérait par touches discrètes quasi debussystes apportait une contribution essentielle à la magie sonore de cette oeuvre (3).


Une découverte musicale, une mise en scène intelligente, un beau plateau vocal, un orchestre d'exception, voilà réunis les ingrédients d'un superbe spectacle vivant. C'est tout cela que l'on demande quand on va à l'opéra.


© Photo Pierre Benveniste,  de gauche à droite: Albi, Le bouffon, Els, Elis et Le bailli

(1) Paul Bekker, Ivresse de musique et de plaisir sensuel, Compte rendu de la création du Chercheur de trésors (1920), Notice, Opéra National du Rhin, octobre/novembre 2022.

(2) Arne Stollberg, Prince et princesse par la grâce du roi des rêves, Programme de salle du Deutsche Oper Berlin, 2020.

(3) Cet article a été présenté dans une forme différente dans le forum Odb-opéra:  https://www.odb-opera.com/viewtopic.php?f=6&t=24649...