Libellés

jeudi 10 novembre 2022

Les trois quatuors prussiens de Mozart


Kazimir Malevich,  Portrait de Mikhail Matyushin (1913), Galerie Tretyakov  

Lors de son voyage en Prusse au printemps 1789, Wolfgang Mozart reçut du roi Frédéric Guillaume la commande de six quatuors à cordes et d'une série de sonates pour piano destinées à la princesse de Prusse. Peu de jours après son retour à Vienne, Mozart se met au travail: le quatuor en ré majeur KV 575 est le premier de la série, il est terminé en juin 1789. Il s'écoulera près d'un an entre l'achèvement de ce premier quatuor et la mise en chantier du second en si bémol majeur KV 589 terminé en mai 1790. Le 3ème et dernier en fa majeur KV 590, daté juin 1790, suivra de près. Mozart ne publiera plus de quatuors à cordes après cette date.

Ainsi il aura fallu un an révolu pour que Mozart ait tenu partiellement la promesse faite au roi Frédéric Guillaume. Ce manque d'entrain de la part de Mozart vis à vis de cette commande ne manque pas d'étonner. Il est vrai que cette année 1790 est exceptionnelle à plus d'un titre car moins d'une demi-douzaine d'oeuvres y ont vu le jour. Pour expliquer le peu d'empressement de Mozart à mener à bien la commande du monarque, on peut imaginer que le premier quatuor n'ayant pas eu le succès escompté, le salzbourgeois hésita à poursuivre son travail puis se résigna à honorer une partie de la commande royale.

Ces trois quatuors présentent des caractéristiques communes qui en font un ensemble très cohérent, en fait un véritable cycle:

-le violoncelle, instrument royal, y tient une place prépondérante, surtout dans les premiers mouvements de ces quatuors où il bénéficie de longues mélodies chantantes. La sonorité de l'ensemble s'en trouve affectée de façon très séduisante: dans de nombreux passages la partie de violoncelle est écrite en clé de sol dans le registre aigu de l'instrument et la basse est tenue par l'alto, comme Beethoven le fera de manière fréquente dans ses quatuors à cordes.

-les premiers mouvements des trois quatuors sont construits d'une manière immuable. Ils comportent les deux sujets bien individualisés typiques de la structure sonate classique (1), le développement est composé de deux parties: la première repose sur une formule mélodique terminant l'exposition et la seconde sur le premier sujet. Ce procédé ingénieux renforce l'unité et l'harmonie du morceau.

-les mouvements lents sont simplifiés, comme épurés par comparaison avec les mouvements correspondants des quatuors dédiés à Joseph Haydn. A la variété, aux couleurs, aux contrastes tonaux et dynamiques de ces derniers, succède une ligne musicale paisible empreinte de résignation.

-les menuets sont plus longs que dans les quatuors précédents; un esprit fantaisiste et un humour un peu acerbe tout à fait inhabituels chez Mozart s'y manifestent.

-enfin, le finale devient le mouvement le plus important, à la fois en taille, complexité et élaboration musicale. Simple divertissement, ou même détente dans nombre de compositions antérieures, le mouvement terminal, à partir des trois symphonies de 1788 (prodigieux finale de la symphonie Jupiter KV 551), gagne en volume et en signification musicale ce qui déplace le centre de gravité de l'oeuvre entière. L'allegro final du dernier quatuor en fa majeur KV 590 concentre l'émotion et l'énergie de l'oeuvre entière et donne une conclusion impressionnante au cycle tout entier.

Les quatuors prussiens n'ont pas la même notoriété que les quatuors milanais KV 155-160 (1772-3), la série des six quatuors dédiés à Haydn (1783-5), ou le quatuor Hoffmeister KV 499 (1786); leur réputation d'austérité n'est pas justifiée surtout si on prend la peine d'écouter le cycle des trois dans l'ordre de leur composition ce qui permet de bien percevoir une progression dynamique et émotionnelle. Arrivé au sommet de son art, Mozart nous envoie avec ces quatuors un message d'humanité (2-4).

Kasimir Malévich,  Composition suprématiste (1916), Collection privée, Brett Gorvy

21ème quatuor en ré majeur KV 575

Le quatuor en ré majeur KV 575, composé en juin 1789, est le plus immédiatement séduisant des trois prussiens. Mozart nous ravit par les magnifiques mélodies qu'il prodigue sans compter. Toutefois ce chant continu se déroule dans un cadre strict et est sous-tendu par une discipline de tous les instants. 

Le premier mouvement est tout à fait représentatif, on y entend une succession de mélodies plus belles les unes que les autres. Le violoncelle y tient une place très importante mais un rôle purement mélodique. On pouvait comprendre que le roi de Prusse fût déçu par sa partition car la partie de violoncelle est techniquement simple contrairement à celle bien plus virtuose des quatuors contemporains de Joseph Haydn ou encore des sonates opus 4 pour violoncelle que Jean-Pierre Duport (1741-1818) composa pour le roi la même année.

L'andante en la majeur est une merveille de beauté sonore. Le thème principal évoque de près le célèbre lied "La Violette" KV 477. Comme toujours chez Mozart, on admire le naturel avec laquelle les idées s'enchainent. Le mouvement se termine par une émouvante coda basée sur un thème nouveau qui présente une ressemblance frappante avec le sujet de l'adagio du quatuor en la majeur opus 55 n°1 de Joseph Haydn composé en 1789, morceau centré sur la beauté mélodique, d'esprit très voisin du présent andante.

Le menuet est bien plus étendu que d'habitude. Il débute avec un thème plein de vigueur. Ce thème figure, à peine modifié, dans le menuet du quatuor opus 64 n°6 en mi bémol majeur de Joseph Haydn, composé en 1790. D'autre part le sujet renversé du finale de ce dernier quatuor a été utilisé dans le finale du quintette en mi bémol majeur KV 614 (1791) de Mozart (5). S'agit-il d'un simple hasard ou bien d'un échange de bons procédés quand deux grands esprits se rencontrent? Une visite de Haydn chez Mozart a bien eu lieu en 1790 à Vienne. Dans ce menuet, Mozart oublie son royal client mais dans le trio, sorte de valse en miniature, le violoncelle est à la fête, c'est lui qui mène la danse. 

L'allegretto final, un rondo, est de loin le morceau le plus élaboré. L'écriture en est particulièrement fouillée et le contrepoint omniprésent. Le splendide thème du refrain est chanté par le violoncelle, le premier couplet est en fait un développement contrapuntique sur le thème du refrain, on admire (mesures 40 à 50) "le canon à un temps de distance entre les deux violons et surtout les étonnantes mesures 46 à 50 où sous ce canon, l'alto et le violoncelle en font entendre un autre sur le même thème mais par mouvements contraires" (6). Cet intermède est terminé par une curieuse figure évoquant des battements d'ailes. Après un retour du refrain, le couplet central nous offre un nouveau et magnifique développement sur un élément du premier couplet combiné avec le thème du refrain. Cet intermède est enchainé à un retour du premier couplet qui s'achève avec les battements d'ailes, combinées cette fois de manière enchanteresse avec le thème du refrain. Mozart conclut avec une coda canonique sur le thème du refrain décidément omniprésent mais rendu plus inquiet par des incursions dans le mode mineur. 

Les mots sont impuissants pour décrire ce mouvement. On ne sait ce qu'il faut admirer le plus, la beauté des idées ou leur élaboration savante. Mais ne nous y trompons pas, la technique la plus raffinée est ici au service de l'inspiration la plus pure, aucune affectation, aucune pédanterie dans ce finale, la musique coule de source et est accessible à qui veut l'entendre.  

Kazimir Malevich, Carré rouge (1915), Musée russe de Saint Petersburg


22ème Quatuor en si bémol majeur KV 589

Toutes les qualités de charme et de beauté mélodique que nous avons appréciées dans le quatuor en ré majeur KV 575, nous les retrouvons dans le quatuor en si bémol majeur KV 589. Ce dernier se distingue toutefois du précédent par une inquiétude latente qui transparait dans certains passages.

Le premier mouvement, allegro, ressemble au mouvement correspondant du quatuor KV 575; on y trouve les mêmes caractéristiques: beauté des thèmes, recherche de plénitude sonore, rôle prédominant du violoncelle. C'est un mouvement de structure sonate classique. Les 70 mesures de l'exposition (1) comportent les deux thèmes habituels. Le second thème très chantant est exposé longuement par le violoncelle traité en soliste. Le développement (1) (60 mesures) débute avec un motif terminant l'exposition comme c'est la règle dans cette série de quatuors et se poursuit avec un travail contrapuntique raffiné sur le premier thème. La réexposition (1) (70 mesures) s'effectue ensuite sans grands changements sauf que le second sujet est cette fois chanté par l'alto. Il n'y a pas de coda et ce magnifique mouvement se termine abruptement.

Le larghetto en mi bémol majeur est centré sur la beauté mélodique. Le thème principal est longuement exposé par le violoncelle puis par le premier violon. Il est suivi par des guirlandes de doubles croches dont la répétition par chacun des instruments confère à ce mouvement un côté mélancolique et évoque un peu les thrènes d'une déploration.

Nul de contestera que le mouvement le plus original de ce quatuor est le Menuetto et surtout son trio. Ce dernier est exceptionnellement long (65 mesures) et, à la différence du trio du quatuor précédent, n'a aucun caractère dansant. C'est en somme un mouvement de sonate qui débute par un thème évoquant un chant d'oiseau avec un accompagnement extrêmement original impliquant un "échange de valeurs rythmiques entre l'alto et le second violon toutes les deux mesures" (Georges Beck). Après les barres de reprises commence un véritable développement, le climat s'assombrit brusquement quand le premier violon répond par une phrase chromatique inquiétante à un motif plaintif énoncé par les trois autres instruments. Les modulations qui ponctuent ce discours sont d'une brusquerie plutôt inhabituelle chez Mozart. On a évoqué à leur propos la manière de Carl Philipp Emmanuel Bach dont Mozart avait dirigé quelques oeuvres à cette époque de sa vie (7,8). C'est ensuite la réexposition du thème du trio profondément remanié et terminé par une longue coda remarquable par le traitement virtuose du premier violon qui prodigue de vétilleux arpèges à la mode baroque.

Le finale, allegro assai, est très court mais très concentré. La ressemblance entre le charmant thème de ce finale et celui de l'opus 33 n°2 en mi bémol majeur de J.Haydn a été souvent notée (3,13). Ce finale est très "haydnien" d'esprit, par sa concision et son monothématisme. Le contrepoint y règne en maitre et on admire comment Mozart "développe, combine et enrichit sans cesse les divers éléments du thème unique" (9). Comme dans le trio du menuet, de brusques modulations (notamment ce retour du thème en la mineur dans un environnement de si bémol majeur à la mesure 93) troublent un discours globalement serein et reflètent une sourde angoisse. Si le violoncelle continue à jouer un rôle de premier plan dans les deux premiers mouvements, il est amusant de constater que Mozart l'oublie complètement dans les deux derniers où l'instrument royal se contente de jouer la partie de basse qui lui est dévolue habituellement.

Kazimir Malevich,  Le rémouleur (1912), Galerie d'art de Yale University

23ème quatuor en fa majeur KV 590

Composé en juin 1790, c'est le dernier des quatuors prussiens. Fa majeur est la tonalité de "Ein musikalischer Spass" (Une Plaisanterie Musicale), sextuor pour deux cors et quatuor à cordes KV 522 dont le morceau de bravoure est un finale contenant un fugato grotesque tout à fait irrésistible. C'est aussi celle du concerto pour piano KV 459 qui, dans son dernier mouvement, offre un mélange de savant et de burlesque tout à fait réjouissant. Le présent quatuor présente également dans son menuet et son finale une tendance à un humour plutôt grinçant.

Dans le premier mouvement, allegro moderato, le ton est encore celui des quatuors précédents. On y trouve en effet la même beauté sonore avec toutefois une certaine nervosité , par exemple, dans la brusque retombée de doubles croches du thème principal. Comme dans les autres quatuors de la série, le violoncelle est doté d'un superbe second thème qui ne jouera aucun rôle dans la suite de l'exposition. Cette dernière s'achève avec deux noires piquées qui seront utilisées dans la première partie du développement selon le procédé adopté dans le cycle des trois quatuors. La retombée de doubles croches du thème principal servira de matériau dans la deuxième partie de développement, remarquable par son rude contrepoint. La coda du morceau utilise les deux noires qui terminaient l'exposition et le mouvement s'achève de façon étrange tandis que "le premier violon, tout seul, jette à son tour, dans le gouffre silencieux, ses deux derniers fa isolés." (10).

Le second mouvement allegretto en ut majeur, est un morceau unique chez Mozart. Il est entièrement basé sur un thème très simple, voire un rythme, qui va parcourir tout le mouvement avec des accompagnements très variés. Le violoncelle a une partie difficile, presque virtuose, avec ses octaves brisés ou ses gammes couvrant trois octaves. Au milieu du morceau, le "thème", présenté en doubles cordes, bénéficie d'un splendide accompagnement en rythmes lombards (10), la sonorité de l'ensemble devient vraiment magique et le mouvement s'achève sur une émouvante coda très schubertienne. Le premier violon grimpe jusqu'au do suraigu et le violoncelle fait entendre sa note la plus grave, un do, cinq octaves plus bas. Une musique somptueuse avec un matériel thématique réduit à l'essentiel, tel est le tour de force réalisé dans ce mouvement.

Avec le menuet allegretto, nous revenons sur terre. Il débute innocemment au premier violon par un thème souriant, prequ'un chant d'oiseau, mais quand les quatre instruments attaquent le thème, cette fois en ré mineur, la musique se fait grimaçante. Le malaise s'accroit dans la seconde partie du menuet du fait d'un accompagnement de plus en plus dissonant. Ce menuet est vraiment sans précédent chez Mozart; avec le trio du menuet du précédent quatuor KV 589, il anticipe les scherzi de l'avenir!

Le finale allegro débute avec un thème en doubles croches très long et sinueux qui est ensuite répété par l'alto. Ce thème, ou bien de nouvelles versions qui en diffèrent subtilement, vont ensuite donner lieu à un feu d'artifice de combinaisons les plus variées et savantes: imitations, canons à l'endroit et al rovescio, fugatos, dans une sorte de mouvement perpétuel, ponctué par d'inquiétants points d'orgue. Juste avant les barres de reprises, une dernière mouture du thème apparait avec un rythme étonnant en notes répétées. Selon Georges Beck (12), "cette répétition tourbillonnante d'un dessin de trois notes est l'un des procédés favoris du jazz". Le développement débute brutalement par un trait de génie: une brusque modulation de do à ré bémol majeur et le développement se poursuit à un rythme impitoyable et avec des modulations hardies. Il semble qu'un Mozart déchainé se "défoule" ici! Mais ne ne nous y trompons pas, cette énergie et cette audace folle sont totalement maitrisées par une technique sans faille et coulées dans un moule strict.

Ce morceau génial annonce Beethoven. Il s'appuie aussi sur Joseph Haydn qui en 1790 venait de composer son opus 64 n°5 l'Alouette dont le finale présente des analogies avec celui du présent quatuor et que Mozart a peut-être connu. Le mouvement qui se rapproche le plus de ce finale est le dernier mouvement du quatuor en fa majeur opus 77 n°2 (1799). On y retrouve la même énergie, le même rythme implacable de bout en bout du morceau (13). Toutefois le superbe finale de Haydn respire l'optimisme ce qui n'est pas le cas du finale qui nous occupe ici.

En tout état de cause ce quatuor est le plus contrasté des trois prussiens, son finale offre une conclusion exceptionnelle à ce cycle de 3 quatuors et donne une idée des voies vers lesquelles se serait engagé Mozart s'il avait vécu plus longtemps.


  1. Structure sonate*: https://fr.wikipedia.org/wiki/Forme_sonate

  2. Georges de Saint Foix, Mozart, sa vie, son oeuvre, Tome V, Les Dernières Années, Desclée de Brouwer, 1946, pp 13-30.

  3. Alfred Einstein, Mozart, l'Homme et l'Oeuvre, Desclée de Brouwer, 1954.

  4. https://www.musicologie.org/17/rusquet_chambre_cordes_quatuors_ultimes.html

  5. https://piero1809.blogspot.com/2017/06/les-quintettes-cordes-de-mozart.html

  6. Georges Beck, Heugel et Cie, P.H. 133, 1974 et également Georges de Saint Foix, Mozart, sa vie, son œuvre, Tome V, Les dernières années, Desclée de Brouwer, 1946, pp 52-57.

  7. Georges de Saint Foix, Mozart, sa vie, son oeuvre, Tome V, Les Dernières Années, Desclée de Brouwer, 1946, pp 108-113.

  8. En 1788 Mozart dirigea les oratorios: "Les Israélites dans le Désert" et "La Resurrection et l'Ascension de Notre Seigneur Jesus-Christ" de C.P.E. Bach.

  9. Georges Beck, Editions Heugel, P.H. 134, 1974.

  10. Georges de Saint Foix, Mozart, sa vie, son oeuvre, Tome V, Les Dernières Années, Desclée de Brouwer, 1946, pp 114-117.

  11. Rythmes lombards http://www.musicologie.org/sites/l.html

  12. Georges Beck, Editions Heugel, P.H. 135, 1974.

  13. Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988.
























 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire