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lundi 21 décembre 2015

L'Ile du jour d'avant

L'Ile du Jour d'avant (l'Isola del giorno prima) est le troisième roman d'Umberto Eco. Il a été écrit en 1994, quatorze ans après Le Nom de la Rose.

Portrait du cardinal Mazarin par l'atelier de Pierre Mignard, Chantilly, musée Condé.

Roberto de la Grive, un gentilhomme piémontais séjournant à Paris en 1643, est enrôlé de force en tant qu'espion par Mazarin pour une mission consistant à surveiller un scientifique anglais, le docteur Byrd. Le but de la mission est de découvrir de nouveaux territoires et aussi à les localiser sur la carte du monde en déterminant leur longitude, donnée que l'on ne savait pas encore mesurer à cette époque. Des indiscrétions suggéraient que le docteur Byrd avait trouvé la solution, en l'ocurrence une poudre miraculeuse, pour déterminer la longitude. Le bateau dans lequel se trouvent Robert et Byrd fait naufrage et Robert miraculeusement trouve refuge sur un autre navire, la Daphné, immobilisé par des récifs de coraux à proximité d'une île. Dans le navire Roberto fait la connaissance de Caspar Wanderdrossel, un père Jésuite. Leurs nombreuses discussions et calculs suggèrent que, cette île se situerait à 180° de longitude par rapport au méridien de référence situé en Angleterre. Ce méridien est très particulier car il marque la séparation entre hier et aujourd'hui, c'est le lieu où d'un mètre à l'autre on passe au jour d'avant. Le but de Roberto et du religieux est de gagner cette île afin de trouver une réponse à diverses questions qui les hantent. Les moyens utilisés, natation, construction d'une cloche sous-marine, aboutissent à un désastre et le père Jésuite disparaît dans la mer. Roberto se retrouve définitivement seul et prisonnier de la Daphné. La solitude de Roberto ravive en lui une ancienne névrose, Roberto est obsédé par l'existence d'un double de lui-même qui lui aurait volé son identité ainsi que par Lilia, une jeune femme mystérieuse que Roberto avait aimé d'un amour platonique pendant son séjour parisien. Afin d'échapper à son triste destin et de retrouver Lilia, il entame une action désespérée...

La technique narrative est basée sur les notes que Roberto rédige au jour le jour et qui débutent dans les termes suivants : Je suis, je crois, l'unique représentant de l'espèce humaine à avoir fait naufrage sur un navire désert. Le récit commence peu après le naufrage de Roberto et son arrimage désespéré à la Daphné. La narrateur décrit l'installation de Roberto sur la Daphné, sa rencontre avec un intrus qui s'avère être le père jésuite Wanderdrossel, leurs vains efforts de gagner l'île. Des retours en arrière décrivent la jeunesse de Roberto, ses actions guerrières, ses amours, son séjour parisien...A la fin, les notes de Roberto relatent une nouvelle histoire, mise en abyme de son histoire personnelle, en fait un roman de cape et d'épée, décrivant les méfaits de Ferrante, frère jumeau et sosie démoniaque de Roberto. Ce roman met en scène aussi la figure de Lilia et la relation tourmentée qu'elle noue involontairement avec Ferrante qu'elle croit être Roberto..

Le contexte historique.
C'est celui de la guerre de Trente Ans, au cours de laquelle s'affrontèrent catholiques contre protestants, le royaume de France contre le Saint-Empire (Espagne et Autriche), les provinces et les états du nord de l'Europe (Suède, Provinces unies...) contre ceux du sud de l'Allemagne (Electorat de Bavière, Palatinat...). Il s'agit d'une des guerre les plus meurtrières de l'histoire de l'humanité. La guerre, les famines et les épidémies de peste firent tant de ravages que dans de nombreuses régions ou états, la moitié de la population disparut. Dans le livre qui nous occupe, le théatre des opérations est le Piémont où s'affrontent autour de la ville de Casale, les troupes françaises, l'armée espagnole et les alliés italiens des deux bords. Le vieux Pozzo de la Grive et son fils Roberto combattent courageusement aux côtés des troupes françaises. Au cours d'une escarmouche, Pozzo est tué et Roberto hérite du nom et du domaine de la Grive. A la suite de longs efforts et d'un va et vient entre armées ennemies, un jeune diplomate pontifical, Giulio Mazzarini, s'emploie à faire respecter les trèves entre espagnols, impériaux, français et savoyards.


Le contexte religieux.
Au début du 17ème siècle, la Contre-Réforme bat son plein. Elle se manifeste dans la peinture et la sculpture dans un souci d'éducation religieuse et d'affirmation des dogmes. Les principes de l'art baroque catholique, illustrés par Rubens, Caravage...sont la théatralité, le mouvement, la recherche d'effets dramatiques...Au delà des questions de dogme, l'Eglise Catholique Romaine ne veut pas laisser au protestants l'apanage de la science. Les pères Jésuites se mettent au diapason des découvertes scientifiques dans le but de promouvoir une science qui toutefois doit être compatible avec l'Histoire sainte. C'est le but poursuivi avec audace par le père jésuite Caspar Wanderdrossel, compagnon d'infortune de Roberto sur la Daphné. 
Saint Dominique et Saint François préservant le monde de la colère du Christ,  Pierre Paul Rubens, 1620, musée des beaux-arts de Lyon

Le contexte scientifique.
A cette époque, on assiste à un bouillonnement d'idées dans les domaines des mathématiques et de la physique, nées en partie des découvertes récentes de terres nouvelles par les navigateurs qui sillonnent le monde. La localisation précise des terres nouvelles galvanise la recherche de la longitude et on réalise que cette dernière est mesurable si on peut déterminer le décalage horaire, c'est-à-dire la différence entre l'heure mesurée localement et celle d'un méridien de référence. Cette recherche est toutefois balbutiante à cette époque et la science authentique cotoie parfois les divagations les plus folles comme cette poudre de sympathie, une potion magique fort en vogue au 17ème siècle, permettant de guérir des blessures sans contact avec la plaie et par extention de communiquer à distance (2). C'est cette poudre de sympathie qui permet au Docteur Byrd de calculer la longitude par une méthode plutôt horrible.

Le contexte culturel.
Sous les règnes de Louis XIII et Louis XIV, fleurissent des salons tenus par des aristocrates fortunées où l'on discute des sujets à la mode. Roberto de la Grive fréquente ces salons et dans l'un deux tenu par une Précieuse, Arthénice, il rencontre les beaux esprits de l'époque. Il fait la connaissance d'un mathématicien de 19 ans, idéaliste et austère et a avec lui une discussion intense sur l'existence et la nature du vide (3). Avec d'autres on discute de la pluralité des mondes, sujet ultra sensible pour les religieux qui le jugent blasphématoire. On peut rencontrer aussi dans ces salons des conspirateurs comme Cinq Mars dont l'amitié peut être dangereuse (4). Dans le salon d'Arthénice, Roberto est présenté à Lilia, personnage mystérieux pour laquelle il nourrit une passion secrète.

Les obsessions de Roberto.
Lilia est un personnage énigmatique qu'on ne voit guère, les quelques mots qu'elle prononce suffisent à enflammer le cœur de Roberto. Ce dernier, prisonnier de la Daphné, lui écrira des lettres d'amour passionnées. L'île du jour d'avant est située à 180° de longitude Est. L'atteindre serait peut-être remonter le cours du temps et qui sait, changer le cours des évènements. La colombe couleur orange, oiseau paradisiaque, est vue fugitivement par Roberto sur la cime d'un arbre de l'île. A la fin, l'île, la colombe et Lilia ne forment plus qu'une seule entité, obscur objet du désir (7) dont la possession sera la quête ultime de Roberto.

Un roman baroque
Faits d'armes, carte de Tendre, Précieuses, déguisements, trahisons, usurpations d'identité...sont les ingrédients d'une œuvre profondément baroque, livret d'opera seria, genre musical qui naissait à cette époque et qui était promis à un bel avenir au cours du siècle. L'imagination du lecteur fait vivre ces aventures dans le décors baroque des palais et des églises du 17ème siècle. L'esprit encyclopédique d'Eco fait merveille et on ne se lasse pas de parenthèses qui montrent sa culture et ses connaissances. La digression sur la symbolique de la colombe est particulièrement brillante. Elle témoigne de la fascination qu'éprouve Eco pour la symbolique chrétienne et que l'on retrouve dans presque tous ses romans. Autre thème récurrent : le Piemont et la ville de Casale Monferrato près d'Alexandrie, lieu géométrique des romans d'Eco.
Il ne faut pas se tromper, l'action dans ce livre ne réside pas tellement dans les cavalcades, les aventures, les passions, elle se situe plutôt dans un monde d'idées brillantes et surprenantes.

Bien que la traduction de Jean Noël Schifano soit remarquable, mieux vaut lire l'Isola del Giorno prima en italien afin de profiter de manière optimale de la sonorité et de la couleur des différentes scènes de cet opera seria.




  1. https://fr.wikipedia.org/wiki/Guerre_de_Trente_Ans
  2. http://www.larecherche.fr/idees/histoire-science/poudre-sympathie-potion-magique-01-04-2010-76865
  3. Sans les nommer, Eco met en scène quelques personnages célèbres du 17 ème siècle : Cyrano de Bergerac, Blaise Pascal. Ils complètent la galerie de personnages historiques : Mazarin, Colbert, Toiras. En outre le personnage du père Caspar Wanderdrossel est inspiré du scientifique Gaspar Schott, membre de la compagnie de Jésus.
  4. Henri Coiffier de Ruzé d'Effiat, marquis de Cinq-Mars, accusé d'avoir tenté d'assassiner le cardinal de Richelieu, fut exécuté en 1642. Richelier mourut quelques mois plus tard en décembre 1642. Immédiatement Louis XIII nomme Mazarin, un protégé de Richelieu, au Conseil d'Etat (5,6).
  5. https://fr.wikipedia.org/wiki/Jules_Mazarin
  6. Titre d'un film célèbre de Luis Bunuel.