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samedi 3 février 2018

Lucio Silla à la Monnaie de Bruxelles

Wolfgang Mozart
Giovanni de Gamerra, Livret

Antonello Manacorda, Direction Musicale
Tobias Kratzer, Mise en scène
Rainer Sellmayer, Costumes
Krystian Lada, Dramaturgie
Reinhard Traub, Lumières
Manuel Braun, Videos

Jeremy Ovenden, Lucio Silla
Lenneke Ruiten, Giunia
Anna Bonitatibus, Cecilio
Simona Saturova, Lucio Cinna
Ilse Eerens, Celia
Carlo Alemano, Aufidio

Production La Monnaie/De Munt
Myriam Hoyer, Réalisation

Orchestre et Choeurs de la Monnaie

Lucio Silla KV 135, opéra seria composé sur un livret de Giovanni de Gamerra, a été créé le 26 décembre 1772 al Teatro Regio Ducale di Milano. Rebuté par la succession monotone d'airs et de récitatifs dans cet opéra seria dans la tradition baroque ainsi que par l'abus de la virtuosité vocale, j'avais une opinion négative sur cet opéra. Quelques productions récentes, notamment celle de la Philharmonie sous la direction de Laurence Equilbey, m'ont réconcilié avec l'oeuvre (1). Cette dernière m'apparaît désormais comme la composition la plus significative du jeune Mozart à cette date. L'année 1772 se termine en beauté puisqu'elle voit aussi la composition de quatre symphonies (KV 130, 131, 133 et 134) parmi les plus belles du salzbourgeois ainsi que celle des trois premiers quatuors à cordes Milanais KV 155, 156 et 157 (les trois suivants seront composés début 1773).

Milano, Palazzo clerici, Fresques de Tiepolo, Wikipedia

Cette œuvre d'un compositeur âgé de 16 ans, n'est pas sans défauts. Après une sinfonia sans grand relief, surtout si on la compare à ce que Johann Christian Bach savait faire à la même époque, les trois premiers airs de la partition, arias avec da capo un peu longuets, sont dans la tradition de l'opéra napolitain contemporain, illustré par Niccolo Piccinni (La Didone) ou bien Niccolo Jommelli (Armida abbandonata) (2). Tout change avec l'entrée en scène de Giunia et son air magnifique en mi bémol majeur Dalla sponda tenebrosa. Il s'agit d'un air à deux vitesses, un andante expressif et émouvant puis un allegro emporté, véhément qui reflètent la noblesse du caractère de l'héroïne et son courage. La grande scène du cimetière (Giunia vient se recueillir sur la tombe de son père) est certainement un sommet de l'oeuvre et probablement domine en grandeur et dramatisme tout ce que le jeune Mozart a écrit jusque là. On ne sait pas ce qu'il faut admirer le plus : l'introduction orchestrale, le choeur ou les interventions de Cecilio, de Giunia (Ombra adorata del padre...). Le premier acte se termine avec un magnifique duo d'amour entre Cecilio et Giunia (D'Elisio in sen m'attendi...). Au deuxième acte, la virtuosité reprend ses droits avec plusieurs airs de type aria di paragone (utilisent des métaphores). Un des sommets de l'acte est le récitatif accompagné en ré mineur qui précède l'air désespéré de Cecilio Quest'improviso tremito...On note un air de Giunia avec colorature à la fois passionné et virtuose (Parto, m'afretto....), précédé par un magistral récitatif accompagné. L'acte se termine avec un magnifique terzetto, Lucio Silla, Giunia et Cecilio (Quell'orgoglioso sdegno...), plein de bruit et de fureur. Le troisième acte contient un second duo d'amour Giunia et Cecilio et surtout un air exceptionnel de Giunia (Fra i pensier piu funesti di morte...) en do mineur, très Sturm und Drang. Plus question d'aria avec da capo ici. La forme s'efface devant l'intensité effrayante des sentiments exprimés par l'héroïne qui annonce l'Electre d'Idomeneo. Un choeur conventionnel termine l'oeuvre.
Dans cet opéra le tempérament dramatique hors du commun de Mozart s'exprime pour la première fois. Giunia est un des plus beaux personnages féminins de tout Mozart. Comme Aspasia dans Mitridate , comme Konstanz dans L'Enlèvement au Sérail ou bien plus tard Pamina, Giunia, en véritable héroïne mozartienne, est capable de donner sa vie pour sauver celui qu'elle aime. Toutefois ce magnifique opéra ne se maintient pas tout le temps dans les hauteurs contrairement par exemple au Temistocle de Johann Christian Bach (1772 également) qui me semble représenter le nec plus ultra de l'opéra seria non réformé (3).


Sang et sexe à la Monnaie de Bruxelles. La mise en scène de Tobias Ktratzer a fait grincer quelques dents. Le monde antique a disparu et l'action se situe à l'époque moderne. Silla pourrait être un dictateur mais peut-être aussi un capitaine d'industrie, de ceux qui sont plus puissants que des chefs d'états. Il règne dans une maison d'architecte contemporaine, à la fois sobre et élégante. La Giunia de Tobias Kratzer est un peu différente du magnifique personnage créé par Mozart, elle est dans la séduction sans provocation toutefois. Mais parfois la séduction est un jeu dangereux. Lucio Silla, addict sexuel, harcèle Giunia de façon grossière et agressive et ses fantasmes sont rendus par des videos trash de viol passées en boucle (Vidéos de Manuel Braun). Son conseiller Aufidio a tout du vampire (dégustation d'huitres assez sanguinolente). Il n'est pas seul dans cet exercice, Lucio Silla et même Giunia semblent aussi apprécier les veines de leurs proches. Plus loin, Giunia s'empare d'un rasoir et on a peur pour sa santé. On a raison car l'hémoglobine coule généreusement. Tout cela n'a pas grand sens et est hors sujet. Celia, sœur de Lucio Silla a un comportement étrange. Affublée d'une robe de fillette, elle s'amuse avec le château de Princesse, une production récente de l'industrie du jouet, et avec ses habitants qu'elle brutalise avec sadisme. Là encore, on a affaire à une digression gratuite. Toutefois, cela est très travaillé et une direction d'acteurs attentive contribue à maintenir la cohérence de l'ensemble et à gommer en partie les incongruités de la mise en scène. 
Lucio Silla finit par exercer sa clémence mais trop tard car la milice intervient et fait régner l'ordre en emprisonnant tout ce beau monde mis à part Lucio Cinna dont le rôle dans cette affaire, apparaît mystérieux. Pas de lieto fine dans cette production! Le problème avec cette mise en scène est que le message de Mozart est grossièrement déformé.

Wolfgang Mozart à 20 ans, portrait ressemblant d'après Leopold Mozart, Wikipedia

Giunia monopolise la scène avec six airs dont deux d'une transcendante virtuosité, deux duettos et un terzetto. Lenneke Ruiten a des qualités vocales remarquables. Son timbre de voix est très agréable, elle vocalise avec précision et en même temps légèreté, ses suraigus et coloratures sont impeccables et en même temps, elle a d'indéniable qualités de tragédienne. Au premier acte son aria Dalla sponda tenebrosa fut un grand moment d'émotion (4). Son dernier air en do mineur fut aussi très intense mais son suraigu final, très bel canto, m'a semblé convenir plus à Bellini qu'à Mozart. C'est Anna Bonitatibus qui lui donnait la réplique dans le rôle de Cecilio. C'est un Cecilio doux et peu martial qu'elle interprète, conception défendable de l'amant dans l'opéra baroque et classique (Orfeo de Luigi Rossi, Don Ottavio, Medoro dans Orlando paladino...). Cette mezzo me ravit toujours par la beauté du timbre de voix, la perfection de l'intonation, le style, et l'adéquation parfaite de son chant au rôle qu'elle est censée jouer. Le duo d'amour qui clôt l'acte I fut très émouvant et les voix des deux chanteuses s'accordait parfaitement. Le rôle de Celia est chanté par Ilse Eerens. La sœur du tyran, presqu'aussi malade de la tête que lui, est en porte à faux avec le personnage voulu par Mozart, caractérisé finement pour apporter une touche de légèreté et de fraicheur dans ce drame. Cette dissonance ne l'a pas empêchée de donner le meilleur d'elle-même et de livrer dans le délicieux aria di paragone Quando sugl'arsi campi..., une prestation vocale de haut niveau. Jeremy Ovenden (Lucio Silla) n'a pas le beau rôle dans cette histoire car du fait de la mise en scène, le caractère noble d'un potentat romain disparaît complètement au profit de celui d'un homme livré à ses passions et ses débordements. La raison pour laquelle le personnage titre n'a que deux airs est expliqué par Isabelle Moindrot (6). On peut regretter que celui qui donna un Bajazet d'anthologie dans Tamerlano, soit sous-employé ici. Carlo Alemano est inquiétant à souhait dans le rôle d'Aufidio. Enfin Lucio Cinna, loin d'être un personnage secondaire est interprété avec autorité et une superbe technique vocale par la remarquable mais glaciale Simona Saturova.

La direction dynamique et incisive d'Antonello Manacorda impose un rythme percutant à certains airs avec da capo qui autrement pourraient paraître fastidieux et permet d'obtenir une vision d'ensemble lumineuse de la partition. Il rend justice à l'intermède orchestral qui prélude la scène du cimetière de l'acte I et qui s'avère sous sa baguette comme une des passages les plus dramatiques de tout Mozart. La réussite musicale de ce spectacle lui doit beaucoup. Nonobstant le travestissement des chanteurs en zombies, le choeur s'est révélé à la hauteur dans ses courtes interventions. J'ai vu le spectacle grâce à la captation effectuée par ARTE. Ce spectacle est actuellement visible sur You Tube (5).

  1. Emmanuelle Pesqué, http://www.odb-opera.com/viewtopic.php?f=6&t=17286&hilit=Lucio+Silla+Lella&sid=5e4096d4e38da315e46f5ba6d5dafd28
  2. Aria da capo. Air de structure ABA' comportant une première parie, une partie centrale et une troisième partie qui n'est autre qu'un retour de la première partie ornementée. Cette structure devient par la suite, plus complexe, et les compositeurs adoptent la structure A,A1,B,A', dans laquelle la première partie est doublée et variée. Quelquefois la troisième partie est également doublée et variée : A,A1,B,A',A'1. L'air avec da capo perdure durant tout le siècle, il subsiste dans l'Olimpiade de Domenico Cimarosa (1784) et même en fin de siècle dans l'air du Génie de l'Anima del Filosofo de Giuseppe Haydn (1791).
  3. http://www.odb-opera.com/joomfinal/index.php/les-dossiers/50-oeuvres/183-temistocle-de-jean-chretien-bach-1772
  4. Son répertoire est éclectique et on la verra prochainement à Strasbourg dans Les Sept Péchés Capitaux, Mahagonny de Kurt Weil et Pierrot Lunaire de Schoenberg.
  5. Isabelle Moindrot, L'opéra seria ou le règne des castrats, Fayard, 1993.