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dimanche 22 octobre 2023

Haydn 2032 volume 14. L'Impériale

Jean-Antoine Watteau, La partie carrée (1713). San Francisco, musée des Beaux-Arts

 

Le volume 14, l’Impériale, de l’intégrale des symphonies de Joseph Haydn (Haydn 2032), comporte trois symphonies: la n° 53 dite l’Impériale Hob I.53, la n° 54 Hob I.54, la n° 33 Hob I.33 et l’ouverture Hob Ia.7. On ne sait pourquoi ce surnom l’Impériale fut donné à la symphonie n° 53. Cette dernière obtint un succès considérable et fut jouée un peu partout en Europe. La symphonie n° 54 est beaucoup moins connue mais son amabilité et sa grâce  ne cèdent en rien à celles de l’Impériale. Avec ce disque, on dispose d’une facette particulièrement joyeuse et festive de l’art du maître d’Eszterhaza. 


La symphonie n° 53 en ré majeur L'Impériale est la seule symphonie de Joseph Haydn existant sous deux versions différentes, appelées 53 A et 53 B. La symphonie 53 B est la plus ancienne, elle se compose d'un allegro initial, d'un andante, d'un menuetto et d'un finale qui n'est autre que l'ouverture Hob Ia.7 datant de 1777. On peut donc en déduire que la symphonie 53 B est postérieure à 1777 et c'est cette version qui contribua à populariser l'oeuvre notamment en Angleterre où elle triompha. Durant l'incendie qui ravagea Eszterhazà en 1779, il est possible que la symphonie B disparut; de ce fait Haydn reconstitua une nouvelle oeuvre (53 A) dans laquelle il ajouta une introduction adagio et remplaça le finale de la version 53 B par un nouveau finale A appelé capriccio (1,2).


Le premier mouvement débute par une introduction adagio très majestueuse. A un thème affirmatif clamé par tout l'orchestre, le quintette à cordes répond timidement par le fameux thème qui termine la petite symphonie n° 13 en ré majeur de Joseph Haydn de 1763 et la symphonie Jupiter KV 551 de Wolfgang Mozart. Le Vivace qui suit débute assez mystérieusement par un thème piano chanté par les violoncelles doublés par les cors. L'orchestre au complet s’empare de ce thème et après un pont, ce même thème est vigoureusement repris à la dominante par les basses avec un nouveau contrechant des violons, épisode qui conduit tout naturellement au second thème. Ce dernier très mélodieux est énoncé par les violons doublés par les hautbois. Le développement est très long (plus de quatre vingt mesures après 100 mesures d'exposition). Il est pratiquement entièrement construit sur le premier thème. Ce dernier passe par tous les pupitres et et est accompagné par le contrechant signalé plus haut. Quand le thème est repris fortissimo par les basses du Kammerorchester de Bâle sous les trémolos des violons, l'effet est vraiment grandiose. Après une courte intervention du second thème, le thème initial passe par des modulations très expressives qui amènent élégamment la réexposition. Cette dernière est considérablement écourtée et compte moins de soixante mesures.


L’andante en la majeur est un thème suivi de cinq variations. Le plan A B A1 B1 A2 A3, alternant variations majeures et mineures est typique des thèmes variés de Haydn. Le thème A serait d'origine française. La variation B, une transposition du thème en la mineur, est exposée par les premiers violons accompagnés par les seconds violons et les altos; elle possède un lyrisme intense et dès la première écoute se grave instantanément dans la mémoire; on comprend alors pourquoi cette musique a pu avoir tant de succès. La variation A1 en la majeur consiste en une délicate broderie des premiers violons sur le thème. Dans la variations B1 en la mineur, les basses (violoncelles, contrebasses et bassons) qui s'emparent du thème donnent à ce dernier un caractère presque romantique. La variation A2 en la majeur est confiée aux vents avec un accompagnement pittoresque de sextolets spiccato des violons. Comme c'est souvent le cas chez Haydn le thème initial revient presque inchangé dans la variation A3 qui fait office de coda. 


Le menuetto est remarquable par sa deuxième partie animée par une descente chromatique des vents pianissimo au dessus d'un accompagnement discret des violons et des violoncelles distincts des contrebasses. L'orchestration très subtile de ce passage lui donne une poésie très prenante digne des menuets des grandes symphonies à venir. Le trio est un laëndler confié principalement à la flûte.


Contrairement à l’usage qui préconise le finale B pour terminer cette symphonie, Giovanni Antonini a fait le choix du finale A très rarement joué. C’est une bonne initiative dans le cadre d’une intégrale des symphonies car le finale B fait double emploi avec le premier mouvement de la symphonie Hob I.62 en ré majeur. Le finale A revêt une forme tripartite. Le thème est exposé dans une première section. La deuxième section est un vaste intermède en ré mineur de sentiment élégiaque. Dans la troisième section, le thème initial est reexposé et notamment modifié. Par sa coupe ce morceau est atypique chez Haydn; il possède toutefois un réel agrément mélodique et permet de découvrir une facette peu connue de la musique du compositeur.


Comme on l’a déjà dit, c’est le finale B que l'on joue généralement pour clore la version 53 A de la symphonie. Il s'agit de la sinfonia Hob Ia.7 dont on pense qu'elle introduisait un spectacle pour marionnettes. Elle servira avec des modifications comme premier mouvement de la symphonie n° 62 (4). De caractère italien c'est une pièce symphonique brillante possédant deux thèmes. Il n'y a pas de reprise de l'exposition comme il se doit pour une sinfonia d'opéra. Le développement est basé sur une version inversée du premier thème en valeurs longues, passant par les modulations les plus variées, il est dépourvu de contrepoint comme l'est le mouvement dans son ensemble. A noter que la symphonie n° 53 a été exécutée avec deux autres finales appelés C et D. La version C est apocryphe tandis que D est authentique et n'est autre que l'ouverture Hob Ia.4 composée entre 1782 et 1784 pour une autre occasion.

Les fêtes vénitiennes (1717) Scottish National Gallery

En 1774, Joseph Haydn compose quatre symphonies: n° 54 en sol majeur, n° 55 en mi bémol majeur, Le Maître d'Ecole, n° 56 en ut majeur, n° 57 en ré majeur. Alors que les symphonies n° 54 et 56 gardent encore quelques caractères "Sturm und Drang" (Tempête et tension), les n° 55 et 57 évoluent dans une sphère où les passions violentes sont exclues et où règne l'élégance, l'humour et la distance typique de la musique galante. La symphonie n° 54 en sol majeur est peut-être la première composée, c'est celle qui présente dans son magnifique adagio le plus d'analogies avec les symphonies romantiques précédentes, la symphonie n° 64 en la majeur (Tempora mutantur) en particulier (5).


Le premier mouvement est précédé d'une introduction Adagio maestoso 4/4 qui en impose avec ses rythmes pointés fortissimo. Jamais auparavant Haydn nous avait gratifié d'une introduction aussi puissante. Le presto qui suit débute avec un thème d'une élégance merveilleuse. Ce thème est la combinaison de deux motifs, un arpège de l'accord de sol majeur à l'unisson aux cordes au rythme entraînant et un brillant motif aux cors. Ce début enchanteur qui se termine par une brillante fanfare des cors et trompettes évoque à H.C. Robbins Landon une scène champêtre de Jean-Antoine Watteau (1684-1721). Giovanni Antonini joue ce début avec fougue et donne à ce début un éclat extraordinaire. Pendant toute cette exposition l'arpège constitutif du thème joue un rôle majeur et c'est lui, aux basses qui conclut la première partie. C'est encore ce motif qui est utilisé pendant presque tout le développement avec une fantaisie et une inventivité géniales. Une très poétique coda dans les nuances piano, interrompu par l'inépuisable arpège forte termine ce mouvement auquel le Kammerorchester Basel confère une harmonie et une grâce exceptionnelles.


L'Adagio assai con sordini en ut majeur 3/4, au tempo très lent, est le plus long jamais composé par Haydn dans une symphonie, il peut durer jusqu'à dix sept minutes si on observe les deux reprises (5). Il est construit sur deux motifs, le thème initial aux violons très doux et un motif caractéristique de triolets de doubles croches qui parcourt tout le mouvement. L'instrumentation est très sobre, et souvent les premiers violons jouent à découvert; les vents interviennent parcimonieusement mais chacune de leurs apparitions est marquante. Après les barres de reprises, débute un développement avec un si bémol des cors en ut à la sonorité mystérieuse. Le développement est entièrement basé sur le motif en triolets de doubles croches. Lors de la rentrée, le thème initial est suivi par un do pianissimo tenu quatre mesures par les cors en harmoniques les plus graves, passage d'une sonorité envoûtante. Une cadence des premiers et des seconds violons piano aboutit à une conclusion pianissimo


Contraste total avec l'étincelant menuetto Allegretto débutant avec un thème aux bois doublant les basses scandé par de spirituelles appogiatures des premiers violons et de vigoureux coups de boutoir des timbales, cors et trompettes. La fin du menuet est particulièrement dansante et a un caractère très viennois. Quel brio, quel panache dans ce menuet remarquablement étendu! Le trio consiste en un admirable solo du basson (6,7) doublant les violons. Je ne connais pas dans toute la musique du 18ème siècle de passage plus charmant et gracieux.


Le finale Presto 4/4 par ses dimensions imposantes équilibre le premier mouvement. C'est une structure sonate à deux thèmes rigoureusement construite qui termine la symphonie dans un climat lumineux.



L'embarquement pour Cythère. Musée du Louvre


La symphonie n° 33 en do majeur est une des plus vastes parmi les symphonies pré-Eisenstadt (8). Elle s’ouvre avec un Allegra 3/4 très festif dans lequel les hautbois prennent une grande part. Parmi les nombreux thèmes, on remarque un motif très mélodieux qui fait office de second thème accompagné simplement par les altos. Au début du développement le thème initial reparaît simulant une d’exposition; il n’en est rien car il s’agit d’une fausse rentrée et le développement repart de plus belle en utilisant plusieurs motifs de l’exposition.


L’andante en do mineur 2/4 est écrit pour le quintette à cordes; il débute par un thème pathétique, une véritable plainte qui contraste vivement avec tous les autres mouvements de la symphonie. Comme dans d’autres mouvements lents des symphonies antérieures à 1761, on remarque la sobriété de l’accompagnement.


Retour à l’ambiance festive avec le menuetto. Le trio réservé aux cordes frappe par ses amusantes syncopes et ses contre-temps.


Le finale allegro 2/4 est un morceau équivalent au premier mouvement en taille et en signification musicale. L’exposition se termine par deux curieuses notes émises par les cors à découvert. Suit un magnifique développement, peut-être le plus beau de ceux de toutes les structures sonates des symphonies pré-Eisenstadt. Basé principalement sur le thème initial, il étonne par son intensité et ses modulations hardies. Ce remarquable finale mériterait de couronner l’ensemble des quelques vingt symphonies antérieurs à l’installation de Haydn à Eisenstadt en 1761 (9).


L’interprétation de Giovanni Antonini et du Kammerorchester de Bâle est historiquement informée. Tous les instruments sont anciens ou copies d’ancien. Cet orchestre a un son qui lui est propre, il a un brillant spectaculaire. L’intonation est impeccable et la précision digne de l’horlogerie suisse. Les nuances et les contrastes ont fait l’objet d’un travail approfondi de l’orchestre et de son chef et le résultat est enthousiasmant. Dans ces oeuvres globalement sereines et joyeuses, la légèreté et l’élégance dominent tout en laissant l’émotion surgir quand la partition l’indique (10). 


Les deux cousines (1717-8). Musée du Louvre



(1) Peter A. Brown The first Golden Age of the Viennese Symphonies, Indiana University Press, Indianapolis, 2002.

(2) Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, pp 1103-5.

(3) https://haydn.aforumfree.com/les-symphonies-f1/symphonie-n-62-en-re-majeur-t302.htm

(4) Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard 1988, pp 1109-10.

(5) Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988; lire en particulier l'analyse de l'adagio assai.

(6) Selon Marc Vignal, le basson intervient en soliste pour la première fois dans une symphonie dans l'oeuvre présente. Très peu de temps après, le basson aura un admirable solo dans l'adagio de la symphonie n° 56 en ut majeur (7).

(7) https://haydn.aforumfree.com/les-symphonies-f1/symphonie-n-56-en-ut-majeur-t288.htm

(8) Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard 1988, pp 825-6

(9) Rien ne prouve toutefois que la symphonie n° 33 fût la dernière composée; cette place revient peut-être à la symphonie n° 3 en sol majeur qui se termine par un superbe fugato.

(10) On peut lire une discussion passionnante à propos de la symphonie n° 53 dans le forum Haydn: https://haydn.aforumfree.com/t780p75-haydn-2032

vendredi 6 octobre 2023

L'Olimpiade de Vivaldi par Jean-Chrisophe Spinosi et l'Ensemble Matheus

© @ars-essentia.   Jean Christophe Spinosi, Ana Maria Labin


L’ami ou l’amante, un choix cornélien pour le vainqueur des Jeux Olympiques

L’Olimpiade, opéra seria d’Antonio Vivaldi (1678-1741), livret de Pietro Metastasio (1698-1782), fut créé à Venise en 1734 au Teatro Sant’Angelo.


Megacle a accepté de combattre à la place de son meilleur ami Licida et sous son nom aux Jeux Olympiques. Si Megacle est vainqueur, c'est donc Licida qui remportera le prix. Megacle ignore que ce prix est Aristea, fille du roi Clistene dont il est amoureux en secret, amour payé de retour. Quand il apprend qu'Aristea est destinée au champion, il va combattre malgré son terrible désespoir et sort vainqueur. Licida exulte et s'apprête à prendre possession de son bien mais Aristea le repousse définitivement. Dans un accès de fureur, Licida agresse le roi Clistene et est condamné à mort. In extremis le roi reconnaît en Licida le bébé qu'il a abandonné aux flots marins. Licida et Aristea sont donc frères et sœurs et on se dirige vers une double union, celle de Megacle et Aristea, et celle de Licida avec son ancienne amante Argene.

Un beau livret comme on les aimait à l'époque baroque, regorgeant de situations dramatiques fortes et couvrant une palette étendue d’affects. Outre Antonio Vivaldi, ce livret inspira de très nombreux compositeurs, une cinquantaine au moins parmi lesquels : Antonio Caldara (1733), Giovanni Baptista Pergolese (1735), Leonardo Leo (1737), Baltassare Galuppi (1747), Nicolo Jommelli (1761), Nicola Piccinni (1761), Antonio Sacchini (1763), Tommaso Traetta (1767), Josef Myslivecek (1778), Giuseppe Sarti (1778), Giovanni Paisiello (1784) et surtout Domenico Cimarosa qui en 1784 composa un admirable opéra seria. En juin 2012, un pasticcio fut monté à l'Opéra de Dijon par Andrea Marcon sur le même texte de Pietro Metastasio. Des airs des compositeurs cités plus haut et d'autres encore (seize en tout), ont été réunis, afin de reconstruire un opéra complet. Malgré la diversité stylistique d’auteurs appartenant à des époques différentes : baroque, classique et même romantique comme Luigi Cherubini, cette salade russe s'avéra une réussite. Le dossier d’Emmanuelle Pesqué à propos de L’Olimpiade de Myslivecek nous a guidé dans l’élaboration de cette chronique (1).

Dans le même temps, Georg Friedrich Haendel (1685-1759) composait Orlando (1733) et s’apprêtait à écrire Ariodante et Alcina (1735). Tandis que le Saxon prenait quelques libertés avec le genre de l’opéra seria, on peut dire que L’Olimpiade de Vivaldi en représente l’archétype. Cet opéra consiste en une suite de récitatifs secs et d’arias; les ensembles (un court vaudeville à la scène 4 de l’acte I, un duetto à la fin de l’acte I et un mini-choeur final) sont réduits à la portion congrue. En outre la structure des airs est celle de l’aria da capo en cinq sections séparées par des ritournelles orchestrales sans exceptions. L’action se concentre dans le récitatif sec et est absente dans la majeure partie des airs. Ces derniers s’appuient sur des métaphores (aria di paragone) ou des considérations morales et philosophiques. La métaphore standard du vaisseau surpris par la tempête est utilisée deux fois pour représenter une âme désemparée, celle non moins courante de la tourterelle ayant perdu sa compagne donne lieu à un des plus beaux airs de la partition (2). Ces airs sont interchangeables et pourraient figurer à plusieurs endroits de la partition d’où la possibilité d’effectuer des changements importants sans trahir le livret et pour les chanteurs de remplacer un air par un autre dans lequel ils se savent assurés de remporter un franc succès. C’est ainsi qu’Isabelle Moindrot (L’opéra seria ou le règne des castrats, Fayard, 1993) utilise le terme de « structure en constellation » pour décrire ce type d’opéras : les arias sont des entités parfaites, closes, susceptibles d’être déplacées (3).

Cet opéra n’a donc rien d’original en ce qui concerne la forme mais le fond est d’une qualité exceptionnelle. Il débute par une sinfonia très inventive dont le premier mouvement est truffé de modulations étranges et de dissonances. Jean Sébastien Bach ne s’y était pas trompé, le langage harmonique de Vivaldi est sans doute le plus hardi de son époque. En outre les airs sont plus beaux les uns que les autres. 

© @ars-essentia. De g à d: Jean-Jacques L'Anthoën, Rémy Brès-Feuillet, Fernando Escalona, Ana Maria Labin, Chiara Brunello, Francesca Asciotti, Mathieu Toulouse

L’opéra débute sur les chapeaux de roues avec l’aria di paragone de Licida, Quel destrier, che all’albergo è vicino. Licida compare son impatience à posséder Aristea à celle d’un cheval qui prend le mors aux dents pour gagner l’auberge toute proche. Fernando Escalona y fait une brillante démonstration de son talent et de son énergie. Plus loin (scène 8), cet excellent contre-ténor nous ravit avec un des plus beaux airs de la partition, exemple parfait de bel canto, Mentre dormi, scène où règne une atmosphère quasi hypnotique. La voix est jeune et pure et mise en valeur par le clair-obscur orchestral. Elle triomphe à l’acte II dans un des sommets de l’opéra: l’aria di disperazione extraordinairement intense de Licida, Gemo in un punto e fremo. Trouvaille de génie, les furies qui tourmentent Licita sont figurées par les bariolages ultra-rapides des violons de l’orchestre.

© @ars-essentia   Chiara Brunello, Francesca Asciotti, Jean-Jacques L'Anthoën

Chiara Brunello (Argene) fait preuve de beaucoup d’aisance dans la scène IV en forme de vaudeville, O care selve, dans laquelle elle dialogue avec tous les autres protagonistes de sa belle voix de mezzo-soprano. Elle est encore plus brillante dans l’air nettement humoristique, Piu non si trovano fra mille amants, dans lequel elle règle ses comptes avec ses ex-amants. 

Le roi Clistène fait son entrée avec un air au rythme irrésistible, Del destin non vi lagnate, le roi est presque comique avec un discours paternaliste et misogyne qui pourrait choquer si l’action ne se situait pas dans l’antiquité grecque. Jean-Jacques L’Anthoën semblait un peu en difficulté dans cet air avec une voix qui m’a paru engorgée, problème résolu par la suite, notamment dans son air de l’acte II, Qual serpe tortuosa. La voix du baryton s’est alors projetée hardiment avec une excellente intonation et de superbes vocalises. La fin de l’air toute en nuances et triple pianissimo était très réussie. 

L’acte I s’achève avec un duetto de Megacle et Aristea, Ne’giorni tuoi files, qui est indiscutablement un des sommets de la partition et un des passages les plus dramatiques de l’œuvre. Par sa noblesse, le style est proche de celui de l’oratorio. Rémy Brès-Feuillet s’y montre sous son meilleur jour avec une superbe voix claire aux contours bien dessinés. Ce jeune contre-ténor est désormais une valeur sure dans l’opéra baroque.

© @ars-essentia  Rémy Brès-Feuillet, Fernando Escalona

L’acte II débute avec un sommet de la partition, l’aria di paragone Sta piangendo la tortorella, un air délicatement orchestré avec deux cors obligés. Francesca Asciotti (Aristea) y montre son expérience de la musique baroque avec sa voix de contralto à la belle ligne de chant, aux couleurs mordorées et au legato élégant. De façon incompréhensible cet air magnifique a été amputé des deux tiers. L’année précédente, nous avions remarqué le potentiel dramatique remarquable de cette artiste en tant que Cornelia  dans Giulio Cesare de Haendel (4). 

Un air superbe d’Alcandro avec violoncelle obligé ouvre l'acte III, Sciagurato, in facia a morte, chanté magistralement par le baryton Matthieu Toulouse. On arrive à l’air magnifique d’Aminta chanté de façon très expressive par Ana Maria Labin, Son qual per mare ignoto, aria di paragone reprenant la métaphore du naufragé qui perdant son étoile, s’abîme en mer. La fin chantée pianissimo est particulièrement émouvante. Précédemment Ana Maria Labin avait brillé dans un autre air, l’aria di paragone d’Aminta, Siam Navi all’onde algenti, dans lequel le trouble du personnage est exprimé par la métaphore du navire en perdition. Elle y a prodigué son art de la vocalise et de l’ornementation. La virtuosité, jamais gratuite, était toujours étayée par une émotion intense. 

Le dernier tiers de l’acte consiste en récitatifs secs qui ne brillent pas par leur intérêt et en une conclusion diligentée par une sorte de Deus ex machina. Un concerto eût sans doute été le bienvenu mais Vivaldi ne l’a pas entendu ainsi car il a terminé son opéra par un chœur banal. C’est la seule faiblesse de cet opéra qui le rend, à notre humble avis, difficile à monter au plan scénique. Il en fallait plus pour décourager l’enthousiaste Jean-Christophe Spinosi qui proposera au TCE en 2024 une version mise en scène, ce qui répond à la question posée par notre confrère Jean-Luc Izard dans sa critique de L’Olimpiade donnée en février 2022 dans ce même théâtre (5).

© @ars-essentia


L’Ensemble Matheus nous a impressionné. La sinfonia a été menée tambour battant avec la plus grande précision. Les tempos généralement rapides m’ont paru appropriés au style de cette musique. Bien que les instrumentistes fussent relativement peu nombreux, la sonorité d’ensemble était très généreuse. Les violons faisaient preuve d’une belle agilité, une des violoncellistes a réalisé un merveilleux solo. Les deux cors naturels ont illuminé un très bel air d’Aristea. Enfin le continuo (un violoncelle, une basse d’archet, le clavecin et le théorbe) a manifesté son efficacité dans les récitatifs secs et a posé avec rigueur les bases de l’harmonie. La direction enthousiaste de Jean Christophe Spinosi nous a beaucoup plu. Son geste très ample nous a paru parfaitement lisible et capable d’impulser une grande énergie à l’orchestre et aux chanteurs.

La quintessence de la musique de Vivaldi, une palette de chanteurs d'exception et l’expérience de l’Ensemble Matheus et de son chef nous auront fait passer la plus belle des soirées.

  1.   https://www.odb-opera.com/viewtopic.php?f=6&t=12656
  2.   Xavier Cervantes, Les arias de comparaison dans les opéras londoniens de Haendel. Variation sur un thème baroque. International Review of the  Aesthetics and Sociology of music. 26(2), 147-166, 1995.
  3.   Isabelle Moindrot, L’opéra seria ou le règne des castrats, Fayard, 1993, pp 197-234.
  4.   https://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/giulio-cesare-haendel-goettingen-2022
  5.   https://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/olimpiade-vivaldi-spinosi-tce-2022-02