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mercredi 29 janvier 2020

Gli astrologi immaginari de Paisiello


Gli astrologi immaginari par Génération Baroque
Martin Gester, Direction musicale et supervision
Iason Marmaras, Assistant à la direction
Carlos Harmuch, Mise en scène
Fernanda de Araujo, Assistante à la mise en scène
Christian Peuckert, Création lumières

Valeria La Grotta, Clarice
Cristina Mosca, Cassandra
Thomas Hansen, Giuliano
Nicola Ciancio, Petronio
Georgia Tryfonio, Discepolo 1
Fernanda de Arauji, Discepolo 2
Elias Juan Ongay, Discepolo 3
Leonard Schneider, Discepolo 4.

Bianca Fiorito, flûte traversière
Linda Alijaj, Erika Maschke, hautbois
Kamila Wyslucha, basson
Aleksandra Brzoskowska, Tiphaine Hervouet, violons
Maxwell Alemàn, alto
Matylda Adamus, violoncelle
Jordi Cassagne, contrebasse
Iason Marmaras, clavecin

44ème Saison de l'AMIA, Eglise Sainte Aurélie, Strasbourg, 17 janvier 2020


Cassandra, photo Simon Hanot

Aux sources de l'inspiration mozartienne
La vie était dure pour les compositeurs d'opéras aux temps baroques et classiques. Un succès éclatant n'entraînait pas forcément une renommée durable car le public de l'époque était très avide de nouveauté. Il fallait donc remettre très vite le fer sur l'enclume afin de ne pas se faire oublier. Des compositeurs comme Giovanni Paisiello (1740-1816), Domenico Cimarosa (1748-1801) et bien d'autres (Francesco Bianchi, Gennaro Astaritta, Pasquale Anfossi, Nicolo Piccinni, etc...) écrivaient de quatre à six opéras par an soit une centaine au cours de leur vie. Il est frappant de constater que pendant le séjour de Paisiello à Saint Petersbourg, au service de l'Impératrice Catherine de Russie de 1777 à 1783, la production opératique du natif des Pouilles se ralentit considérablement et en même temps devint plus qualitative. C'est pendant le séjour en Russie que furent écrits Gli astrologi immaginari (1779), Il barbiere di Sevilla (1782) et Il mondo della luna (1783).

Clarice, photo Simon Hanot

Gli Astrologi Immaginari, musique de Giovanni Paisiello sur un livret de Giovanni Bertati (1735-1815), fut représenté au Théâtre de l'Hermitage de Saint Petersbourg le 14 février 1779. Le succès fut immédiat et l'oeuvre parcourut les principales capitales européennes dans la décennie qui suivit. Joseph Haydn (1732-1809) monta et dirigea l'oeuvre au théâtre d'Eszterhàza en 1782. A partir de cette date et jusqu'en 1784, il y eut 33 représentations à Eszterhàza, chiffre considérable montrant l'intérêt de Nicolas le Magnifique pour cette oeuvre, seulement dépassé par celui (54) des représentations d'Armida, opéra seria de Haydn (1). 

Clarice, Petronio, Giuliano, une disciple, photo Simon Hanot

Petronio est passionné jusqu'à l'obsession d'astronomie et de philosophie. Il s'est mis en tête de marier ses filles, Clarice et Cassandra à des savants et de ce fait rejette Giuliano, l'amoureux de Clarice. Contrairement à Clarice, une fille toute simple, sa soeur ainée Cassandra est férue de philosophie. Pour conquérir Clarice, Giuliano se déguise en un philosophe grec âgé de cent ans. Le philosophe prétend pouvoir rajeunir grâce à un élixir. Il pense également pouvoir guérir Clarice de son ignorance et c'est avec enthousiasme que Petronio lui confie sa fille et signe un papier, un acte de mariage en fait, sans l'avoir lu. Entre temps l'élixir fonctionne, le philosophe rajeunit et se transforme en Giuliano au grand désespoir de Petronio qui réalise qu'il a été berné.


Ce livret complètement loufoque, très commedia dell'arte était fait pour amuser le public avec deux thèmes "porteurs":
-l'idée fixe, thème déjà abordé dans le remarquable Socrate Immaginario et Il Sposo burlato de Paisiello et la délirante Armida immaginaria de Cimarosa et 
-le conflit de générations. 
En outre aucun opéra bouffe ne pouvait se passer de l'inusable artifice du déguisement. 

Avec des airs assez courts, dépourvus de virtuosité, deux beaux ensembles de dix minutes chacun terminant les deux actes et quelques choeurs assez brefs, l'oeuvre est remarquable par sa concentration et annonce par bien des côtés Le Barbier de Séville terminé trois ans plus tard. Il est probable qu'elle dut plaire à Haydn qui reprochait aux opéras italiens la longueur des airs au regard de leur contenu musical. Du fait de son succès, l'oeuvre voyagea dans la plupart des capitales européennes et cela jusqu'au début du 19ème siècle. De ce fait il existe plusieurs versions de l'oeuvre. La version utilisée par Génération Baroque est celle de la bibliothèque de Vienne, très proche du manuscrit original, selon Martin Gester. L'instrumentation de cette version est délibérément allégée par rapport à l'original. Le parti-pris de Génération Baroque de mettre l'orchestre sur la scène ne permettait pas une formation élargie.

Génération Baroque, atelier lyrique du Parlement de Musique, est un instrument de détection de talents, un lieu d'expérimentation, de formation et une tribune. Après L'Infedelta delusa de Haydn, L'Italiana in Londra de Cimarosa en 2015, Alceste de Lully en 2016, Pimpinone de Telemann et Livietta e Tracollo de Pergolèse en 2017 et Diane ou la vengeance de Cupidon de Reinhard Keiser en 2018 (2), Génération Baroque continue, avec Gli astrologi immaginari, d'explorer et de faire revivre le monde de l'opera buffa du dix huitième siècle.

Cassandra absorbée dans ses recherches, photo Simon Hanot

La mise en scène de Carlos Harmuch exploite pleinement les finesses du livret de Bertati. Un groupe de jeunes gens déménageant une bibliothèque, tombent sur des grimoires, des curiosités, de nombreuses planches ornithologiques, une corneille. A partir de là, ils imaginent une action dramatique dans laquelle la philosophie et la gent ailée jouent un rôle de premier plan. Force est de constater qu'il s'agit d'une science de pacotille qui finira au placard en même temps que la corneille qui l'inspire. La scénographie très simple utilise des amas de cartons joliment peints et tire parti des lieux notamment de la magnifique chaire baroque placée au fond de la scène. Les costumes et déguisements sont drôles et seyants. Si on y ajoute une superbe direction d'acteurs, tous les ingrédients sont réunis pour un beau spectacle.

L'oeuvre démarre sur les chapeaux de roues avec le terzetto: "Un signor di buon aspetto". Clarice annonce la venue de son amoureux Giuliano à Cassandra et Petronio. Ces derniers absorbés par un livre de philosophie et par l'observation du ciel demandent le silence. D'emblée le charme mélodique et la splendeur sonore de ce début sont dignes du meilleur Paisiello. Les quatre chanteurs principaux donnent de la voix et réussissent une magnifique entrée en matière.


Valeria La Grotta est l'interprète de Clarice. Dans la cavatine "Mi sia guida la mia stella", la chanteuse dialogue avec un basson et un hautbois ce qui confère à cet air un charme exquis. La mélodie de Paisiello émeut par sa simplicité et son naturel. Dans Una donna letterata, la chanteuse dessine avec humour son portrait, elle n'est pas faite pour la philosophie mais pour les joies simples de la famille. Tout cela fait mouche grâce à l'excellente projection de sa voix, sa belle diction et une excellente intonation. Plus loin elle se montre très émouvante dans sa dramatique intervention du finale de l'acte I, Sospirando notte e di.

Le rôle de Petronio est confié généralement à un basso buffo censé représenter un vieux barbon. Le baryton-basse Nicola Ciancio a incarné ce personnage malgré son jeune âge, chose normale quand on appartient à une jeune troupe dont un des buts est de produire un spectacle tout en s'amusant. La belle voix ample et sonore de Nicola Ciancio donnait beaucoup de punch à ses interventions notamment dans son air, A voi darla in matrimonio...dans lequel il fait montre de souffle, de puissance et d'une amusante agilité vocale.

Clarice et Juliano, photo Simon Hanot

Thomas Hansen (Giuliano) s'exprime avec une chaleur non dépourvue de finesse dans l'aria Vi lascio in pegno il core. Il s'agit d'un air à deux vitesses, débutant andantino et se poursuivant allegro. D'une voix de baryton bien timbrée, plus lyrique que celle de Petronio, il trouvait les accents adéquats pour exprimer son amour profond pour Clarice et nous émouvoir en même temps.
Dans Le finale de l'acte I, "Venga pur ch'è benvenuto...", on est frappé par la quasi identité du passage "Se attender voi siete contento" avec plusieurs passages du Barbier de Séville du même Paisiello et l'air fameux de Cherubino Non so piu cosa son, cosa faccio..., des Noces de Figaro de Mozart. Le tutti final est endiablé, les quatre protagonistes entrent en canon à la manière d'un madrigal de la Renaissance, comme cela sera aussi le cas dans les choeurs terminant Il Mondo della Luna (1783) et Il Re Teodoro in Venezia (1784) du même Paisiello. Tout s'arrête et, moment magique, le quatuor murmure "Silenzio qua si faccia", moment d'une intense poésie. Seul Paisiello est capable de tels contrastes qui étaient magnifiquement rendus ce 17 janvier par un brillant quatuor vocal.
L'acte II débute par un duetto entre Clarice et Petronio qui est un des sommets de l'opéra. Clarice avec toute la bonne éducation qui la caractérise refuse poliment les deux partis grotesques que son père lui impose. Devant l'obstination paternelle, elle répond avec énergie et détermination. Nicola Cianco et Valeria La Grotta se surpassent dans ce duetto dont le comique réside dans l'extrême vélocité du débit de parole.
Le duo "Con anni cento..." de Giuliano grimé en un philosophe âgé de cent ans et de Petronio avec force voix chevrotantes, toux, crachats est particulièrement célèbre. Paisiello récidivera dans la scène tout aussi fameuse des éternuements dans Il barbiere di Sevilla. Les spectateurs devaient être pliés en deux à force de rire. Je ne suis pas très sensible à ce comique un peu vulgaire qu'un Mozart ne se serait jamais permis de pratiquer, du moins dans sa musique. Thomas Hansen et Nicola Cianco n'en font pas des tonnes ce que j'ai apprécié.
Le magnifique air de Cassandra "L'ora cheta ed opportuna" est accompagné par le choeur. Cassandra bénéficie d'un des plus beaux moments de l'oeuvre. Dans la version présentée par Génération Baroque, Cassandra chante au préalable un air rarement interprété, Di mie virtu sicuro. Ce dernier, écrit dans le style de l'opéra seria, est parodique et Cristina Mosca le chante avec beaucoup d'humour d'une voix à la magnifique projection et au timbre chaleureux. Cristina Mosca a donné à cette protagoniste sans grande caractérisation dans le livret, une cohésion psychologique et une vraie personnalité.
Lors du finale de l'acte II, on éprouve une sensation de déjà vu et entendu. Il débute avec une scène au rythme ¾ très voisine de scènes "infernales" de Socrate immaginario, il Sposo burlato de Paisiello et La Grotta di Trofonio d'Antonio Salieri (1750-1825), toutes évidemment inspirées par Orfeo ed Euridice de Christoph Willibald Gluck (1714-1787). Les quatre chanteurs principaux nous conduisent vers une lieto fine. Jeunesse et enthousiasme sont les mots qui viennent spontanément à la bouche pour saluer leur prestation.

Les choeurs des disciples, musiques d'une simplicité et d'un charme mélodique incomparables, illustrent bien le génie de Paisiello dans le maniement des voix. Ils étaient chantés par Georgia Tryfona, Fernanda de Araujo, Elias Juan Ongay et Léonard Schneider. Ces derniers, acteurs désopilants et excellents chanteurs, ont contribué de façon marquante à l'action sur scène et au beau son de l'oeuvre.

L'orchestre de Génération Baroque en petite formation (quintette à cordes, les vents et le continuo) produisait un son nourri et équilibrait parfaitement les voix. Les cordes étaient précises et alertes, les bois très présents dialoguaient fréquemment avec les voix. L'orchestre, les choeurs et les solistes étaient placés sous la direction experte de Martin Gester.
Une musique ravissante, parfois émouvante, le plus souvent légère et sans prétention, une interprétation jeune et dynamique, étaient les ingrédients principaux de cette réussite majeure. Puisse ce succès encourager les maisons d'opéra de programmer plus souvent des opéras de Paisiello.

Cette chronique a été publiée sous une forme différente dans BaroquiadeS (3).

mardi 21 janvier 2020

Orlando de Haendel au Théâtre des Champs Elysées


Une histoire de folie et de fureur
Orlando HWV 31, dramma per musica en trois actes de Georg Friedrich Haendel (1685-1759) sur un livret d'auteur inconnu, fut créé le 27 janvier 1733 au King's Theatre, Haymarket de Londres. Le rôle titre fut confié au célèbre castrat alto Francesco Bernardi (1686-1758) dit Senesino. Après un début prometteur, la carrière de cet opéra fut ruinée au bout de dix représentations par la maladie de Senesino avec pour conséquence l'interruption des représentations. L'opéra quitta ainsi l'affiche pendant près de deux siècles. Il fut redécouvert en 1922 à Halle et compte aujourd'hui parmi les opéras du maître les plus souvent joués. L'échec de cet opéra en 1733 inaugura une série de difficultés pour Haendel. Après une dispute avec Senesino, ce dernier rejoignit une nouvelle compagnie lyrique appelée Opera of the Nobility, patronnée par le prince de Galles et richement dotée. Bientôt c'est toute la troupe de Haendel qui alla vers la concurrence et le saxon se trouva fort dépourvu. Mais c'est sans compter avec son énergie et sa détermination; en effet Haendel recruta une nouvelle vedette en la personne du castrat alto, Giovanni Carestini et produisit une nouvelle série de chefs-d’œuvre. Avec AriodanteAlcina et Serse, datant de 1735 pour les deux premiers et de 1738 pour le dernier, Haendel termina sa carrière de compositeur d'opéras italiens avec de superbes réussites (1).

Angelica sauvée du monstre, Jean Auguste Dominique Ingres, 1819

Le chevalier Orlando, tombé amoureux d'Angelica, princesse de Cathay, la poursuit de ses assiduités mais est repoussé par elle. Son dépit se trouve décuplé quand il s'aperçoit qu'Angelica est amoureuse de Medoro, un sarrasin hébergé dans la chaumière de la bergère Dorinda suite à une blessure. Les choses se compliquent car Dorinda est tombée aussi éperdument amoureuse de Medoro. Dorinda, forcée de constater que Medoro aime Angelica et que la situation est désespérée pour elle, se résigne à son triste sort. Orlando, fou de jalousie, se livre à des méfaits divers et des agressions. Cependant, Zoroastro, puissant magicien, initié à de redoutables secrets, veille aux destinées des protagonistes. Il évite à Angelica et Medoro d'être transpercés par le fer d'Orlando. Zoroastro fait boire à Orlando un filtre et le chevalier s'endort. Au réveil, il revient à la raison, oublie ses griefs et considère avec bienveillance l'union de Medoro et Angelica.

Plus de 20 ans après Rinaldo (1711), Haendel revient une fois de plus à l'opéra seria magique. Orlando est en effet le quatrième d'une série de six comprenant aussi TeseoAmadigiAriodante et Alcina. Le livret d'Orlando s'appuie sur le texte de Carlo Sigismondo CapeceL'Orlando overo La gelosa pazzia, lui-même inspiré de L'Orlando furioso de Ludovico Ariosto. Ce texte fut mis en musique par une cinquantaine de compositeurs dont Alessandro Scarlatti (1660-1725) en 1711. L'originalité du livret que Haendel avait à sa disposition réside dans le personnage du mage Zoroastro, sorte de Deux ex machina qui influe sur les destinées de chaque personnage. C'est lui qui protège Angelica, Dorinda et Medoro des sévices infligés par Orlando. C'est lui qui à la fin guérira Orlando de sa folie et permettra une issue heureuse. Une entité aux pouvoirs surnaturels est souvent présente dans les différents scénarios tirés du poème épique de l'Arioste mais c'est souvent une magicienne, Alcina, qui joue ce rôle comme c'est le cas dans Orlando furioso d'Antonio Vivaldi (1678-1741) et Orlando paladino de Joseph Haydn (1732-1809). Alcina, entité maléfique chez Vivaldi, a toutefois un rôle salvateur chez Haydn (2).

Angelica et Medoro, Bartholomeus Spranger

L'autre originalité d'Orlando provient du personnage titre. Ce dernier est l'antihéros par excellence. Aux temps baroques, le vrai héros était probablement Medoro (amant d'Angelica), vaillant guerrier comme Orlando mais dont la part de féminité inhérente au genre masculin, ne craignait pas de s'exprimer. Ce caractère hermaphrodite plaisait beaucoup dans les salons des 17ème et 18ème siècles et cette complexité du genre était parfaitement rendue par les castrats qui disposaient d'une voix puissante à la sonorité masculine mais dont la tessiture était celle d'une alto voire d'une soprano ainsi que par des déguisements. Chez Orlando le tempérament martial n'ayant pas pour contre-poids un côté féminin, il me semble, une distorsion s'ensuit dans son être, expliquant en partie pourquoi le héros finit pas sombrer dans la folie. Orlando n'est pas le seul à avoir fait l'objet de l'attention de Haendel, tous les autres personnages de l'opéra sont caractérisés avec une précision exceptionnelle. Haendel y montre, au travers des mythes imaginés par l'Arioste, son intérêt profond des passions humaines et des sentiments éprouvés et contrariés. Il n'y a pas de rôle secondaire, tous les personnages ont un poids comparable ce qui fait aussi le charme de cette œuvre (3).

Cette partition regorge de beautés diverses. Haendel l'a dotée d'une sinfonia en quatre mouvements. On dit souvent que sur les quinze mille symphonies composées dans la deuxième moitié du 18ème siècle, une seule, la symphonie n° 45 les Adieux de Haydn, a été composée dans la tonalité rare de fa # mineur (4). Il est intéressant de mentionner que la sinfonia en quatre mouvements qui ouvre Orlando est écrite en fa # mineur également et que, bien que composée en 1732, elle peut être légitimement ajoutée au club très fermé signalé par Marc Vignal.

Angelica e Medoro par Sebastiano Ricci (1716)

Le mage Zoroastro est doté de trois airs admirables et il m'est difficile de dire lequel je préfère. Celui de l'acte II, Tra caligini profonde avec basson obligé est le plus dramatique des trois, malheureusement il a été aux deux tiers coupé en ce 13 janvier. Toutefois l'aria du premier acte, Lascia amor, est presqu'aussi splendide avec ses beaux accompagnements de hautbois et de basson et annonce l'Alleluia du Messie. Ces airs sont sans doute ce que Haendel a écrit de plus beau pour une voix de baryton basse dans un opéra. Pour ce rôle, il fallait un chanteur d'exception. Luca Pisaroni était d'abord annoncé mais s'étant désisté, c'est John Chest qui le remplaça. La baryton américain a chanté avec une intonation parfaite et un medium rayonnant. De sa voix noble et puissante, il rendit justice à la richesse et la majesté des airs qu'il interprétait.

Dorinda est un personnage de mezzo carattere dont la candeur et la fraîcheur apportent une détente dans l'univers plutôt sombre de l'opéra. Avec quatre airs développés et le merveilleux terzetto, Consolati, o bella, à la fin de l'acte I, son rôle est important. Nuria Rial incarnait délicieusement cette charmante bergère et chanta à la perfection un des airs les plus pathétiques de la partition, la sublime Sicilienne, Se mi rivolgo al prato, dans laquelle on admire la beauté de la ligne de chant et la perfection du legato. La cantatrice espagnole intervint aussi dans un des airs les plus acrobatiques de la partition : Amore è qual vento, avec des vocalises et des intervalles redoutables qu'elle maîtrisa avec brio.

Avec cinq airs, un duetto et sa participation dans le terzetto cité ci-dessus qui clôt l'acte I, Angelica monopolise le plateau vocal. Sincèrement éprise de Medoro, elle est cependant troublée par sa dette vis à vis d'Orlando et craint la fureur de ce dernier. Ses angoisses, ses doutes sont joliment exprimés dans des interventions de caractère très expressif. Kathrin Lewek qui incarnait Angelica fut la révélation de la soirée. Je fus subjugué par la beauté du timbre, la pureté du medium, des aigus à tomber, une sensibilité de tous les instants et une intelligence du texte l'amenant à des nuances étonnantes. J'ai adoré le duetto malheureusement trop court avec Medoro à l'acte I, Ritornava al suo bel viso dont le cantabile est souligné par un superbe accompagnement de violon, moment d'émotion unique. Ce duetto reprenait la sublime mélodie chantée par Bellezza qui terminait Il trionfo del tempo e del disinganno. A la fin de l'acte II, la cantatrice américaine chanta un des sommets de l'opéra, l'aria Verdi prati, accompagné de flûtes à bec suaves (Angelica, contrainte de fuir vers le Cathay pour échapper à la colère d'Orlando, se désespère). Lors de la reprise da capo, Kathrin Lewek nuança son chant et termina par un triple pianissimo d'une perfection bouleversante.

Medoro n'a que trois airs et sa participation au dramatique et admirable terzetto à la fin de l'acte I. Ses airs, tous très mélodieux, de caractère élégiaque sont typiques du personnage de l'amant, tendre, désemparé, voire larmoyant dont les opéras des 17ème et 18ème siècle nous offrent tant d'exemples (Curiazio dans Gli Orazi ed i Curiazi de Cimarosa, Medoro d'Orlando paladino de Haydn, Paolino dans Il matrimonio segreto, don Ottavio dans Don Giovanni,...) et dont le public de l'époque raffolait. Delphine Galou est une habituée de ce genre de rôles auxquels elle prête sa voix de contralto au timbre unique et l'élégance superlative de sa silhouette et de son chant. Lorsque Medoro reprend à son compte le chant d'Angelica, Ritornava al suo bel viso, au premier acte, l'euphonie qui en résulte est un moment d'extase pure.

Photo Pierre Benveniste

Christophe Dumaux n'a pas le plus grand nombre d'airs classiques (deux à peine) mais il compense largement ce petit nombre par la variété et la qualité de ses interventions. Le contre-ténor fut l'interprète inspiré d'une partition hors normes, grâce à l'ampleur de sa tessiture vocale, une technique prodigieuse notamment dans des vocalises à la fois précises, parfaitement articulées et d'une intonation parfaite, comme par exemple à l'acte I, Non fu gia men forte Alcide avec cors obligés. La prodigieuse scène de la folie de l'acte II, Ah Stigie, larvae, sans équivalent dans toute l’œuvre de Haendel, déroule un récitatif accompagné extravagant avec des passages à cinq temps, puis un rondo avec un refrain (tempo di gavotta), Vaghe pupille, entrecoupé d'épisodes très variés : récitatifs accompagnés et même une chaconne sur un tétracorde descendant, Che del pianto, qui nous ramène au temps de Cavalli (lamento d'Ecuba dans La Didone). Cette folie d'Orlando qui a permis au contre-ténor de montrer toutes les facettes de son art, a constitué un sommet indiscutable du spectacle. Le retour à la raison d'Orlando se manifeste dans un arioso extraordinaire à la fin de l'acte III, Gia l'ebro mio ciglio, accompagné par le théorbe et deux violettes marines (violetta marina sur la partition, instrument de nature controversée (5), peut être une viola da braccia munie de cordes frottées et de cordes sympathiques, remplacé hier soir par deux altos) qui pour moi représente le sommet de l’œuvre et dans lequel Christophe Dumaux s'est surpassé.

A l'écoute pour la troisième fois de l'orchestre Il Pomo d'Oro j'ai trouvé que le chef Francesco Corti apportait un surplus de chair et d'âme à un ensemble au départ techniquement parfait. Les cordes étaient d'une précision et d'une agilité diaboliques. Je me suis délecté en particulier du son suave et émouvant des deux altos, instruments rarement mis en valeur dans le répertoire baroque. Mais les deux cors, les deux hautbois et le basson délivraient aussi une prestation de haut niveau. Le continuo bien nourri avec un magnifique violoncelle, un violone, un clavecin et deux théorbes assurait une superbe assise harmonique à l'ensemble. J'ai regretté que dans la notice, la composition de l'orchestre ne fût pas donnée.

Orlando a tout pour lui, une histoire de folie et de fureur qui finit bien, une musique d'une beauté bouleversante. Pour un opéra de ce calibre, il fallait des chanteurs, instrumentistes et un chef exceptionnels. Toutes ces conditions étaient réunies en ce 13 janvier et désormais on espère que ce moment de plaisir intense puisse être partagé grâce à un enregistrement.

  1. Piotr Kaminski, Haendel, Purcell et le baroque à Londres, Le Livre de Poche, Fayard, 2010.
  2. Vincent Borel, Programme d'Orlando au TCE, 13 janvier 2020.
  3. Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, p1000-1.
  4. Les quatre illustrations libres de droits sont tirées de l'article Orlando furioso de Wikipedia que je remercie.