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dimanche 31 mars 2019

Alcina au Staatstheater de Karlsruhe


Passions dévastatrices

Quel est le plus bel opéra de Georg Friedrich Haendel (1685-1759)? Question oiseuse évidemment vu que tous les opéras de ce compositeurs sont riches de beautés diverses et étant donné le caractère probablement subjectif de la réponse. Ce qui me semble différencier Alcina des autres opéras du compositeur c'est la densité exceptionnelle en airs magnifiques. Avec six airs immortels dédiés à Alcina, Haendel a centré son effort créateur sur un personnage au demeurant antipathique qui, grâce à sa plume inspirée, devient une héroïne caractérisée avec précision dont les transports passionnés nous bouleversent. On s'attache donc à Alcina comme on s'attache aussi à Don Giovanni ou bien à Salomé. Depuis 1950, Alcina est un des opéras de Haendel le plus souvent représenté et de célébrissimes divas, Cecilia Bartoli, Catherine Nagelstadt, Renée Fleming, Arleen Auger, Anja Harteros, Sandrine Piau, Patricia Petibon... se sont emparées du personnage et l'ont fait triompher sur toutes les scènes du monde. La dernière nommée a frappé fort au festival d'Aix en 2015 dans une mise en scène très inventive mais controversée de Kathie Mitchell en raison de laborieuses scènes sado-masochistes.

Alcina  et Ruggiero, Nicolo dell'Abate (circa 1550), Pinacothèque de Bologne, source Wikipedia

Alcina est un dramma per musica de Georg Friedrich Haendel sur un livret d'Antonio Fanzaglia utilisé précédemment par le compositeur Riccardo Broschi (frère de Farinelli, 1698-1756) pour son opéra l'Isola d'Alcina. Alcina a été créé le 16 avril 1735 au théâtre royal de Covent Garden et remporta un grand succès avec en tout 23 représentations. Alcina forme avec Orlando et Ariodante, une trilogie sur le célèbre poème épique Orlando furioso de Ludovico Ariosto. Ce mythe très populaire au 18ème siècle, a été traité également par Antonio Vivaldi (Orlando furioso), Giuseppe Gazzaniga (L'Isola d'Alcina) ainsi que Joseph Haydn (Orlando paladino).

Alcina, amoureuse de Ruggiero a ensorcelé le croisé et le maintient dans ses rets. Deux chevaliers Melisso et Bradamante débarquent incognito sur l'île d'Alcina. Bradamante, déguisée en homme sous le nom de Ricciardo, n'est autre que l'amante de Ruggiero. Ce dernier ne la reconnaît pas sous son déguisement. Les deux chevaliers remettent à Ruggiero un anneau magique qui a le pouvoir de lui redonner la mémoire. Le chevalier réalise qu'il est prisonnier et qu'il avait autrefois une fiancée. Petit à petit, il va rompre les liens qui le retiennent prisonnier d'Alcina tandis que les croisés attaquent le palais d'Alcina, détruisent son château et que les prisonniers transformés préalablement en animaux par la magicienne, retrouvent leur forme humaine. Tandis qu'Alcina se lamente sur son amour perdu, Ruggiero, Bradamante et la compagnie fêtent leur victoire.

Deux petites intrigues se rajoutent à l'action principale. Morgane, sœur d'Alcina et aussi magicienne est courtisée par Oronte, capitaine de la garde d'Alcina mais elle lui préfère Ricciardo (alias Bradamante), confusion du genre dont le public de l'époque raffolait. Oberto est le fils d'un des prisonniers d'Alcina qui a été transformé en lion par la magicienne. Ces trois personnages n'apportent pas grand chose à l'action dramatique très linéaire mais Haendel les a gâtés musicalement en leur attribuant des airs magnifiques.. Les récitatifs sont concis c'est pourquoi il y a beaucoup de musique avec des aria da capo très longs dépassant la douzaine de minutes. Quatre choeurs, des ballets, des interludes orchestraux et un terzetto en fin d'opéra apportent un supplément de vie. Il y a dans cet opéra une gestion du temps long qui enchante et fait de lui une œuvre d'art admirable.

Lauren Fagan (Alcina) et David Hansen (Ruggiero) Photo Felix Grünschloss

Difficile de dégager les passages les plus remarquables car tout est beau dans cet opéra. A la fin de l'acte I, l'air de Morgana, Tornami a vagheggiar, sur un rythme de menuet, donne à la chanteuse la possibilité de montrer ses talents dans des pyrotechnies vocales du meilleur effet notamment pendant les reprises da capo. Au début de l'acte II, l'air pour basse de Melisso, Pensa a chi geme d'amor piagata, est une splendide Sicilienne dans laquelle un orchestre particulièrement expressif échange avec le chanteur un motif chromatique d'une puissance admirable.

Sommet absolu de l'opéra, le lamento d'Alcina, O, mio core perdona, est une illustration parfaite du génie universel de Haendel, de sa capacité à bouleverser son auditoire dans le temps et l'espace. Scandée par les notes les plus graves du théorbe et des accords implacables des cordes, la plainte d'Alcina se déroule pendant treize minutes sans que la moindre baisse d'intensité ne soit ressentie. Autre sommet de l'opéra le récitatif génial d'Alcina, Ah Ruggiero crudel, à la fin de l'acte II, suivi par l'aria di furore, Ombre pallide dans lesquels l'orchestre porte la voix d'Alcina à l'incandescence. L'acte II démarre très fort avec un air magnifique de Morgana, Credete al mio dolore, accompagnée d'un splendide solo de violoncelle. Dans cet environnement survolté, l'air d'Oronte, Un momento di contento, apporte une détente bienvenue avec une gracieuse chaconne prétexte pour un ballet.

Autre sommet de l'opéra, l'aria di paragone de Ruggiero avec cors naturels, Sta nel ircana pietrosa tana, air d'une folle virtuosité qui compare Alcina à une tigresse d'Hyrcanie menacée par un chasseur. Au lieu de prendre la fuite, le fauve revient à la tanière pour sauver sa progéniture. Enfin Alcina achève son périple fatal en beauté avec l'air, Mi restano le lagrime, sublime sicilienne au rythme lancinant, dans laquelle on reconnaît la mélodie d'un choral bien connu. La passion du pouvoir et son amour démesuré pour Ruggiero sont dévastateurs et la magicienne qui a perdu l'un et l'autre n'a plus d'autre choix que de se jeter dans la mer ou bien se changer en rocher.

Lauren Fagan (Alcina) Photo Felix Grünschloss

James Darrah a opté pour une mise en scène classique se voulant délibérément près du texte. Comme le dit Andreas Spering, Alcina est le meilleur des opéras de Haendel, la musique est suffisamment éloquente et il n'est nul besoin d'en rajouter. La magie est peu présente, bien que le texte parle de transformations d'humains en animaux. On ne voit pas ces derniers, ils sont simplement suggérés par des videos (Adam Larsen) qui fait défiler de vagues silhouettes sur les murs du château dans lesquelles on reconnaîtra un cerf, un lion....La scénographie (MacMoc design) est réduite au minimum avec aucun mobilier. Le palais d'Alcina est un vaste espace aux couleurs blanc crème ou mordorées, barré au fond par une forêt de câbles verticaux et obliques suggérant les troncs d'arbres d'une forêt enchantée, tandis que s'avance sur scène une paroi en bronze décorée de bas-reliefs barbares. Les parois du palais figurent une carte de l'île d'Alcina et des contrées environnantes. Le tout est environné d'une vive et chaude lumière qui au moment de la destruction du palais devient lugubre. Les costumes (Chrisi Karvonides-Dushenko) sont séyants et élégants, notamment ceux d'Alcina, de Ruggiero, de Morgana, de Melisso dans un style intemporel ou alors vaguement 18 ème siècle. La chorégraphie est très harmonieuse et nourrit intelligemment les évolutions des protagonistes.

Samuel Boden, Andreas Spering, Aleksandra Kubas-Kruk, Lauren Fagan, David Hansen, Benedetta Mazzucato

Le personnage titre était incarné par Lauren Fagan (soprano). D'emblée la chanteuse australienne m'a impressionné par une voix au volume conséquent et aux aigus très musicaux, sans aucune dureté. Les capacités vocales étaient présentes, conditions nécessaires mais non suffisantes pour rendre justice à ce rôle. J'attendais la soprano dans son deuxième air (scène 10) : Si, son quella ! Et je ne fus pas déçu car elle fit montre de grande qualités de tragédienne. Comme on l'a vu plus haut, le lamento O, mio core, perdona ! (scène 8 de l'acte II) est un des sommets de l'opéra et Lauren Fagan, à la hauteur du propos, a été bouleversante. La chanteuse termine l'acte II en beauté avec un récitatif génial Ah, Ruggiero crudel..., cri de désespoir de l'amoureuse trahie, suivi par une aria di furore, Ombre pallide. Avec l'aria sublime Mi restano le lagrime (scène 5, acte III) le destin d'Alcina est scellé et la reine déchue a perdu le goût de vivre. La soprano a su faire corps avec son héroïne et le public reconnaissant lui fit une ovations aux saluts.

Morgana n'est pas un personnage dramatiquement essentiel mais Haendel l'a gratifiée d'airs magnifiques. Aleksandra Kubas-Kruk (soprano) s'est immédiatement immergée dans ce rôle qui dans ses démêlés avec Oronte, recelait des aspects comiques. Sa voix est corsée et agile en même temps. Elle triomphe à la fin de l'acte I avec un air célèbre, Tornami a vagheggiar, dans lequel elle éblouit par ses vocalises, coloratures, mélismes, roulades. J'ai adoré sa superbe ligne de chant, son legato et ses aigus conquérants. Mais elle sait aussi émouvoir notamment dans son air magnifique avec violoncelle obligé et un théorbe très présent, Credete al mio dolor, qu'elle ornemente gracieusement lors des reprises da capo.

Le personnage de Ruggiero, joué au temps de Haendel par un castrat, est souvent confié à une mezzo-soprano ou une contralto. C'est le contre-ténor David Hansen qui a joué le rôle du chevalier ensorcelé. Dès son premier air, Di te mi rido, il m'est apparu que ce chanteur, tr ès à l'aise dans les notes aigues, manquait un peu de puissances dans les notes graves de sa partition. Ce problème s'est nettement atténué au cours de l'acte II (excellent Mio bel tesoro) mais le chanteur n'a pas pu donner le maximum d'éclat à l'aria di paragone célébrissime Sta nell'ircana, pietrosa tana...car ses vocalises dans le registre grave étaient peu audibles. Par contre les aigus de ce chanteur étaient d'une pureté et d'un éclat admirables et reflétaient un magnifique talent qui, à mon avis, ne pouvait s'exprimer pleinement dans ce rôle.

Bradamante qui intervient déguisée en homme est un rôle confié à une voix féminine grave, mezzo soprano, alto ou contralto. C'est à cette dernière typologie qu'appartient la voix de Benedetta Mazzucato. Le rôle travesti qui condamne Bradamante à rester incognito, n'est pas propice aux effusions sentimentales. De plus, le fait qu'elle suscite involontairement le désir de Morgana a des effets comiques en contradiction avec un rôle en principe héroïque. La contralto italienne a pourtant une voix superbe et des graves à tomber. Elle a pu montrer la qualité de sa voix et une belle intonation dans l'air délicieux de l'acte III, All'alma fedel. Le timbre de la voix est chaleureux et possède une rondeur et des couleurs mordorées très séduisantes et elle a montré qu'elle vocalise avec beaucoup d'art dans l'aria E gelosia....Elle a été pour moi une révélation.

Avec trois airs, le personnage du petit Oberto est loin d'être négligeable et anticipe un peu celui d'Yniold dans Pelléas et Mélisande. Alice Duport-Percier, une jeune soprano a fait ses débuts à l'opéra de Karsruhe et a réalisé une superbe incarnation de ce rôle avec une voix agile au timbre ravissant. Elle a pu montrer l'étendue de ses dons dans les vocalises remarquables de l'air Barbara, Io ben lo so...

A l'instar de celui de Bradamante, le personnage d'Oronte, amant de Morgana, n'est pas toujours à son avantage. Bien que capitaine de la garde d'Alcina, il n'a pas un rôle héroïque et ce n'est pas à un heldentenor à qui l'on pense pour l'incarner. En fait Samuel Boden est parfaitement qualifié pour ce rôle avec une superbe voix douée d'un timbre d'une douceur admirable dans toute l'étendue de sa tessiture. Son interprétation d'un momento di contento était optimale. J'aime beaucoup ce type de ténors tout à fait adaptés à la musique baroque. Tout au plus pourrait-on lui reprocher un déficit de puissance causé sans doute par la dimension considérable de la scène.

C'est Daniel Miroslaw qui incarnait Melisso (basse). Sa voix à la superbe projection retentissait fièrement tout au long de l'action pour s'affirmer pleinement dans l'air magnifique, Pensa a chi geme d'amor piagata, une émouvante Sicilienne.

Les choeurs reflétaient avec talent les différentes phases du scénario, sensuels au moment de décrire les amours d'Alcina, douloureux quand les prisonniers refont surface dans le monde des hommes, triomphants lors des réjouissances finales après la victoire sur la magicienne.

La suite d'Alcina composée de trois danseurs et trois danseuses, accompagnait Alcina dans ses évolutions dans une chorégraphie toujours harmonieuse et de bon goût.

Les Deutsches Händel-Solisten assuraient l'accompagnement d'Alcina sous la direction éclairée d'Andreas Spering. C'est un orchestre très fourni jouant comme il se doit sur instruments d'époque. Le son rond, plein manquait peut-être de nervosité dans la sinfonia d'ouverture mais par contre s'avérait exceptionnellement intense dans les airs les plus émouvants de la partition et notamment dans Ombre pallide. Parmi les solistes j'ai admiré le premier violoncelle souverain dans plusieurs airs de la partition par la beauté du son et la sobriété du jeu, le violon à la sonorité admirable et à l'intonation impeccable, dialoguant avec Morgana dans l'air Ama, sospira, ma non t'offende..., le superbe pupitre de hautbois jouant aussi de la flûte à bec et un continuo efficace dans lequel le théorbe se détachait nettement.

Dans une salle pleine à craquer, le public fit une ovation méritée aux artisans de ce spectacle exceptionnel (1,2).

  1. Compte rendu de la représentation du 23 février 2019 d'Alcina au Festival Haendel 2019 (Staatstheater Karlsruhe)
  2. Cette chronique a été publiée précédemment dans BaroquiadeS http://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/alcina-haendel-karlsruhe-2019
  3. Je remercie chaleureusement Felix Grünschloss pour avoir mis à ma disposition deux photos.


mercredi 20 mars 2019

Sonates de Buxtehude et Reincken par La Rêveuse


Chronique du concert donné par l'Ensemble La Rêveuse à l'église réformée du Bouclier à Strasbourg le 1er mars 2019

Les terribles blessures de la guerre de Trente ans sont à peine pansées qu'à partir de 1650, s'ouvre en Allemagne du nord une période exceptionnelle de création musicale.
Dietrich Buxtehude (1637-1707), Johann Adam Reincken (1643-1722), Dietrich Becker (1623-1679), Johann Theile (1646-1724), Philipp Heinrich Erlebach (1657-1714), sont parmi les plus importants compositeurs de musique instrumentale pendant la deuxième moitié du 17 ème siècle en Allemagne du nord. Cette école allemande a bénéficié d'influences italiennes (Francesco Cavalli, Giovanni Bertali) et françaises (Marin Marais, Sainte-Colombe). Les influences italiennes se traduisent par des parties de violon de plus en plus virtuoses. L'usage de la basse de viole dérive par contre de l'école française où cet instrument était très populaire. Ces œuvres généralement appartiennent au genre de la sonate en trio (un violon, une basse de viole et la basse continue ou en quatuor (deux violons, une basse de viole et la basse continue) (1).

Chez la plupart des maîtres d'Allemagne du nord (Reincken, Becker, Erlebach) l'architecture de ces œuvres reflète aussi cette double influence italienne et française. Ces sonates, appelées ainsi par leurs auteurs, débutent par une première partie nommée sonata, à l'italienne, avec trois mouvements alternant les tempos lents et rapides et se terminent par une suite de danses à la française, comportant une allemande, une courante, une sarabande et une gigue.
Chez Buxtehude, cette coupe existe rarement. Le plus souvent les œuvres de ce compositeur comportent une suite de mouvements rapides et lents avec généralement au moins une chaconne, structure dont Buxtehude raffolait.

Scène de musique dans un intérieur par Johannes Voorhout (1674). Musée de Hambourg

Un aspect très intéressant des oeuvres instrumentales de Reincken et Buxtehude est la présence de mouvements confiés à un instrument soliste, violon ou basse de viole. Ces morceaux sont souvent des improvisations très libres et fantaisistes comportant des passages répétitifs ad libitum. Ces solos instrumentaux relèvent du Stylus Phantasticus, défini par Johann Mattheson (1681-1764) comme un art de la liberté de la fantaisie et des contrastes que l'on retrouve aussi chez les musiciens viennois (Heinrich Biber, Nikolaus Faber).

L'oeuvre de musique de chambre de Buxtehude est conséquente. Les opus 1 et opus 2, publiés en 1694, comportent, chacun, sept sonates pour un violon, une basse de viole et le continuo, écrites dans les sept tonalités de la gamme diatonique en commençant par Fa (Fa, sol, la, si bémol, do, ré, mi). Le chiffre sept n'est pas le fruit du hasard. Selon Florence Bolton, c’est trois+quatre, l’union du ciel et de la terre, de l’esprit et du corps, ce sont aussi les sept planètes, et les sept degrés de la gamme (2). Les parties de violon et de viole de gambe sont virtuoses, parfois très difficiles. La basse de viole utilise tous les registres de sa tessiture. La plus remarquable est peut-être la sonate n° IV en si bémol majeur de l'opus 1 dont le premier mouvement est une magnifique chaconne d'une éblouissante virtuosité répétant 16 fois un ostinato de sept mesures à la basse du clavier (3). Six autres sonates, appelées sonates manuscrites, font partie d'un fond de la librairie universitaire d'Uppsala, recueil que Gustav Düben, organiste et maître de chapelle suédois constitua à partir de plusieurs envois de Buxtehude lui-même. Ces six sonates dateraient des années 1680.

Au programme du concert de La Rêveuse figuraient trois sonates manuscrites: la sonate en trio en la mineur BuxWV 272, deux sonates pour deux violons, basse de viole et continuo en do majeur BuxWV 266 et en sol majeur BuxWV 271.

La Rêveuse, photo Raymond Piganiol

La Sonate en trio BuxWV 272 en la mineur adopte le plan de la sonate classique en trois mouvements et débute par une magnifique chaconne, basée sur un ostinato solennel de quatre mesures à 4/4 qui sera répété vingt six fois sans changements par la basse du clavecin. Sur cet ostinato très expressif, le violon et la viole de gambe sur un pied d'égalité se livrent à d'habiles variations rythmiques et mélodiques. Après un court Adagio, débute un troisième mouvement appelé passacaglia basé sur un ostinato de quatre mesures à 3/2. Cette passacaille frappe par sa majesté, sa beauté mélodique et son caractère de danse aristocratique. La partie de violon comporte des variations écrites en triples cordes aux harmonies très intenses que le violoniste Stéphan Dudermel joue avec beaucoup d'engagement et de sentiment. Dès cette sonate, on constate que la basse continue s'adapte au caractère des mouvements, les mouvements rapides sont le plus souvent accompagnés par le clavecin tandis que les adagios sont accompagnés par l'orgue ce qui oblige le claviériste (Clément Geoffroy) à migrer d'un clavier à l'autre avec célérité pendant toute la durée du concert.

La sonate en quatuor BuxWV 266 en do majeur, que l'on pourrait appeler quasi una fantasia, consiste en dix mouvements très libres, alternant tempos lents et rapides, comportant un fugato, des improvisations, une superbe chaconne presto, sommet de l'oeuvre, avec dans trois de ses variations, d'inquiétants chromatismes.

Ce programme Buxtehude se terminait en beauté avec la sonate en quatuor en sol majeur BuxWV 271. Cette ravissante sonate écrite dans une tonalité ensoleillée s'ouvre avec un joli fugato très aéré (joué deux fois) dans lequel on entend très bien les parties instrumentales. Après un solo du premier violon, improvisation très stylus phantasticus et un court adagio, débute une remarquable chaconne. Le premier violon (Stéphane Dudermel), accompagné du seul théorbe, expose un thème d'une beauté lancinante qui se grave immédiatement dans la mémoire et qui ensuite ne la quitte plus. Curieusement, comme écrit dans la partition, le second violon (Olivier Briand) joue de nouveau cette exposition sans aucun changements mais avec un son tout différent. Lors du troisième exposé du thème, tous les instruments sont réunis et une sensation indicible de plénitude et d'euphonie en résulte. Un tel mouvement, basé sur la beauté mélodique me semble refléter une nette influence italienne. Après une nouvelle improvisation en solo du second violon, cette sonate en forme d'arche se termine avec un deuxième fugato très joyeux.

Benjamin Perrot et Florence Bolton, photo Nathaniel Baruch

Johann Adam Reincken était surtout connu par sa musique religieuse et par ses compositions pour orgue. On trouvera des informations intéressantes sur la carrière de Reincken dans Passée des Arts (4) . Un petit nombre d'oeuvres de musique de chambre de Reincken a survécu. Parmi elles, le Hortus musicus, recueil de six sonates pour deux violons, basse de viole et continuo a été composé à Hambourg en 1687. 
Les sonates n° I en la mineur et n° IV en ré mineur, interprétées durant le concert, suivent exactement le même plan. Ces deux sonates se distinguent facilement des œuvres de Buxtehude: l'allure générale est plus sévère, le contrepoint me paraît plus serré, les couleurs sont riches mais sombres. Après une introduction adagio, on entend un fugato très savant dans lequel les entrées du sujet se répètent ad infinitum de manière quasi obsessionnelle. Un deuxième mouvement lent consiste en deux solos magnifiques de Stéphane Dudermel au premier violon et de Florence Bolton à la basse de viole, cette dernière accompagnée simplement par le théorbe de Benjamin Perrot. Ces solos ont des allures d'improvisations qui me rappellent certaines musiques d'Europe Centrale.
Le contraste était vif entre la rigueur du fugato et le caractère plus aimable des danses (allemande, courante, sarabande) qui suivent. Une même progression harmonique est détectable dans ces trois pièces. La gigue monumentale qui termine la sonate n° IV a été une révélation pour moi. Ses harmonies souvent modales, son contrepoint complexe, sa tension extraordinaire de la première à la dernière note, ses marches harmoniques anguleuses témoignent du très grand talent de Reincken. Il n'est pas étonnant que Jean Sébastien Bach ait été intéressé par ces œuvres au point de les transcrire en incluant des ornements de son cru. Par la qualité de leur jeu, les instrumentistes ont exprimé en plénitude le caractère savant et les affects de ces sonates extraordinaires.

Cet enregistrement a été commenté dans la revue Wunderkammern (5)

Les cinq instrumentistes, rompus à cette musique d'Allemagne du nord, ont régalé le public d'une interprétation splendide, à la fois virtuose et sensible. La sonorité des deux violonistes, Stephan Dudermel et Olivier Briand, était enthousiasmante et leur intonation optimale. Florence Bolton a tiré de sa basse de viole a six cordes des sons admirables, elle a fait montre de sa virtuosité dans les traits ultra-rapides du presto de la sonate BuxWV 266. La conduite des voix, l'homogénéité du son et l'équilibre entre les parties étaient parfaits et les instrumentistes ont réussi à toucher le public par leur son très personnel. L'orgue joué par Clément Geoffroy complétait admirablement l'harmonie et apportait une touche méditative aux passages lents des œuvres interprétées. J'ai adoré le jeu subtil de Benjamin Perrot au théorbe. C'est toutes forces déployées que les instrumentistes ont conclu le concert avec la gigue qui terminait le programme.

Au cours de ce concert mémorable par son programme et par la qualité des interprétations, l'ensemble La Rêveuse a pleinement rendu justice à deux compositeurs parmi les plus attachants de la deuxième moitié du 17ème siècle.

1. A noter que la partie de basse de viole dans ces sonates est distincte de la basse continue et est l'égale de celle des violons en virtuosité.
2. Florence Bolton, Sonates manuscrites pour violon, viole de gambe et basse continue,  notice de l'enregistrement correspondant, Mirare, MIR 303, 2016.
3. L'ostinato de sept mesures peut être divisé en deux unités strictement identiques de trois mesures et demi.
4. http://passee-des-arts.over-blog.com/article-fantasques-allees-hortus-musicus-de-reincken-par-stylus-phantasticus-62149382.html
5. Le CD montré ci-dessus a été commenté par Jean-Christophe Pucek: http://wunderkammern.fr/2017/02/12/le-nord-magnetique-sonates-en-trio-de-dietrich-buxtehude-par-la-reveuse/
6. Ce texte est une version légèrement allongée et remaniée d'une chronique parue dans BaroquiadeS: http://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/fantaisies-du-nord-la-reveuse-strasbourg-2019