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dimanche 24 décembre 2017

Francesca da Rimini à l'Opéra National du Rhin


Ricardo Zandonai, musique
Tiro Ricordi, livret d'après la pièce de Gabriele D'Annunzio
créé le 19 février 1914 au Teatro Regio di Torino
Nouvelle Production
Giuliano Carella, Direction musicale
Nicola Raab, Mise en scène
Ashley Martin-Davis, Décors et Costumes
James Farncombe, Eclairages


Saloa Hernandez, Francesca da Rimini
Josy Santos, Samaritana
Ashley David Prewett, Ostasio
Marco Vratogna, Giovanni lo Sciancato
Marcelo Puente, Paolo il Bello 
Tom Randle, Malatestino
Francesca Sorteni, Biancofiore
Marta Bauzà, Garsenda
Claire Péron, Altichiara
Fanny Lustaud, Adonella
Idunnu Münch, l'esclave Smaragdi
Stefan Sbonnik, Ser Toldo Berardengo
Dyonisos Idis, le ménestrel
Sébastien Park, l'arbalétrier
Fabien Gaschy, le guetteur
Choeur de l'Opéra National du Rhin, Direction Sandrine Abello
Orchestre Philharmonique de Strasbourg
Représentation du 14 février 2017



Francesca da Rimini de Ricardo Zandonai n'est pas un opéra vériste. Ainsi s'exprimait Giuliano Carella au début de son intervention au cours d'un entretien avec Eva Kleinitz, directrice de l'ONR (1). Le sujet, tiré du cinquième chant de l'Enfer de la Divine Comédie de Dante, ne traite évidemment pas des aléas prosaïques de la vie quotidienne dans les milieux populaires comme dans Cavalleria rusticana ou bien Pagliacci, il navigue entre la vérité historique et le mythe. Le pathos parfois exacerbé qu'on associe volontiers au Vérisme est absent de cette œuvre. Francesca da Rimini est une héroïne dont l'angoisse existentielle et la conscience lucide d'un destin funeste brident quelque peu les manifestations extraverties et les élans passionnés excessifs. Le nom de Gabriele D'Annunzio, auteur de la pièce dont est tiré le livret, auteur également du Martyre de Saint Sébastien mis en musique par Claude Debussy, n'a rien à faire avec le Vérisme et est associé au Symbolisme, courant artistique très vivant à la fin du 19ème siècle. La virtuosité verbale extraordinaire de ces deux œuvres reflète aussi chez D'Annunzio une certaine fascination pour la décadence.

Francesca et Paolo. Photo Klara Beck

La musique à la fois raffinée, mystérieuse et parfois fantastique, est typiquement post-romantique. Zandonai (1883-1946), élève de Mascagni, plus jeune que Puccini d'une génération, est forcément influencé par ses ainés italiens mais également par Richard Wagner, Richard Strauss, Claude Debussy et Paul Dukas. Compte tenu de la date de création (1914), cette musique ne m'apparait en rien révolutionnaire mais est bien de son temps. Le premier acte, un bijou finement ciselé, est pour moi le meilleur des quatre, la musique y est vraiment envoûtante et d'une intense originalité (2). L'introduction en secondes dissonantes est très hardie au plan harmonique et m'évoque même Janacek. La scène 4: Oime! Che adesso io provo...est une des plus belles choses qui m'aient été données de voir et d'entendre...Un orchestre scintillant accompagne le choeur de femmes et Francesca. Dans les trois actes suivants, les exigences de l'action dramatique brident un peu les recherches harmoniques et sonores. Mais le tout est d'une haute portée artistique et combine avec maestria la tradition italienne d'un bel canto relativement sobre avec l'esthétique wagnérienne. Tandis que l'acte II décrit avec une véhémence parfois un peu bruyante, une bataille opposant les Malatesta aux Parcitade et qui voit la victoire du clan Malatesta, une ambiance impressionniste règne dans l'acte III dans lequel Giuliano Carella a vu une influence de Debussy, auteur en 1905 du poème symphonique La Mer (1). Le magnifique duo d'amour entre Paolo et Francesca aux réminiscences Tristanesques est pour moi le sommet de l'acte. Au quatrième acte, la scène entre Malatestino et Giovanni est très violente et la musique très dissonante est quasiment expressionniste. Dans la scène suivante, l'héroïne évoque devant sa suivante Biancofiore des souvenirs heureux avec mélancolie mais elle est rattrapée par son destin. Surprise dans les bras de Paolo (magnifique second duo d'amour) par Giovanni, elle périt de la main de son époux dans une scène d'une grande concision.

Francesca et Paolo. Photo Klara Beck

En raison principalement de ses difficultés vocales et orchestrales, Francesca da Rimini est un opéra rarement représenté. Giuliano Carella qui connait très bien l'oeuvre (représentation sous sa direction au Concertgebouw d'Amsterdamle 25 novembre 2000) ne l'avait plus dirigée depuis 17 ans avant la nouvelle production de l'ONR. 

Nicola Raab a fait le choix de l'unité et de la sobriété dans une mise en scène qui veut évoquer un Moyen-âge légendaire, celui de Tristan et Isolde, plutôt que la vérité historique du conflit entre Guelfes et Gibelins. Durant certaines scènes, le double représentant la jeune Francesca agit en même temps que la Francesca de l'instant présent. Ce procédé du double dont on a usé, par exemple dans le Pelleas et Mélisande mis en scène à Aix en Provence par Kathie Williams, est utilisé ici avec discrétion. Le décor de Ashley Martin-Davis consiste en parois planes ou circulaires. Le cercle est à la base de la conception à la fois temporelle et spatiale de la mise en scène. Dès le premier acte, la boucle est bouclée car la mort de Francesca y est déjà annoncée. De la mort à la mort nous dit Nicola Raab (1). La couleur est le gris, un gris doux et lumineux quand le passé plus heureux est évoqué, un gris sinistre lors des scènes de violence et de guerre. La mer est évoquée avec poésie à l'acte III. Les différentes nuances de gris sont exaltées par les éclairages subtils de James Farncombe. Les costumes (Ashley Martin-Davis) discrets et séyants sont ceux d'un Moyen-âge rêvé plutôt que celui d'une reconstitution historique. La mise en scène réserve des zones de mystère. A plusieurs reprises au cours de spectacle, on entend un hurlement, que l'on peut attribuer prosaïquement à un prisonnier qu'on torture mais dans lequel on peut aussi voir l'âme tourmentée de Francesca (1). De même à l'acte III, le personnage de Smaragdi (l'esclave un peu magicienne qui apporte un breuvage que boivent Francesca, Paolo, Giovanni et Malatestino) que d'aucuns rapprochent de celui de Brangaene dans Tristan et Isolde, pourrait exprimer tout ce que Francesca n'ose pas dire.

Francesca, photo Klara Beck

Photo Klara Beck

Le personnage de Francesca, présent durant les quatre actes, monopolise la scène, Saloa Hernandez soprano, l'a incarné de façon magistrale. Sa première intervention, quand sa voix émerge du choeur des femmes et du quintette vocal de ses suivantes, m'a coupé le souffle tant sa voix s'impose par le timbre et par la corpulence. Cette impression fut confirmée dans les deux magnifiques duos d'amour aux accents wagnériens dans leurs phases finales. Sa voix dont l'intonation était parfaite dans les nombreux suraigus de la partition, triompha particulièrement dans des graves aussi dramatiques que puissants. Le ténor Marcelo Puente lui donna la réplique avec brio et beaucoup d'engagement. Familier du rôle de Cavaradossi, il se montra vocalement performant dans un rôle aussi exigeant que celui du chef d'oeuvre de Puccini. Sa ligne de chant est harmonieuse et son intonation parfaite, notamment dans les suraigus des deux duos d'amour. Marco Vratogna est un baryton puissant qui donna à Giovanni lo Sciancato beaucoup de présence. Tom Randle, ténor, incarne le personnage malveillant et pervers de Malatestino avec hargne. Sa performance dans le duo avec Giovanni à la fin du troisième acte fut remarquable. Idunnu Münch d'une voix de mezzo-soprano, voire de contralto, au timbre envoûtant rendit justice au personnage énigmatique de l'esclave Smaragdi. Francesca Sorteni fut souveraine dans le personnage de Biancofiore, confidente de Francesca. Son timbre de voix enchante à chacune de ses apparitions. Marta Bauzà, Claire Péron et Fanny Lustaud (Garsenda, Altichiara et Adonella, respectivement) formèrent avec Biancofiore un quatuor vocal séduisant. Leurs interventions solistes furent impeccables. Josy Santos (mezzo-soprano) n'intervient qu'à l'acte I dans le rôle de Samaritana, sœur de Francesca qui cristallise la nostalgie de cette dernière . De sa belle voix, la chanteuse en donna une représentation émouvante. Ashley David Prewett (basse), Stefan Sbonnik (ténor), Dionysos Idis (basse) donnèrent une interprétation vigoureuse, colorée et pittoresque, respectivement, d'Ostasio, de Ser Toldo et du ménéstrel.

Giuliano Carella connait son sujet (l'opéra italien de la fin du 19ème siècle au début du 20ème siècle) à fond. Il a fait vivre cette magnifique partition qui sera une découverte pour beaucoup avec un enthousiasme communicatif. Dans un orchestre Philharmonique des grands jours, difficile de distinguer des pupitres tant l'exécution me sembla homogène. La voix de l'orchestre retentit avec luxuriance grâce à un ensemble instrumental très fourni mais également par quelques instruments solistes inhabituels comme la Viola Pomposa ou le luth (3), censés donner une couleur médiévale et une note historicisante. J'ai noté également dans l'orchestre une harpe omniprésente, un célesta féérique et une flûte basse qui bénéficie d'un étonnant solo. Splendides interventions des choeurs mixtes percutants auxquels les choeurs féminins opposèrent leur délicatesse.

Ce splendide spectacle a été enregistré intégralement et j'encourage les lecteurs de cette chronique de visionner cet enregistrement au plus vite (4).  


Incidemment, on peut voir sur la toile le film d'une représentation en 2011 au Teatro Argentino de La Plata (Argentine) avec Nicola Beller Carbone dans le rôle titre. La chanteuse, vocalement excellente, était habitée par ce rôle, et son beau visage reflétait avec une intensité effrayante les tourments de l'héroïne. La mise en scène de Louis Désirè est beaucoup plus noire que celle de Nicola Raab. On croit voir sur scène des rochers et il s'avère que ces rochers sont des mains gigantesques. Ces mains sont menaçantes et semblent se refermer sur leurs proies comme des serres rapaces, métaphore possible du destin cruel de Francesca da Rimini.

(1) Giuliano Carella et Nicola Raab répondent au questions d'Eva Kleinitz, directrice de l'ONR, librairie Kléber, 7 décembre 2017. Francesca da Rimini n'est pas un opéra vériste selon Luciano Carella et je suis tenté d'ajouter : comme d'ailleurs la plupart des opéras de Giacomo Puccini.
(2) J'entends dans ce premier acte des harmonies proches de celles de Suor Angelica terminé par Puccini quatre ans après la représentation de Francesca da Rimini..
(3) La viola Pomposa, instrument de la famille des violons, à cinq cordes Do 2, Sol 2, Ré 3, La 3 et Mi 4. Sa tessiture est celle d'un alto, étendu vers l'aigu grâce à une corde mi supplémentaire.

(4) https://www.youtube.com/watch?v=KSDWIeKrIes

lundi 4 décembre 2017

Imbroglios par Génération Baroque

Georg Philipp Telemann, Pimpinone
Giovanni Battista Pergolesi, Livietta e Tracollo

Martin Gester, Direction musicale et d'ensemble
Carlos Harmuch, Mise en scène
Anita Fuchs, Scénographie
Christian Peuckert, Lumières

Radoslava Vorgic, Vespetta
Niklas Mallmann, Pimpinone
Alessia Schumacher, Livietta
Johannes Schwarz, Tracollo

Génération Baroque, Atelier Lyrique du Parlement de Musique
Eglise Sainte Aurélie, le 11 novembre 2017
Chapelle Saint André (Andlau) le 12 novembre 2017

Au dix huitième siècle, un intermezzo était une brève pièce de caractère bouffon s'intercalant dans un opéra seria. Ce fut le cas de Pimpinone d'une part, et Tracollo e Livietta d'autre part, prévus comme intermèdes du Tamerlano de Haendel et de Adriano in Siria de Pergolesi, respectivement. Par la suite certains intermezzos prennent leur indépendance, poursuivent une carrière en leur nom propre. On considère qu'ils sont à l'origine de l'opera buffa, genre musical, comportant plusieurs actes, de taille nettement supérieure à celle de l'intermezzo. C'est ainsi qu'un intermezzo de Nicolo Piccinni, conçu comme intermède de son propre opéra l'Origille, devint en 1766 sous la plume inspirée de Giuseppe Haydn, un petit opéra bouffe délicieux en deux actes, La Canterina (1)
Le premier véritable opéra bouffe, Patro Calienno de la Costa d'Antonino Orefece, vit le jour à Naples en 1709 (2). Il fut bien vite suivi par de nombreux chefs-d'oeuvre comme Il trionfo del onore (1718) d'Alessandro Scarlatti et Li zite n'galera (1722) de Leonardo Vinci. Il faut croire que ces brillants débuts de l'opéra bouffe napolitain parvinrent jusqu'aux oreilles de Georg Philipp Telemann. Ce dernier composa dès 1725 Pimpinone, intermezzo giocoso dont le livret traite du même sujet que la Serva padrona, immortalisé par Pergolesi en 1733. Ce sujet était dans l'air et il est possible que Telemann fut également influencé par Vespetta et Pimpinone de Tomaso Albinoni créé à Vienne en 1717. Livietta e Tracollo est composée en octobre 1734 soit peu après La serva padrona. Il est encore vraisemblable que Pergolesi eut également connaissance de L'Artigiano gentiluomo de Johann Adolph Hasse, composé en 1726 dont le livret présente des similitudes avec celui de Livietta et Tracollo..

Livietta déguisée en paysan français et son amie. Photo Raymond Piganiol
Le style de ces deux délicieux intermezzos est relativement voisin bien que l'écriture de Telemann m'ait semblé nettement plus polyphonique que celle de Pergolesi. Chez Telemann l'aria avec da capo domine tandis que chez Pergolesi, la structure des airs est plus libre. La dimension parodique est présente dans les deux œuvres notamment dans Livietta et Tracollo où visiblement Pergolesi se moque de l'opéra seria, en particulier dans le récitatif et l'aria de Tracollo Misero ! A chi mi volgero ! où Tracollo invoque les divinités infernales, celles des airs et de la mer, les étoiles et les planètes. Dans la fin de Pimpinone (acte V), Telemann se déchaine également, notamment dans une sauvage Tarentelle, So quel, che si dice... où Pimpinone prend une voix de fausset.

Pimpinone e Vespetta, Photo Raymond Piganiol
Le Parlement de musique a eu l'idée d'intercaler ces deux intermezzos, l'un devenant l'intermède de l'autre, ou vice versa. Dans l'oeuvre en cinq actes ainsi obtenue, la fusion des épisodes est telle qu'à la fin on ne sait plus lequel est l'intermezzo et lequel est la pièce principale. L'imbroglio est total et on en est délicieusement troublé. Rien ne va plus, le maître devient esclave et la servante a conquis sa liberté à ses dépens. L'escroc impénitent décide de changer de vie et de devenir honnête. Le chaos s'installe dans une sorte d'épilogue où tout va sens dessus dessous. C'est le monde à l'envers, Il mondo al rovescio, selon la formule de Martin Gester et également Il trionfo delle donne !.


La corda intorno al collo, Photo Raymond Piganiol
La mise en scène (Carlos Harmuch) a été réalisée par la même équipe qui avait brillamment opéré dans l'Italiana in Londra de Cimarosa monté deux ans auparavant. Tout est mis en œuvre pour exprimer le côté très commedia del arte des deux intermezzos. Le déguisement permanent, vise à créer la confusion dans les esprits. Avec ce procédé immensément populaire à l'époque, les acteurs-chanteurs permettaient aux spectateurs de s'évader de leur quotidien. Quiproquos, trahisons, conflits, jeux amoureux, tous les coups sont permis quand on avance masqué. Du fait d'une magistrale direction d'acteurs, les chanteurs ne font pas semblant, ils s'amusent vraiment et les spectateurs avec eux. Pour tout décor (Anita Fuchs), un amoncellement de cartons de déménagement, des boites à chaussures ou à chapeaux et une penderie qui renferme les multiples déguisements des protagonistes ! Les éclairages (Christian Peuckert) mettent en valeur les couleurs et les postures, les contrastes entre les personnages.

Pimpinone e Vespetta, Photo Raymond Piganiol
Les quatre acteurs-chanteurs étaient totalement investis dans le spectacle. La soprano Radoslava Vorgic joue le rôle de la soubrette Vespetta qui troque à la fin son tablier blanc contre une superbe robe noire et d'élégantes chaussures, signes évidents de son ascension sociale. Sa belle voix agile mais en même temps puissante, son abattage vocal et scénique de tous les instants et son art de la vocalise firent merveille. La projection de la voix de Niklas Mallmann baryton est phénoménale, notamment dans Ella vuol mi confondere et ce chanteur devrait pouvoir endosser dans l'avenir de grands rôles de basso buffo comme Geronimo dans Il Matrimonio segreto. Le duetto avec Vespetta à la fin de l'acte 5, très élaboré musicalement, Wilde Hummel, böser Engel, fut un grand moment d'opéra et les deux artistes y rivalisèrent de virtuosité et d'engagement. Alessia Schumacher , soprano, m'a beaucoup impressionné avec son ravissant timbre de voix, ses beaux aigus, sa belle ligne de chant notamment dans son émouvante aria Caro perdonami,.... Avec ses mimiques irrésistibles, elle m'apparait idéale pour la commedia del arte. Johannes Schwarz, baryton, revêtant de nombreux déguisements, dont celui désopilant de Polonaise enceinte, donna mille témoignages de son talent d'acteur et de ses capacités vocales dans son aria : A Baldracca, buona gente, fate un po' la carità....ainsi que dans son air pathétique : Ecco il povero Tracollo...précédé d'un récitatif qui se moque de l'opéra seria.

Martin Gester était aux commandes de toute la troupe et en particulier d'un petit orchestre baroque composé de cordes et d'un continuo (clavecins, théorbe, guitare) fourni qui sonnait merveilleusement.

Ce spectacle, donné dans la vaste chapelle Saint André d'Andlau dont l'acoustique est remarquable, était un régal pour l'oreille et les yeux et le meilleur remède contre la neurasthénie.

(1) Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, p 893-6. Le livret de l'intermezzo de Piccinni et de La Canterina sont identiques mais les musiques sont différentes. Il est possible que Haydn n'entendit jamais l'intermezzo de son collègue.
(2) Michele Scherillo, L'opéra buffa napoletana durante il settecento, Storia letteraria. First published 1917, reprint 2016 in India, Delhi-110052, Distributed by Gyan Books PVT. LTD. ISBN 4444000059778PB

dimanche 29 octobre 2017

Le nozze di Figaro à l'Opéra du Rhin

La comtesse, Cherubino et Susanna Photo Klara Beck

Le Nozze di Figaro, opera buffa en quatre actes (K 492)
Wolfgang Mozart
Lorenzo da Ponte, livret d'après le Mariage de Figaro ou bien La folle journée de Pierre-Caron Augustin de Beaumarchais

Patrick Davin, Direction Musicale
Ludovic Lagarde, Mise en scène
Antoine Vasseur, Décors
Marie La Rocca, Costumes
Cécile Kretschmar, Maquillage et coiffure
Sébastien Michaud, Eclairages
Christian Longchamp, Dramaturgie

Davide Luciano, Le comte
Andreas Wolf, Figaro
Lauryna Bendziunaite, Susanna
Vannina Santoni, La comtesse Almaviva
Catherine Trottmann, Cherubino
Arnaud Richard, Bartolo,
Marie-Ange Todorovitch, Marcellina
Gilles Ragon, Don Basilio
François Almuzara, Don Curzio
Anaïs Ivoz, Barberina
Dominique Burns, Antonio
Fan Xie, Dominique Petit, Deux jeunes filles.

Choeur de l'Opéra National du Rhin (Direction Sandrine Abello)
Orchestre Symphonique de Mulhouse

Des trois opéras écrits en collaboration avec Da Ponte, Le Nozze di Figaro est le plus parfait à mon humble avis. Don Giovanni est évidemment plus intense au plan dramatique et est plus audacieux aux plans harmonique et orchestral mais souffre peut-être d'une petite baisse de régime au milieu de l'acte II, notamment dans la version de Vienne où deux pièces rapportées ralentissent le déroulement de l'action (1). Après un premier acte absolument fabuleux au plan scénique, le deuxième acte de Cosi fan tutte languit un peu du fait d'airs un peu trop nombreux au détriment des ensembles (2). Rien de tel dans les Nozze : l'équilibre entre airs et ensembles est subtilement dosé, une parfaite unité stylistique y règne de bout en bout et les quatre actes délivrent une progression dramatique continue débouchant sur un finale magistral, comportant un choeur presque religieux. Des trois Da Ponte, c'est peut-être aussi celui qui aura la postérité la plus évidente. A l'écoute du Falstaff de Salieri créé en 1799, on réalise que cette brillante comédie doit beaucoup aux Nozze di Figaro et qu'il s'agit bien d'un hommage du maître vénitien à son contemporain récemment disparu. Un siècle plus tard, Richard Strauss se souviendra des Nozze di Figaro dont de nombreux échos parsèment la partition de Der Rosenkavalier ; en outre, avec Octavian, il va créer un personnage proche de Cherubino. S'il fallait citer une seule scène illustrant la perfection des Nozze di Figaro, je choisirais sans hésiter le duetto à l'acte III de Susanna et la comtesse, Sul aria che soave zeffiretto..., quintessence du génie mozartien.

Susanna et Cherubino Photo Klara Beck

Vu l'absence presque totale sur nos scènes des opéras des contemporains de Mozart, on pourrait croire que les chefs-d'oeuvre du Salzbourgeois sont nés dans un désert musical. Evidemment il n'en est rien et l'examen des spectacles offerts aux Viennois, nous montre que les Nozze di Figaro ont germé sur un terreau fertile. Peu de temps avant la création des Noces en 1786, le Burgtheater avait donné, Fra i due litiganti, il terzo gode (1783) de Giuseppe Sarti, puis Il barbiere di Siviglia de Giovanni Paisiello, suivi peu après de Il re Teodoro in Venezia (1784) du même compositeur (3). Antonio Salieri n'était pas en reste avec La Grotta di Trofonio (1785), Domenico Cimarosa entrait sur la scène internationale avec son remarquable Marito disperato (1785) et son chef-d'oeuvre, Il Trame deluse (1786), mais c'était sans compter sur le divin espagnol Vicent Martin i Soler qui, avec Il burbero di buon cuore (1785), donna la mesure de son grand talent et devint la coqueluche de Vienne. Parmi toutes ces œuvres, c'est évidemment Il barbiere di Siviglia qui eut le plus d'influence sur Mozart. Une seule écoute du Barbiere di Siviglia montre de façon éclatante ce que la comédie de Mozart doit au chef-d'oeuvre de son prédécesseur. L'air de Cherubino, Voi che sapete, présente de profondes analogies avec la cavatine, Saper bramate..., chantée par le comte dans Il barbiere. Les exemples de ce type abondent et montrent que Mozart était imprégné de la musique de Paisiello quand il composa les Nozze. Dans ces conditions, il me semblerait judicieux de représenter lors d'un festival Le Nozze di Figaro à la suite d'Il barbiere di Siviglia de Paisiello (4).

Le discours politique contestataire de Beaumarchais a certes été gommé dans le livret de da Ponte mais il revient à Da Ponte et Mozart d'avoir privilégié une contestation d'ordre sociétal et moral. On entre dans une nouvelle ère où la toute puissance du seigneur sur ses sujets et sa maisonnée est remise en cause. En s'alliant par delà les barrières sociales et les privilèges de classe, la comtesse et Suzanne (et peut-être Barberina), en tentant de contrecarrer les plans du comte, vont contribuer à leur manière à ébranler le monde ancien dont la chute sera précipitée quelques années plus tard. Ce sont ainsi les femmes et elles-seules qui réaliseront leur propre émancipation. Cette alliance n'est que circonstancielle, la société reste inégalitaire, le jeune Cherubino est promis à un brillant avenir tandis que celui de la petite paysanne Barberina est bien compromis. En outre, les passions humaines défient les bouleversements sociaux, les émois juvéniles de Cherubino, la jalousie du comte, ses appetits sexuels, les pleurs de la comtesse, la détresse de Barberina sont intemporels.

Le comte, Susanna Photo Klara Beck

Ludovic Lagarde explique dans un entretien (5) sa fascination pour les défilés de mode avec leur mélange de violence et de somptuosité dans un contexte assourdissant. C'est dans cet univers, pétri de traditions, qu'il place l'action de l'opéra (6). Le château des Almaviva est devenu une entreprise de mode. Le comte soumet le personnel féminin à un harcèlement en règle en dépit des lois interdisant cet abus de pouvoir. C'est un glouton plus qu'un séducteur, les ouvrières et les top model de son entreprise ne lui suffisant pas, Barberina et Susanna doivent subir ses assauts galants. Ce scenario imaginé il y a un an, est aujourd'hui d'une actualité brûlante. Rien de nouveau sous le soleil, cette transposition a d'autant plus de sens que la mode était très en vogue à Vienne en cette fin de siècle comme en témoigne le succès du Journal des Luxus und der Moden fondé à Weimar en 1786. Le décor d'Antoine Vasseur s'ingénie à marquer cette intemporalité du thème par sa nudité sans austérité. Des panneaux aux surfaces planes ou courbes, mis en valeur par les doux éclairages de Sébastien Michaud, se superposent, s'entremèlent et offrent ainsi des recoins ou cachettes bien propices aux ébats des protagonistes et aux rendez-vous galants. Les beaux costumes imaginés par Marie La Rocca sont aussi intemporels avec toutefois une vague allure dix huitième siècle. Susanna porte une robe blanche lumineuse, prélude au mariage qu'elle appelle de ses vœux, la comtesse revêt un déshabillé vaporeux et suggestif aux brillantes couleurs dans les deux premiers actes puis noir dans les deux derniers comme si elle portait le deuil, celui de ses illusions peut-être. Très belle direction d'acteurs tout au long de l'opéra et notamment dans la géniale scène de l'acte II où Susanna et la comtesse habillent Cherubino, scène très travaillée, d'une sensualité de bon aloi, bien éloignée des débordements presque vulgaires de certaines mises en scène récentes.

Finale de l'acte IV Photo Klara Beck
La partition du personnage de Susanna ne convient pas à un soprano léger car elle contient des graves soutenus notamment dans l'air fameux de l'acte IV, Deh, vieni, non tardar..., Lauryna Bendzunaïte m'a paru idéale pour ce rôle avec une voix homogène dans toute l'étendue de sa tessiture, un timbre chaleureux et un engagement de tous les instants. Après une entrée sur scène un peu incertaine de Vannina Santoni dans le rôle de la comtesse Almaviva, l'intonation est très vite maitrisée et la belle soprano, en nous gratifiant d'un merveilleux Dove sono..., a composé un personnage mélancolique et séduisant. Catherine Trottmann a endossé le rôle de Cherubino avec un talent fou, jouant à merveille sur l'androgynie du personnage et nous gratifiant d'un superbe Voi che sapete. Davide Luciano est pour moi une grande découverte avec sa voix d'une projection insolente, il a donné au personnage du comte Almaviva un côté plus emporté et vindicatif que de coutume mais tout à fait crédible. Avec Andreas Wolf, très bien connu par les amateurs de musique baroque, pas de surprises, c'est décidément un remarquable Figaro. Les graves m'ont semblé manquer un peu de puissance mais le medium et l'aigu sont admirables notamment dans Non piu andrai... magistral! Barbarina a un petit rôle mais essentiel et Anaïs Yvoz dans son air en fa mineur, presque désespéré, s'est avérée très touchante. Au brillant avenir promis au jeune aristocrate Cherubino, s'oppose celui bien plus incertain de la petite paysannne qui a perdu, on ne sait trop quoi, une épingle, ou son innocence? Marie-Ange Todorovitch qu'on avait entendue à Strasbourg dans le répertoire contemporain avec Quai Ouest, connait très bien Le nozze car elle avait joué le rôle de Cherubino à Glyndenbourne. La mezzo a mis sa belle voix au service de Marcellina, un rôle essentiel dans le développement de l'intrigue. Ce personnage ainsi que ceux de Bartolo (Arnaud Richard), de don Basilio (Gilles Ragon), de Don Curzio (François Almuzara) interviennent très efficacement dans les nombreux ensembles de la partition. Mention spéciale à Gilles Ragon (Don Basilio) dans un amusant rôle travesti. Dominic Burns a campé d'une voix tonitruante un personnage haut en couleurs, celui d'Antonio, jardinier du château.

L'orchestre de Mulhouse a réalisé une performance remarquable. J'ai été frappé par sa puissance sonore notamment dans les deux marches militaires des premiers et troisièmes actes. Toutefois les musiciens n'étaient jamais couverts dans les arias ou les ensembles. Patrick Davin accorde une grande importance à ces derniers, faire chanter et s'exprimer six personnages à la fois est un avantage de l'opéra sur le théâtre à condition qu'aucun personnage ne tente de prendre le dessus. Objectif pleinement réussi car ces ensembles étaient exceptionnellement réussis et on entendait toutes les voix.


  1. Il s'agit de l'air d'Elvira Mi tradi, quell'alma ingrata K 540a, chef d'oeuvre vocal et instrumental, digne des plus beaux personnages féminins de Mozart, mais hors sujet, à mon humble avis, dans Don Giovanni et l'air d'Ottavio, il mio tesoro, prévu au départ pour figurer à l'acte I.
  2. Qui suis-je pour critiquer un quart de soupir de la musique de Mozart ? Evidemment je ne fais qu'exprimer ici des préférences personnelles parmi trois œuvres exceptionnelles.
  3. Il re Teodoro in Venezia, dramma eroicomico de Giovanni Paisiello sur un livret étincelant de l'abbé Casti d'après Candide de Voltaire. Mozart assista à une représentation en 1784 et tomba gravement malade ensuite.
  4. A noter la représentation au Grand Théâtre de Genève en septembre 2017 de La Trilogie de Figaro avec successivement Il Barbiere di Siviglia de Rossini, Le Nozze di Figaro et Figaro gets a divorce.
  5. Ludovic Lagarde, Catherine Trottmann, Patrick Davin, Présentation des Nozze di Figaro, Librairie Kleber, 20 octobre 2017.
  6. Le film de Robert Altmann Prêt à porter (1994) me semble jeter sur le milieu de la mode un regard analogue à celui de Ludovic Lagarde.
  7. Version un peu plus développée de mon compte rendu sur Odb-opéra. http://www.odb-opera.com/viewtopic.php?f=6&t=19443

mercredi 20 septembre 2017

Symphonie n° 88 de Joseph Haydn


Certaines oeuvres sont tellement connues qu'on en oublie le rôle pionnier qu'elles eurent en leur temps. C'est le cas de la symphonie n° 40 en sol mineur K550 de Mozart, de la symphonie n° 5 en do mineur de Beethoven, de la symphonie n° 8 en si mineur (Inachevée) de Schubert, c'est aussi celui de la symphonie n° 88 en sol majeur de Joseph Haydn dont chaque mouvement pourrait être cité en exemple du classicisme à son apogée.
La symphonie n° 88 fut composée en 1787, semble-t-il très rapidement (1), au coeur d'une des périodes les plus créatrices de la vie de Haydn (1786-90) avec la période "Sturm und Drang" (1768-1773). A partir de 1784, Haydn cesse de composer des opéras pour se consacrer à la musique instrumentale. Si les belles symphonies n° 79, 80 et 81 de 1784 restent encore dans le sillage des opéras des années précédentes, un net changement se manifeste avec les symphonies Parisiennes (n*82 à 87), étalées au cours des années 1785 et 1786. Les deux dernières de 1786, la symphonie en do majeur, n° 82, l'Ours Hob I.88 et la symphonie en ré majeur, n° 86 sont les plus novatrices et les plus ambitieuses de la série. Les deux symphonies suivantes n° 88 en sol majeur et n° 89 en fa majeur datent probablement de 1787 et furent créées pour Johann Peter Tost, violoniste de l'orchestre d'Eszterhàza. Ce dernier fut chargé par Haydn de contacter à Paris l'éditeur Sieber afin de publier les deux symphonies ainsi que les quatuors opus 54 et 55. Il semble que Tost n'ait pas servi les intérêts de Haydn de manière très scrupuleuse.
Il n'y a que peu de rapports entre la symphonie n° 88 et la n° 89. La n° 88 domine, à mon humble avis, toutes les symphonies antérieures de Haydn et peut-être même, les symphonies postérieures dont la superbe n° 92 Oxforf composée en 1789 et les douze Londoniennes. Par contre la n° 89, tout en étant une très belle oeuvre, est moins profonde. De plus elle réutilise dans son mouvement lent et son finale, un matériau provenant du concerto pour deux lires HobVIIh.5 en fa majeur composé l'année précédente.
Le grand effort créateur des années 1786 à 1790 ne se manifeste pas seulement dans la symphonie mais également dans la sonate pour pianoforte (sonates romantiques HobXVI.48 en do majeur et HobXVI.49 en mi bémol majeur), le quatuor à cordes (quatuors opus 50, 54, 55 et 64) et surtout le trio pour pianoforte, violon et violoncelle. Quels que soient les mérites des trios contemporains de Wolfgang Mozart, Ignace Pleyel ou Leopold Kozeluch, il faut reconnaître que dans les trios composés de 1788 à 1790, Haydn élève ce genre musical à des sommets jamais atteints. Parmi eux on remarquera tout particulièrement le trio en mi mineur HobXV.12 (1788) et surtout le sublime trio en la bémol majeur HobXV.14 (1790) dont le mouvement lent est un sommet, tous genres confondus, de l'oeuvre de Haydn.

Ezsterhàza, le château dans lequel fut composée la symphonie n° 88

Que du muscle, pas un atome de graisse! Ainsi s'exprime Robbins Landon à propos de la symphonie n° 40 en sol mineur de Mozart (2). Cette exclamation s'applique parfaitement à l'allegro 4/4 en sol majeur qui suit l'introduction lente de la symphonie n° 88. Ce mouvement est impitoyablement monothématique. Tout découle du thème initial, énoncé par les deux violons ainsi que d'une formule d'accompagnement des basses. Ces deux motifs seront constamment opposés ou combinés avec une invention prodigieuse. Une sèche analyse reconnait une structure sonate avec exposition, développement et réexposition mais la musique ici transcende ces notions. L'exposition soumet déjà l'idée initiale à de complexes jeux contrapuntiques, le développement proprement dit ne fait qu'augmenter la tension et la force émotionnelle de ce qui précède quant à la réexposition, elle ne répète rien car c'est une refonte complète, une recombinaison profonde du matériau existant. Ajoutons en outre le rôle merveilleux des bois et des cors et on mesure ce que cet allegro a d'exceptionnel. On dit souvent que cet allegro a influencé Beethoven en général et l'allegro initial de sa symphonie n° 5 composée en 1808 en particulier (3).
A mon humble avis, le sublime largo, ¾ en ré majeur est un des sommets de toute la musique. Johannes Brahms l'a dit avant tout le monde, lui qui voulait que l'adagio de sa neuvième symphonie ressemblât à ce largo. Ici encore un seul thème mais quel thème! Un chant admirable par sa tension et son émotion, joué par un hautbois doublé à l'octave par un violoncelle soliste. Quelle audace! Ce thème sera répété sept fois dans différentes tonalités avec chaque fois un accompagnement différent des autres instruments: pizzicatos des cordes, guirlandes de triples croches aux seconds violons, gammes en notes piquées des premiers violons, triples croches entrecoupées de soupirs, toujours dans les nuances piano voire pianissimo. A plusieurs reprises la calme et noble mélodie du thème jouée  pianissimo est interrompue par un violent fortissimo très dissonant de tout l'orchestre (avec trompettes et timbales). Le ré ultra grave des harmoniques des cors naturels frotte avec le do# grave des seconds violons. L'effet de contraste entre la beauté mélodique du thème et l'objet sonore produit par le tutti est électrisant (4). Cet effet me semble unique dans toutes les symphonies de Haydn. A la fin le brutal accord dissonant semble avoir le dessus mais quelques mesures supplémentaires mettent très doucement un point final au mouvement.
L'énergique menuetto allegro en sol majeur qui suit fait preuve aussi de beaucoup d'originalité, le gruppetto de trois triples croches sur laquelle repose le thème lui donne beaucoup de dynamisme, quant au trio c'est un des plus surprenants des symphonies de Haydn. Il repose sur une basse de musette des altos au dessus de laquelle s'élève une piquante mélodie chantée par les bois et les violons. Dans la seconde partie, la mélodie module dans le mode mineur et prend des accents d'Europe centrale. Certains passages sont joués spiccato par cinq parties différentes à l'unisson.
Le finale Allegro con spirito 2/4 est un rondo sonate. Le pétillant refrain encadré par de doubles barres de reprises, à la fois léger et spirituel, a un caractère "rossinien". La modulation en si mineur de la fin de la première partie du refrain lui donne une touche romantique. Le premier couplet commence par une puissante ritournelle orchestrale et se poursuit avec un premier développement sur le thème du refrain. Lors de son second exposé, le refrain est agrémenté d'un accompagnement humoristique des deux bassons et des deux cors, il est suivi par un splendide développement consistant en un canon fortissimo sur les deux premières mesures du thème du refrain entre les violons et les basses à une demi mesure d'intervalle. Le canon se poursuit pendant une cinquantaine de mesures avec une variété et une fantaisie époustouflantes. La transition qui amène le retour du refrain est très subtile avec ses murmures des violons alternés avec les cors pianissimo. Le refrain est exposé en totalité avec un accompagnement staccato encore plus riche. Enfin une vigoureuse coda met un point final à ce finale étincelant, digne des trois mouvements précédents (5).

Joseph Haydn en 1791, peint par John Hoppner

Elégance, finesse, concentration, unité, humour et toujours profondeur. Où trouver l'équivalent de cela ? Chez aucun contemporain, Mozart compris, cela est certain. Les romantiques manquant généralement d'humour, exception faite de Rossini (mais est-il vraiment un romantique?), c'est plutôt au 20ème siècle qu'un Serge Prokofiev ou un Françis Poulenc seront peut-être capables de capter l'esprit de Haydn.

Interprétation. Je laisse à d'autres le soin de comparer les innombrables versions d'une des symphonies les plus enregistrées de Haydn. Je suis personellement tiraillé entre les versions qui m'ont bercé, celles de Bernstein, Dorati, Boehm, plus récemment celle d'Adam Fischer que j'aime bien, toutes sur instruments modernes et les versions, dites historiquement informées que l'on entend de plus en plus maintenant de Dennis Solomons, Neville Mariner, Dennis Russel Davies, Christopher Hogwood, Nikolaus Harnoncourt, la magnifique version de Frans Brüggen et le fameux Haydn 2032 project, Il giardino armonico. Deux mondes qui se côtoient ! Il faudra s'habituer à écouter Haydn tel qu'on l'entendait de son vivant. Cela exclut évidemment cors et trompettes à pistons au profit de leurs homologues naturels, cela exclut les cordes en acier au profit des cordes en boyau, cela exclut le vibrato systématique des cordes au profit des ornements pratiqués à l'époque de Haydn etc... Il faudra également renoncer aux orchestres à cordes pléthoriques à cinq contrebasses d'antan et s'habituer aux formations comportant quatre violons, deux altos, un violoncelle, un violone, les bois et les cors par deux, l'orchestre d'Eszterhàza en somme! (6).



(1) H.C. Robbins Landon, Joseph Haydn Symphony 88, The Haydn Society Edition, Dover Publications, Inc., 1983.
(2) H.C. Robbins Landon, Mozart connu et inconnu, Arcades, Gallimard, 1995, pp 129-32.
(3) Cette influence de Haydn se manifeste sur le Beethoven de la maturité car le Beethoven d'avant 1808, me semble avoir plus affectionné les formes sonates épanouies à deux voire trois thèmes chères à Mozart que les mouvements strictement monothématiques de Haydn (3). 
(4) Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, p 1292-4. Electrisant qualificatif utilisé par l'auteur dans le cas de la symphonie n° 93.
(5) Marc Vignal, ibid, p 1202-4, pour une analyse musicologique de la symphonie n° 88.
(6) Les illustrations sont libres de droits, elles proviennent de Wikipedia que je remercie