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dimanche 25 septembre 2016

Socrate immaginario

Socrate immaginario, commedia per musica (commedeja pe' mmuseca en napolitain), a été composé par Giovanni Paisiello en 1775 et représenté au Teatro nuovo di Napoli la même année. Le livret est attribué aux abbés Giovanni Battista Lorenzi et Ferdinando Galiani (1). On a tendance de nos jours à oublier l'économiste du Siècle des Lumières, nommé en second. Pourtant sa contribution au livret de cet opéra est rappelée constamment dans la correspondance qu'il eut avec Madame d'Epinay, animatrice d'un célèbre salon parisien (2).

Socrate, ses deux épouses et Alcibiade, musée des Beaux Arts de Strasbourg

Tammaro, un bourgeois de Modugno s'est entiché de la philosophie de l'ancienne Grèce, il se prend pour Socrate et s'est mis dans la tête de faire, de son entourage familial, des disciples. A son barbier, Mastro Antonio, il a donné le nom de Platon et a décidé de lui donner sa fille Emilia (qu'il appelle Sofrosina) en mariage. Sa femme Rosa (devenue Xantippe) est excédée par la nouvelle manie de son époux d'autant plus qu'à l'instar du vrai Socrate, Tammaro veut prendre une seconde épouse, en l'occurence Cilla, fille d'Antonio, baptisée pour la circonstance du nom d'Aspasia. Ces manigances ne plaisent pas à tout le monde car Emilia est amoureuse d'Ippolito et Cillia est promise à Calandrino, serviteur de Tammaro.
L'entourage de Tammaro imagine un stratagème, ils rentrent dans le jeu de Tammaro, se déguisent en grecs de l'antiquité puis en Furies qui terrorisent le faux Socrate. Ce dernier a beau supplier, les Furies sont inflexibles et le menacent de sévices multiples. Elles le conduisent finalement sur sa demande à son démon (daimonion), signe divin, afin qu'il reçoive ses conseils et ses ordres. Le pseudo-démon (en fait Rosa ou Ippolito sous un déguisement) intime à Tamarro l'ordre de marier sa fille Emilia à Ippolito.. Enfin un tribunal d'Athènes condamne Tammaro à mort. Il devra boire la cigüe. Stoïque, Tammaro s'exécute et sombre..... dans un profond sommeil. La cigüe était un somnifère et le faux Socrate s'éveille guéri de son obsession. Tout rentre donc dans l'ordre et chacun épouse sa chacune au milieu des réjouissances habituelles.

La mort de Socrate, Jacques Louis David

Ce livret évidemment spirituel et souvent comique, est plus profond qu'il n'y paraît et en cela on reconnait la patte de l'abbé Galiani, un des brillants esprits de son temps. Le thème majeur est celui de l'idée fixe, désordre mental aux effets dévastateurs sur l'entourage du sujet atteint. Ce thème est fréquemment traité dans le théâtre des 17ème et 18ème siècle, par Paisiello lui-même (Gli astrologi immaginari, 1779). Domenico Cimarosa dans Armida immaginaria (1778) le maniera également avec des effets encore plus radicaux. Après Molière et avant Honoré de Balzac (3), toutes proportions gardées, ce thème de l'idée fixe est traité ici de manière aristophanesque, dans le but de provoquer le rire.

Sur cette trame Paisiello compose une musique éblouissante. Le ton est généralement gai, spirituel parfois bouffon mais des passages importants sont écrits dans un style sérieux voire dramatique. Mastro Antonio et sa fille Cilla s'expriment en dialecte napolitain tandis que les autres protagonistes parlent le toscan. Ce point est important, Paisiello, composant principalement pour le peuple de Naples, se devait d'utiliser la langue locale. Il le fait si bien que ces passages en napolitain déchainent encore le rire de nos jours dans une ville où 70 % de la population s'exprime encore dans le dialecte local. Dans une œuvre de vastes dimensions, les nombreux airs sont extrêmement courts et donnent à l'oeuvre un rythme soutenu et même endiablé. Bref on ne s'ennuie jamais ! Ces airs ont souvent un caractère populaire marqué et font appel au chant napolitain. Ils sont dépourvus de virtuosité et en cela se démarquent totalement de l'opéra seria. On retrouve certains éléments de l'opéra seria, réformé par Calzabigi et Gluck, dans les récitatifs accompagnés, dans les nombreux choeurs et dans les personnages d'Ippolito et d'Emilia.

Dès la première scène et dès les premières mesures : Fuora, birbaccio..., on est surpris par la vigueur et la nervosité de ce magnifique sextuor.
L'aria di Lauretta qui suit, Una rosa e un giacinto... possède tout le charme et la spontanéité typiques des airs de soubrettes.
Un sommet de ce premier acte est l'air d'Ippolito avec hautbois obligé, Lagrime miei di affanno...On est subjugué par la noblesse et les harmonies troublantes de la musique qui expriment bien le désespoir du fiancé d'Emilia quand il apprend qu'elle est promise à Mastro Antonio.. Joseph Haydn qui ne connaissait probablement pas Socrate immaginario mais était familier de bien d'autres opéras de Paisiello (La Frascatana par exemple parmi bien d'autres) qu'il avait montés, remaniés et dirigés, écrivit dans ses opéras postérieurs à Socrate Immaginaro plusieurs airs dans le même style.
L'air de Cilla, So' fegliolella...en dialecte napolitain est charmant et met en évidence la simplicité et la (fausse?) innocence de la jeune fille.
Le finale de cet acte I est un feu d'artifice d'invention. Il s'ouvre avec le choeur des disciples : Andron apanton Socrates sofotatos..., auquel Mastro Antonio répond par Patron apantalon soreta scrofototos...., mélange de grec et de napolitain sans queue ni tête, jouant sur des assonances pseudogrecques (4). La musique se grave instantanément dans la tête et ce choeur eut un succès immédiat.
Rosa chante ensuite une authentique chanson napolitaine : Volle il destino mio... qu'Ippolito accompagne à la guitare avec beaucoup de sentiment et de mélancolie.
Tous les protagonistes et l'orchestre entonnent ensuite une tarentelle endiablée, passage peut-être le plus génial de l'opéra. On est confondu par la sauvagerie, voire l'hystérie de la musique. L'acte I se termine dans la confusion générale par un ensemble déchainé, chantant et jouant toutes forces déployées.

L'inspiration de l'acte II s'élève encore d'un cran !
Il commence sur le mode bouffe avec un air de Tamaro Figli, ma non di padre dans lequel le faux Socrate, sombrant dans la folie, demande à Antonio et Ippolito d'épouser tous deux Emilia afin d'engendrer des filosofi, mitologi, antiquari, istorici...dont il pourra être fier...
Mastro Antonio poursuit avec un air très amusant en dialecte : T'aggio dite, po parlammo ?
On arrive à un vaste épisode comportant d'abord une aria de Tammaro s'accompagnant à la harpe : Kalimera, Kalispera...destiné à amadouer les Furies. Ces dernières répliquent d'une façon très menaçante : Chi tra quest'orride caverne orribili...et se mettent à danser autour de Tammaro. On constate que cette scène mime de près les scènes infernales d'Orfeo et Euridice de Gluck (4). La danse échevelée des Furies à trois temps, en mode de chaconne, ressemble beaucoup à celle de Gluck en plus violente! Tammaro supplie les Furies de le conduire vers son démon. Elles acceptent et le conduisent vers Rosa et Ippolito déguisés. Le dernier choeur des Furies, Misero bufalo, est le plus impressionnant. .Ensuite on assiste à une montée progressive de l'agitation jusqu'à l'embrasement final. Cete dernière scène est introduite par un magnifique prélude orchestral très dramatique, qui préfigure étonnamment l'ouverture de Don Giovanni.

Après ce flamboyant acte II, la messe est dite et l'acte III ne sera plus qu'un appendice un peu convenu. Il était temps de renoncer à cette division en trois actes et d'adopter celle en deux actes, bien plus adaptée aux dramme giocosi qui suivront bientôt, notamment le brillant Re Teodoro in Venezia (1784) du même compositeur.

Socrate immaginario, empreint de commedia del arte et d'esprit du Siècle des Lumières, est probablement ce qui se faisait de mieux dans la commedia per musica autour des années 1775. A son écoute on comprend le succès qu'il obtint pendant plusieurs décennies ainsi que l'échec de La finta giardiniera de Wolfgang Mozart composé quelques mois avant. La lourdeur et l'ennui émanant d'un livret attribué à Giuseppe Petrosellini (librettiste qu'on a connu plus inspiré) ont sans doute desservi la musique du salzbourgeois, en dépit de beaux moments dramatiques (5). A cette époque de sa vie, Mozart, âgé de dix huit ans, ne faisait pas le poids devant un compositeur au sommet de son art et s'exprimant dans sa langue maternelle avec la bouche de Mastro Antonio. Ce n'est que dans Il Mondo della Luna sur un livret de Goldoni de Giuseppe Haydn (1776) et surtout dans l'Armida immaginaria de Domenico Cimarosa (1778) qu'on retrouvera la vitalité et la fantaisie débridée de l'oeuvre de Paisiello.

Un magnifique enregistrement de ce chef d'oeuvre est encore disponible à prix doux. Il a été édité par le label Bongiovanni à qui on doit d'avoir ressuscité un répertoire (l'opéra italien du 18ème siècle) à moitié oublié. Les chanteurs sont excellents notamment le remarquable Domenico Colaianni dans le rôle de Mastro Antonio et Christophoros Stamboglis dans celui de Tammaro, Giovanni di Stefano en assure la direction musicale avec finesse. Cet enregistrement date de 1998 et il serait bon qu'une mise à jour avec des instruments d'époque soit publiée rapidement.
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  1. Michele Scherillo, L'Opera buffa napoletana durante il settecento. Storia letteraria., Delhi-110052, India, 2016, pp. 396-443.
  2. Giovanni Carli Ballola, Filosofi, Mitologi, Antiquari, Istorici, Testo sul Socrate Immaginario, Incizione Bongiovanni, 1998.
  3. Balzac, à plusieurs reprises, traite César Birotteau de Socrate bête.
  4. Anthony R. DelDonna, Opera, Theatrical Culture and Society in Late Eighteenth-Century Naples, Routledge, New York, 2016.
  5. Toutefois La Finta Giardiniera connut un succès durable dans ses versions allemandes successives : Die Gärtnerin aus Liebe, dont la plus tardive daterait de 1789. La version italienne fut également éclipsée par l'opéra éponyme contemporain de Pasquale Anfossi qui triompha dans la péninsule.