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mardi 17 juillet 2018

La symphonie n° 39 de Mozart


La légèreté et la grâce grecque. 
Ainsi s'exprime Robert Schumann à propos de la symphonie n° 40 de Mozart. Il m'a semblé que ces mots convenaient encore mieux à la symphonie n° 39.
La symphonie n° 39 en mi bémol majeur K 543 (1) est une de mes préférées parmi les symphonies de Mozart et, à mon avis, une des plus belles symphonies du 18ème siècle. Quand il l'écrit, en juillet 1788, Mozart est au sommet de sa puissance créatrice, il vient de composer deux magnifiques quintettes à cordes avec deux altos, en do majeur K 515 et en sol mineur K 516, ainsi que deux œuvres pour pianoforte, la sonate en fa majeur K 533 et le rondo en la mineur (K 511), des œuvres très personnelles qui témoignent d'un enrichissement très marqué de son langage harmonique. Don Giovanni, terminé l'année précédente, vient d'être représenté à Vienne. Des modulations rares, des chromatismes osés que l'on chercherait vainement dans les œuvres de Mozart composées avant Idomeneo, apparaissent dans les œuvres de cette période à des fins expressives (quintettes) ou dramatiques (Don Giovanni). Dans la sonate pour pianoforte en fa majeur K 533, curieusement boudée par les pianistes alors que c'est une des plus profondes de Mozart, l'influence de Jean-Sébastien Bach est manifeste dans le premier mouvement tandis que l'andante qui suit, est de plus remarquable par sa densité harmonique et les étonnantes dissonances de son développement.


La Victoire de Samothrace, Musée du Louvre, photo Lyokoï88

Pourquoi maintenant parler de la symphonie n° 39 et pas de la n° 40 en sol mineur K 550 ou de la fameuse symphonie n° 41 en do majeur K 551, Jupiter, composées un mois après elle. La symphonie en sol mineur est pour moi la quintessence de la symphonie Sturm und Drang, magnifiée une à deux décennies auparavant par Johann Christian Bach, Jean-Baptist Vanhall, Joseph Martin Kraus….et surtout Joseph Haydn (sept symphonies dans le mode mineur que l'on peut rattacher à ce courant entre 1765 et 1773). La symphonie Jupiter appartient au genre de la symphonie festive en do majeur, cultivée avec tant de talent par Michael et Joseph Haydn. Le splendide fugato final est l'expression ultime d'une tradition de fugues ou fugatos terminant ce type de symphonies comme la n° 13 en ré majeur (appelée parfois piccola sinfonia Jupiter) et la n° 14 en la majeur de Joseph Haydn, l'éclatante n° 31 en do majeur MH 384 de Michael Haydn ou la symphonie en ré majeur (per la chiesa) VB 146 de Joseph Martin Kraus. On peut donc dire que ces deux symphonies n° 40 et 41, quelle que soit leur immense signification musicale, représentent l'aboutissement d'une tradition symphonique et dans cette mesure regardent un peu vers le passé. Au contraire la symphonie n° 39 en mi bémol majeur se projette hardiment vers l'avenir, un avenir proche avec deux symphonies de Joseph Haydn qui, à mon avis, relèvent d'une inspiration voisine, la symphonie n° 91 en mi bémol majeur de 1790 et la symphonie n° 99 en mi bémol majeur de 1793 (2), un avenir plus lointain avec Franz Schubert et nombre de passages symphoniques de son oeuvre.

Mozart en 1789, dessin de Doris Stock

Les circonstances de la composition des trois symphonies de 1788 sont mal connues. Elles ne résultent pas d'une commande. En 1785-6, Joseph Haydn compose la fameuse série des six symphonies Parisiennes, destinées au concert de la Loge Olympique. Etant donné le succès considérable de cette série et la beauté exceptionnelle de la n° 82 en do majeur, l'Ours et de la n° 86 en ré majeur, il est probable que Mozart ait été tenté de se mesurer à son ainé et de s'atteler à ce genre musical (8). Il est aussi possible qu'en même temps, Mozart ait songé à constituer un fonds de symphonies qu'il pourrait faire connaître à l'occasion de concerts par souscriptions, concerts dont à ma connaissance on n'a aucune trace, du moins durant l'année 1788. Nikolaus Harnoncourt suggère que les trois symphonies 39, 40 et 41 forment un tout organique et que la vaste introduction de la n° 39 servirait de portique à la trilogie tandis que la puissante coda de la n° 41 en serait la conclusion triomphale.

L'instrumentation de la symphonie K 543 comporte les cordes, une flûte, deux clarinettes, deux bassons, deux cors, deux trompettes et deux timbales. Son originalité vient de la présence de deux clarinettes qui remplacent les hautbois. Ces derniers étant systématiquement présents dans l'orchestre depuis l'époque baroque, leur remplacement par des clarinettes constitue une nouveauté, que l'auditeur remarque dès la première note jouée et qui confère à l'oeuvre entière un son très particulier et une couleur typique (3).

La symphonie débute avec un adagio 2/2, portique grandiose qui rivalise en dramatisme avec l'introduction de la symphonie n° 38 Prague K 502. Il est parcouru par un rythme pointé ainsi que par des gammes descendante qui deviennent ascendantes et de plus en plus vindicatives. On note à la mesure 18 un do aigu (do 5) des premiers violons et un ré bémol (re bémol 5) des seconds tous les deux forte et presqu'à découvert. La dissonance produite est étonnamment agressive. Cet adagio se termine par un motif chromatique mystérieux qui enchaine l'introduction à l'allegro 3/4. Ce dernier débute piano par un thème aérien aux premiers violons relayé par les cors et les bassons. Ce thème passe alors aux basses et est soutenu par un merveilleux contrechant des violons. Albert Einstein suggère que la charmante symphonie n° 29 en mi bémol majeur de Michael Haydn, MH 340, de 1783 ait pu servir de modèle à Mozart pour ce début de l'allegro. La suite est bien plus agitée et on remarque le retour des gammes descendantes de l'introduction. Tandis que le premier thème est essentiellement mélodique, le second thème est purement rythmique et c'est lui qui conclut l'exposition. Le développement est entièrement basé sur le second thème. La réexposition n'apporte guère de changements mais une vigoureuse coda basée sur les gammes descendantes termine le mouvement de façon éclatante.

Avec l'andante con moto 2/4 en la bémol majeur, on entre dans le domaine réservé des plus beaux mouvements lents de toute l'oeuvre de Mozart. La tonalité de la bémol majeur inspire à ce dernier ses plus belles pages, comme par exemple, l'andante con moto du 16 ème quatuor à cordes en mi bémol majeur K 428, l'adagio de la sonate pour pianoforte et violon en mi bémol majeur K 481, l'andante du quatuor pour piano, violon, alto et violoncelle en mi bémol majeur K 493, l'adagio du divertimento en mi bémol majeur pour trio à cordes K 563. Dans un tel morceau on ne sait ce qu'il faut le plus admirer : la splendeur mélodique, la rigueur dans l'élaboration des idées, l'audace des modulations, le raffinement de l'orchestration. Le thème initial est un miracle d'harmonie, il comporte deux motifs, tous deux en rythmes pointés qui vont pendant tout le mouvement se répondre, se superposer, tantôt aux violons, tantôt aux vents tantôt aux basses. Cet harmonieux déroulement est interrompu par un intermède très dramatique en fa mineur. L'orage passe et on assiste au retour du thème initial enrichi de nouveaux contrepoints, notamment un merveilleux contrechant ou bien la gamme descendante de l'introduction. Le dernier énoncé du thème est effectuée en la bémol mineur et conduit par une géniale modulation enharmonique (4), à l'intermède mineur plus dramatique que jamais, cette fois dans la tonalité de si mineur. L'expression est intensifiée dans cet intermède par la hardiesse des modulations qui me rappellent celles présentes dans un passage de l'andante con moto de la 8ème symphonie en si mineur, Inachevée, de Schubert. Une coda basée sur une élaboration ultime du premier thème conclut ce mouvement. L'orchestration de ce mouvement est aussi remarquable, les cors et les bois ont une partie totalement indépendante de celles des violons et des basses.

La vigueur du thème du menuetto et son irrésistible vitalité contraste avec la douceur poétique du trio, un laendler consistant en un solo de la première clarinette accompagnée par les arpèges de la seconde dans son registre grave. La sonorité de ce passage est déjà romantique.

Dans les œuvres de la pleine maturité de Mozart, le mouvement final n'est plus le divertissement destiné à finir l'oeuvre gaiement comme dans nombre d'oeuvres de jeunesse mais tend à devenir le plus élaboré des quatre. C'est très net dans cette symphonie et le sera tout autant dans les finales des symphonies n° 40 et 41. Ce mouvement Allegro 2/4 de structure sonate est bâti sur un thème unique, à la manière de Muzio Clementi (5) et de Joseph Haydn. Ce premier thème très allant est une longue et souple mélodie exposée piano, il est suivi par une ritournelle énergique consistant en bariolages virtuoses des violons. Alors qu'on attend un deuxième thème, c'est le premier qui réapparait à la dominante c'est-à-dire en si bémol majeur, il est suivi par une brusque modulation enharmonique en si majeur (4). On assiste ensuite, dans la tonalité de fa# majeur, à un dialogue en imitations de la première partie du thème entre le basson et la flûte tandis que, curieusement, les altos jouent en sol bémol majeur (6). Enfin un unisson sur un do bémol permet de retrouver la tonalité de si bémol. Après un rappel de la gamme descendante de l'introduction, de nouvelles imitations entre clarinette, flûte et basson mettent un point final à cette exposition. Le développement débute brusquement par un unisson sur le thème initial en sol majeur, on repasse en mi bémol majeur et par une géniale modulation enharmonique, le début du thème est exposé brusquement en mi majeur et acquiert une force nouvelle. Ce thème va faire l'objet de vigoureuses imitations entre violons et basses, puis d'un canon serré entre les mêmes groupes d'instruments. Des nouvelles modulations très expressives sur l'incipit du thème principal permettent d'aboutir à la réexposition. Cette dernière est semblable à l'exposition moyennant quelques changements.

A la villa Farnèse, les deux peupliers, Pierre-Henri de Valenciennes (1800), musée du Louvre

La liberté modulatoire de cette symphonie me semble unique dans la musique du 18ème siècle. Le monothématisme rigoureux qui règne dans ce finale, non seulement ne paraît pas sec ou austère mais au contraire procure une grande satisfaction spirituelle. Ce type d'écriture pratiqué par Mozart dans certaines œuvres de maturité, a été utilisé par Joseph Haydn tout au long de sa vie, dans la plupart de ses oeuvres. La sublime symphonie n° 88 en sol majeur (1787) en est le plus spectaculaire représentant (7). Cela montre qu'à partir de 1780, l'influence de Joseph Haydn sur Mozart devient de plus en plus importante.

  1. Parmi les nombreux textes sur la symphonie K 543, j'ai choisi de citer mon préféré : Georges de Saint Foix, W.-A. Mozart, volume IV L'Epanouissement, Desclée de Brouwer, 1939, p. 334-8. On peut aussi consulter l'excellente notice de Edouard Lindenberg accompagnant la partition de poche Heugel et Cie.
  2. La symphonie n° 99 de Joseph Haydn est mozartienne par sa sonorité et par son esprit plus que par ses thèmes. La tonalité de mi bémol majeur chérie par les deux compositeurs n'est pas étrangère à ces convergences.
  3. Parmi les symphonies de Mozart antérieures, deux possèdent des clarinettes en plus des hautbois, la n° 31 en ré majeur, Paris K 297 et la n° 35 en ré majeur, Haffner K 385, mais dans ces deux cas, le rôle des clarinettes est relativement modeste. Les clarinettes n'apparaîtront chez Joseph Haydn qu'à partir de la symphonie n° 99 de 1793.
  4. Enharmonie. https://fr.wikipedia.org/wiki/Enharmonie La gamme tempérée ou gamme à tempérament égal est divisée en 12 demi-tons équivalents. Un sol# est équivalent à un la bémol et ces deux notes sont jouées sur une même touche de piano, de même, un do bémol est équivalent à un si naturel. Cette propriété d'utiliser deux notes nommées différemment pour obtenir un même son, permet de passer d'une tonalité à une autre très éloignée. On parle alors de modulation enharmonique. Dans l'andante de la symphonie, à la mesure 91, le thème est énoncé en la bémol mineur, le mi bémol de l'accord devient un ré # et on passe fugitivement à la tonalité enharmonique de sol# mineur, puis au relatif majeur, si majeur et enfin à l'homonyme mineur, si mineur.
  5. http://piero1809.blogspot.com/2016/12/muzio-clementi-compositeur-meconnu.html Les relations entre Clementi et Mozart n'étaient pas aussi mauvaises qu'on l'a dit. Clementi admirait Mozart et ce dernier lui a rendu hommage dans l'ouverture de La flûte enchantée. 
  6. Les altos jouent un la bémol et un sol bémol tandis qu'en même temps, les bassons jouent un sol# et un fa# de même hauteur, étrangeté voulue par Mozart dont la raison d'être m'est inconnue, mais qui pourrait poser un problème d'intonation.
  7. http://piero1809.blogspot.com/2017/09/symphonie-n-88-de-joseph-haydn.html Toutefois, il est peu probable que Mozart connaissait cette symphonie quand il composa sa trilogie de 1788.
  8. Bertrand Dermoncourt, Dictionnaire Mozart, Robert Laffont, Paris 2005, p. 957-9. L'auteur des lignes sur les symphonies n° 39 (mi bémol majeur), 40 (sol mineur) et 41 (do majeur) fait remarquer que les tonalités de ces symphonies sont identiques à celles des symphonies n° 84, 83 et 82 respectivement de J. Haydn.