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mercredi 25 septembre 2019

Don Giovanni à l'Opéra National du Rhin


Wolfgang Mozart, musique
Lorenzo Da Ponte, livret
Dramma giocoso en deux actes, créé le 29 octobre 1787 à Prague

Christian Curnyn, direction musicale
Marie-Eve Signeyrole, mise en scène, conception vidéo
Fabien Teignié, Décors
Yashi, costumes
Nicolas Descoteaux, lumières
Yann Philippe, Claire Willemann, vidéos
Simon Hatab, dramaturgie

Nicolai Borchev, Don Giovanni
Michael Nagl, Leporello
Jeanine De Bique, Donna Anna
Sophie Marilley, Donna Elvira
Alexander Sprague, Don Ottavio
Patrick Bolleyre, Il Commendatore
Anaïs Yvoz, Zerlina
Igor Mostovoï, Masetto

Choeurs de l'ONR (direction Christoph Heil)
Orchestre Philharmonique de Strasbourg
Jeudi 22 juin 2019

J'ai découvert Don Giovanni par le disque. Pendant de nombreuses années, la simple écoute de cet opéra suffisait à mon bonheur. Ce n'est que relativement récemment que j'ai découvert ce qu'une mise en scène appropriée pouvait apporter à la perception et la compréhension de ce chef-d'oeuvre.

Don Giovanni, Anna, une spectatrice, photo Klara Beck

L'impression ressentie après avoir vu le spectacle de l'opéra du Rhin est globalement positive. La mise en scène est inventive. L'idée de faire participer le public est intéressante, elle s'appuie sur les expériences (appelées performances) de Marina Abramovic, plasticienne spécialisée en art corporel. L'artiste se tient face au public qu'elle laisse interagir avec son propre corps au moyen de 72 objets disposés sur une table. Au terme de ces expériences qui la laissèrent à moitié déshabillée et ensanglantée, l'artiste déclara que si vous vous abandonnez complètement au public, il peut vous tuer. A l'instar de la plasticienne, Don Giovanni assis immobile dans son costume blanc reçoit, un à un, les personnages issus de la scène et du public. Ces derniers sont munis des 14 instruments dont un rasoir, une canne de golf, un révolver, une seringue, une poire..., décrits dans une vidéo projetée sur un écran, et font subir à Don Giovanni et sur eux-mêmes, un certain nombre de sévices et d'agressions.

Don Giovanni sous le regard des femmes, photo Klara Beck

Quand l'ouverture retentit, la scène comporte différents lieux publics et plusieurs rangées de chaises disposées comme au spectacle. Périodiquement des spectateurs volontaires sont convoqués pour monter sur scène et participer aux actions se déroulant sur le plateau. Don Giovanni est assis sur son siège, une jeune femme s'assoit en face de lui, se taillade les veines avec un rasoir et meurt. L'opéra démarre ensuite avec la tentative de viol sur Anna et le meurtre du Commandeur. Une double action se déroule, celle qui est décrite dans la dramaturgie et une autre qui est le regard que porte le public et tout particulièrement les femmes sur Don Giovanni. A la fin les deux actions se rejoignent lors de l'exécution du héros. Les modalités de cette dernière, minutieusement programmée, sont décrites à l'aide de la video.
Les vidéos constituent une partie importante de la scénographie, elles permettent, grâce à un écran géant, de projeter une captation live du spectacle en gros plans ainsi que des parties du spectacle qui ne peuvent être montrées sur scène, faute de place, comme des vues de corps dénudés et emmêlés évoquant les orgies organisées par Don Giovanni ou encore des extraits de films cultes.

Elle s'est tailladé les veines, Don Giovanni, Leporello, photo Klara Beck

Au plan musical et dramatique, ce traitement pose problème car en sollicitant puissamment le spectateur vers ce qui se passe sur une scène grouillant de personnages et sur les vidéos, il détourne l'auditeur de ce qui est la raison d'être du spectacle, c'est-à-dire la musique. La mise en scène et la scénographie semblent oublier que c'est finalement la musique qui, chez Mozart, véhicule l'action dramatique. Quand à l'acte II, Donna Elvira chante son air fameux Mi tradi quell'alma ingrata, l'attention de l'auditeur est attirée par la vidéo très érotique citée plus haut et ne peut se concentrer autant qu'il faudrait sur la musique. Cet air est pour moi un chef-d'oeuvre vocal et instrumental et un sommet Mozartien absolu même si c'est une pièce rapportée, composée à l'instigation de la Cavalieri qui interrompt la progression dramatique à ce stade de l'action. On dirait que Marie-Eve Signeyrole a cherché à tout prix à meubler cette scène à ses yeux désespérément vide. Cette profusion de personnages, d'intentions, de clins d'oeil est certes palpitante mais rend le spectacle un peu confus et brouille quelque peu les cartes. Ces réserves une fois faite, il faut reconnaître que le spectacle est inventif et pourvu de scènes superbes comme de belles idées. La représentation de Don Giovanni en loup dans un contexte de travestissement, soulignant le côté prédateur du héros est à mes yeux une trouvaille. La direction d'acteurs était excellente mais j'ai été gêné par le changement qui s'opère chez Donna Anna qui révèle de plus en plus son attirance pour le bourreau de son père, sacrifiant ainsi aux poncifs romantiques. Il est vrai que son fiancé Ottavio qui mange des choux à la crème en réponse à ses déclarations d'amour, n'est pas très attirant.

Le sextuor, début de l'acte II. Elvira, Zerlina, Masetto, Leporello, Anna, Ottavio, photo Klara Beck

Si on peut émettre quelques réserves sur la mise en scène, par contre l'interprétation vocale est de toute beauté. Nicolaj Borchev, baryton, a composé un remarquable Don Giovanni, personnage en souffrance, vivant perpétuellement dans le présent, se lançant dans des conquêtes amoureuses toujours recommencées, ignorant les conséquences de ses actes. L'engagement de ce chanteur était formidable et sa voix, à la hauteur de l'enjeu notamment dans la sérénade enjôleuse délicatement accompagnée par une mandoline, Deh, vieni alla finestra. Michael Nagl, basse, campa un Leporello à la belle voix bien timbrée dans le grave et fut souverain dans l'air du catalogue ainsi que dans l'extraordinaire sextuor de l'acte II, Sola, sola in buio loco, sommet dramatique de l'opéra. Alexander Sprague donna vie à un Ottavio vocalement idéal. Sa superbe voix de ténor magnifiquement projetée, notamment dans Dalla sua pace, donnait du panache à un rôle quelque peu ingrat de soupirant énamouré, hérité de l'opéra seria baroque. Igor Mostovoï (Masetto) défendit crânement son personnage d'une voix de baryton bien articulée. Le rôle du commandeur est petit mais capital et j'ai été enchanté par la prestation de Patrick Bolleyre qui m'impressionna par l'ampleur, la puissance de ses graves et sa contribution décisive à la grandeur de la formidable scène finale qui compensait le rôle restreint que la mise en scène lui avait dévolu. Jeanine De Bique incarna une magnifique Donna Anna, notamment dans l'extraordinaire récitatif accompagné de l'acte I, Don Ottavio, son morta, un sommet dans l'opéra baroque et classique. Jeanine De Bique a tout pour elle, une voix au timbre chaleureux et au grain fin, des aigus très purs et une typologie vocale proche de celle d'une soprano dramatique, tout à fait appropriée au rôle. Après le noble personnage de Rodelinda, elle s'est approprié celui de Donna Anna. Avec Sophie Mariley (soprano), pas de surprises, cette chanteuse confirmée livra une remarquable Elvira, assumant son rôle d'épouse bafouée, elle en donna une image énergique et combattante avec une belle voix au timbre très plaisant, et au beau phrasé notamment dans Mi tradi. Avec un duetto mythique, deux airs, et une participation dans divers ensembles, le rôle de Zerlina est très important et fut assuré avec beaucoup de charme et une présence scénique indéniable par Anaïs Ivoz de l'Opéra Studio, une jeune artiste dont le potentiel révélé déjà dans Mouton et dans La princesse arabe est considérable. Son interprétation du célèbre La ci darem la mano mit en évidence une voix superbement projetée au timbre agréablement acidulé.

Après une ouverture rondement menée, l'orchestre philharmonique me déçut un peu dans la première partie de l'acte I notamment dans le premier air de Zerlina Batti, batti, o bel Masetto. Dans cet air merveilleux avec violoncelle obligé, à l'orchestration délicieuse, je ressentis un sentiment de malaise, peut-être du à un décalage entre le chant, l'orchestre et le violoncelle solo et j'attribuai ce problème à une scène surchargée propice à la confusion. De manière générale, le chef Christian Curnyn, objet dans la presse de critiques acerbes pour sa manière de diriger, trouva à mon avis le tempo giusto dans la plupart des ensembles et des airs. Félicitations à l'orchestre pour la scène de la mort de Don Giovanni, impressionnante au plan musical. Des trombones à la superbe sonorité donnèrent à cette scène sa majesté et sa grandeur toute Gluckiennes. Christian Curnyn revendique l'usage d'instruments modernes dont il apprécie les couleurs mais il est probable que des instruments d'époque, des cordes en boyau nu, des trompettes et des cors naturels auraient donné à l'orchestre une pâte plus nerveuse.

Vu l'ambition du projet et l'investissement en temps et travail pour le mener à bien, on peut regretter qu'il ne subsiste, à ma connaissance, aucune trace de ce spectacle. Il s'agit pourtant d'un Don Giovanni de haut niveau musical doté d'une mise en scène sortant résolument des sentiers battus et renouvelant le mythe.
Ayant visionné plusieurs versions de Don Giovanni, celle (Rhorer/Sivadier) créée à Aix en Provence (2017) et tout récemment celle (Chaslin/Livermore) créée à Orange (2019), il m'apparaît que celle de Curnyn/Seygnerole tient haut la main sa place en occupant un créneau original.

mardi 3 septembre 2019

Idomeneo, re di Creta


La sinfonia eroica de Mozart

La représentation en ce mois d'août 2019 au festival de Salzbourg d'une retentissante version d'Idomeneo mise en scène par Peter Sellars et dirigée par Teodor Currentzis (1) m'amène à me pencher sur cette œuvre unique dans la carrière de Wolfgang Mozart (1756-1791). L'occasion m'en avait été déjà donnée en 2016 à l'occasion de la création à l'Opéra National du Rhin d'une version très intéressante. Le texte suivant est une extension de la chronique que j'avais publiée sur ce spectacle (2).

Electre. ONR, photo Kayser 


Quand fin 1780 Mozart mit en chantier son Idomeneo et travailla sur le livret de Giambattista Varesco (1735-1805), Christoph Willibald Gluck (1714-1787) avait terminé sa carrière parisienne avec la création d'Iphigénie en Tauride, suivant immédiatement Armide. Lors de son séjour Parisien en 1778, le salzbourgeois n'avait sans doute pas vu ces deux tragédies lyriques mais assista à une représentation d'Alceste
Gluck et Tommaso Traetta procédèrent vers 1765 à la  réforme de l'opéra seria en incorporant choeurs et ensembles à un genre qui ne comportait à l'origine que des airs entrecoupés de récitatifs secs. Mozart ne pouvait ignorer cette réforme quand il composa Idomeneo et l'influence de Gluck est palpable, notamment dans les formidables choeurs et le personnage d'Elettra. Par contre le rôle d'Illia, un des plus beaux personnages féminins de son œuvre, est une pure création mozartienne.
On n'insistera jamais assez sur l'importance d'Idomeneo dans l'oeuvre mozartienne. Cette opéra qui est l'Eroica du salzbourgeois, domine de haut toute sa production antérieure. Après cette œuvre qui coïncide avec son départ de Salzbourg et son installation à Vienne, Mozart ne sera plus le même et la plupart des chefs d'oeuvres qui ont fait de Mozart une légende seront composés à partir de 1781 (3). La sinfonia d'ouverture, auparavant aimable divertissement dans Mitridate ou Lucio Silla, acquiert une toute autre dimension dans Idomeneo. Cette ouverture en effet résume dans un concentré saisissant l'essence de l'opéra. Avec Idomeneo, le langage musical de Mozart devient beaucoup plus hardi et complexe et on admire dans l'ouverture ainsi que dans de nombreux endroits de la partitions ces lourdes neuvièmes mineures si expressives et un discours musical très modulant. L'orchestration de Mozart avec quatre cors, trois trombones, deux trompettes, les bois au complet, est exceptionnelle par sa richesse et sa complexité. Certains chefs d'orchestre parlent avec raison d'opéra symphonique. Les instruments à vents et notamment les clarinettes sont utilisés avec une richesse et une variété dont je ne connais aucun exemple dans l'oeuvre antérieure de Mozart et dans celle de ses contemporains mis à part le Temistocle de Johann Christian Bach (4,5). S'il ne fallait citer que quelques exemples de cette œuvre qui regorge de merveilles, je choisirais :

Idomeneo, ONR, photo Kayser

-l'aria di furore d'Elettra, à l'acte I, Tutte nel core vi sento en ré mineur d'une puissance dramatique exceptionnelle même chez Mozart. La voix est soutenue par un orchestre aux couleurs les plus vives et les plus contrastées.
-le double choeur en do mineur, Pieta, numi pieta. Il décrit l'épouvante provoquée par les éléments déchainés par Neptune. Un choeur lointain de marins en mer répond au choeur du peuple sur le rivage (sur la scène). L'effet est saisissant.
-les deux choeurs fantastiques qui terminent l'acte II, d'abord Qual nuovo terrore, en do mineur suivi par Corriamo, fuggiamo, en ré mineur. Ces deux choeurs soutenus par les quatre cors annoncent, à mon humble avis, ceux du Vaisseau fantôme.
-le sublime quatuor vocal de l'acte III en mi bémol majeur, Deh resta, o cara, premier de ces magnifiques ensembles qui fleuriront dans les opéras suivants de Mozart, et qui me fait penser par sa richesse harmonique et contrapuntique au Recordare pie Jesu du Requiem K 626.
-l'admirable choeur en do mineur de l'acte III, scène 6, Oh voto tremendo... On y entend pour la première fois chez Mozart, des trompettes bouchées et des timbales avec sourdines. Dans ce choeur plane l'ombre de Lully (scène 5 de l'acte III d'Alceste) et même de Rameau (on pense à la déploration survenant après la mort de Pollux) mais les harmonies audacieuses (neuvièmes) et les dissonances annoncent l'avenir.
-la scène de la Voce, Ha vinto amore, Mozart a composé trois versions de longueur très inégale pour cette scène. Cette dernière, accompagnée uniquement de cuivres (trois trombones et deux cors), possède une sombre grandeur toute gluckienne.
-le deuxième aria di furore d'Elettra, D'Oreste, d'Ajace, en do mineur. Il est encore plus déchainé que le premier. Elettra, dévorée par la jalousie, évoque par ses imprécations le destin mortifère des Atrides.

Illia, ONR, photo Kayser

La carrière d'Idomeneo, cet opéra que Mozart aimait tant, fut désespérante avec trois représentations en tout lors de sa création au théâtre Cuvilliés à Munich. Certains historiens de la musique et musicologues, pour expliquer cet échec, affirment qu'à la date (29 janvier 1781) de création d'Idomeneo, l'opéra seria était un genre moribond (6). C'est complètement faux, l'opéra seria avait au contraire de beaux jours devant lui. En 1784, l'Armida de Joseph Haydn fut donnée 54 fois au théâtre d'Eszterhàza, Cimarosa composa la même année son Olimpiade, opera seria non réformé qui fit le tour de l'Europe, La Fedra de Paisiello obtint en 1788 un beau succès et l'apogée de ce genre opératique surviendra en 1796 avec la création triomphale de Gli Orazi ed i Curiazi de Cimarosa, qui pour moi représente le point culminant de l'évolution de l'opéra seria classique avant l'Ecuba (1812), dramma per musica de Nicola Manfroce (1791-1813) qui, dans la continuité de Cimarosa, ouvre une nouvelle ère dans laquelle s'llustreront Rossini et consorts. En fait, l'échec d'Idomeneo pourrait pourrait s'expliquer par sa grande nouveauté et le caractère trop épicé de ses harmonies. Quel palais aurait pu les supporter en 1781 ?

Elettra, ONR, photo Kayser

Idomeneo Nouvelle Production 2016 de l'Opéra National du Rhin

Sergio Alaponte, Direction Musicale
Christophe Gayral, Mise en scène
Barbara de Limburg, Décors
Jean-Jacques Delmotte, Costumes
Philippe Berthomé, Lumières
Karine Girard, Chorégraphie
Choeurs de l'ONR, Sandrine Abello, Direction
Irène Cordelia-Hubert, pianoforte
Orchestre symphonique de Mulhouse

Maximilian Schmitt, Idomeneo
Juan Francisco Gatell, Idamanre
Judith van Wanroij, Illia
Agneta Eichenholz, Elettra
Diego Godoy, Arbace
Emmanuel Franco, Gran Sacerdote
Nathanaël Tavernier, La Voce
Crétoises et Troyens
Acrobates et Danseurs

Christophe Gayral, et Barbara Limburg voulaient illustrer le mythe de manière à en faire une fable. En plaçant Neptune au milieu du plateau, la mise en scène met en lumière l'assujettissement du peuple aux volonté du dieu et de ses servants. En déboulonnant la statue à la fin de la pièce, le peuple se libère de son asservissement et jette tous ses habits noirs pour revêtir ceux de la liberté. L'ordonnateur d'une pareille transformation c'est la Voce, une voix mystérieuse. Qui est-elle ? Au spectateur de donner la réponse. La mise en scène offre des pistes, on est au Siècle des Lumières, la raison délivre l'homme de ses peurs ancestrales, de la superstition, mais selon Christophe Gayral, le milieu maçonnique dans lequel baignait Mozart en 1780, avant sa propre admission à la Franc-maçonnerie, pourrait être une des clés (7). Une autre leçon de vie est explorée par la mise en scène : c'est l'amour d'Idamante pour son père et celui d'Illia pour Idamante. Illia, comme Konstanz, Aspasia ou Pamina, est capable de donner sa vie par amour et c'est ce sacrifice qui rend possible un dénouement heureux..
Afin de mieux assurer son propos, Christophe Gayral a coupé certains récitatifs, supprimé les deux airs d'Arbace, un peu hors d'oeuvre selon lui, le dernier air d'Idomeneo ainsi que le ballet final. Enfin il a confié le rôle d'Idamante à un ténor au lieu du soprano traditionnel du temps baroque et cela en accord avec la version de l'opéra que Mozart révisa en 1786. Le propos gagne en clarté, certaines incohérences du livret sont gommées, malheureusement de la musique superbe de Mozart disparaît et on peut le regretter.
Le décor est réduit à l'extrême, des panneaux mobiles définissent par les angles qu'ils forment des espaces variables à l'infini (35 dans le spectacle), les éclairages de Philippe Berthomé, très créatifs les habillent de teintes austères allant du blanc au noir. L'effet est très heureux et efficace.

Idamante, ONR, photo Kayser

Le rôle titre était tenu par Maximilian Schmitt. Le chanteur, bien connu par ses interprétations des passions de Jean Sébastien Bach, a donné une belle version de son premier air, Vedremmo intorno l'ombre dolente... avec une voix bien projetée et beaucoup de sentiment. Dans le célèbre Fuor del mar, véritable défi pour les ténors du fait de l'ambitus très large de la partition, Maximilian Schmitt a vaillamment rendu justice à cet air malgré une voix légèrement engorgée dans les vocalises. Le rôle d'Idamante était chanté par le ténor mozartien Juan Francisco Gatell. Sa voix à la projection excellente et aux beaux aigus se mariait parfaitement avec celle d'Illia dans le duetto de très belle facture S'io non moro a questi accenti... (acte III, scène 2). Du côté des femmes, Illia fut chanté avec beaucoup de talent et d'engagement par Judith van Wanroij, qui connait parfaitement le répertoire baroque et classique.  Son phrasé, son legato firent également merveille ce soir. Agneta Eichenholz (Elettra), fut souveraine dans son air de l'acte II, Idol moi, se ritroso altro amante..., par contre je suis resté un peu sur ma faim dans l'aria di furore de l'acte I et celui de l'acte III. Les quatre chanteurs cités ci-dessus donnèrent une magnifique interprétation du quatuor, Deh resta, o cara.
Les choeurs, neuf au cours des trois actes, tous formidables, donnèrent à ce spectacle une grande partie de son caractère percutant.
Seul motif de déception, la scène de la Voce, si importante dans le déroulement de l'action, a été expédiée trop rapidement. Les cuivres jouant sans trop de conviction, l'excellent Nathanaël Tavernier (La Voce), n'a pu s'exprimer avec l'impact nécessaire.
L'orchestre de Mulhouse dirigé par Sergio Alapont a donné une prestation remarquable et cela dès la sinfonia. Ce chef m'a beaucoup impressionné et la réussite de ce spectacle lui doit beaucoup. Les bois étaient excellents et le quatuor flûte, hautbois, cor et basson fit merveille dans l'air d'Illia Se il padre perdei.
Un Idomeneo créatif et novateur qu'il ne fallait manquer sous aucun prétexte!

Idomeneo, nouvelle création Festival de Salzburg 2019

Theodor Currentzis, Direction musicale
Peter Sellars, Réalisateur, mise en scène
George Tsypin, Décor
Lemi Ponifasio, Chorégraphe
James F. Ingalls, Création lumières
Antonio Cuenca Ruiz, Dramaturgie

Russel Thomas, Idomeneo
Paula Murrihy, Idamante
Ying Fang, Illia
Nicole Chevalier, Elettra
Levy Sekgapane, Arbace
Issachah Savage, Grand Prêtre de Neptune
Jonathan Lemalu, Neptune/La Voce
Brittne Mahealani, Danseuse
Arikitau Tentau, Danseur
David Steffens, Basse
MusicAeterna Choir of Perm Opera
Vitaly Polonsky, Chef de choeur
Freiburger Barockorchester

Un compte rendu détaillé a été donné de ce spectacle (1) que j'ai visionné sur medici.tv et je ne reviendrai pas ici sur la mise en scène, la scénographie et la chorégraphie. Je suis globalement d'accord avec le point de vue exprimé dans cette chronique.

Au plan musical, on ne peut que saluer la beauté de la réalisation tout en regrettant l'importance des coupures. Comme à Strasbourg, les deux airs d'Arbace sont escamotés, par contre l'opéra est enrichi de deux œuvres majeures : un extrait de Thamos, roi d'Egypte K 345: le solo de Sethos pour voix de basse, choeur et orchestre, Ihr Kinder des Staubes erzittert et le fameux récitatif Ch'io mi scordo di te suivi par l'air Non temer amato bene avec pianoforte obligé K 505. Ce dernier air évolue dans un monde radicalement différent de celui d'Idomeneo et m'a donc semblé hors sujet, par contre l'extrait de Thamos s'intègre admirablement dans le spectacle et la basse David Steffens s'y montre impressionnant. Ying Fang, soprano (Illia) est absolument merveilleuse, la voix a un timbre enchanteur mais la technique vocale n'est pas en reste, on admire en effet la superbe ligne de chant agrémentée d'un phrasé et d'un légato parfaits. Idamante est chanté par une mezzo-soprano (le rôle était tenu par un castrat au moment de la création de l'oeuvre). Paula Murrihy a composé un personnage plausible, à la fois sincèrement amoureux et faisant preuve de beaucoup d'humanité dans ses relations avec son père. En outre son timbre de voix est très beau et son intonation optimale, notamment dans la périlleuse descente chromatique à découvert présente dans l'air Non temer amato bene. L'Elettra de Nicole Chevalier est absolument fascinante. Avec trois airs magnifiques, le rôle est gratifiant. Dans le troisième air, son comportement sur scène frise l'hystérie et sa prestation ne consiste pas seulement en vociférations mais est de plus très musicale. Habitué à Richard Croft dans le rôle d'Idomeneo, j'ai été surpris par la voix étonnamment sombre de Russel Thomas. La puissance vocale est indiscutable mais parfois l'agilité fait un peu défaut notamment dans les vocalises du célèbre Fuor del mar. Cette interprétation du personnage m'a paru cependant digne d'intérêt. Dans le rôle de La Voce, Jonathan Lemalu est véritablement impressionnant.
Mention spéciale aux choeurs d'une puissance renversante et à un Freiburger Barockorchester en grande forme bien que la prise de son ne rendît pas justice aux bois, notamment dans l'air d'Illia Se il padre perdei.

  1. Georges de Saint Foix, W. A. Mozart, III. Le Grand Voyage. Desclée de Brouwer, 1936, pages 220-239. Une des meilleures analyses de l'opéra, à ma connaissance.
  2. Rencontre avec Christophe Gayral, Entretien organisé par l'Opéra du Rhin, librairie Kléber, mardi 15 mars 2016.
  3. La sinfonia eroica de Mozart, titre emprunté à Alfred Einstein qui l'utilise à propos du concerto n° 9 en mi bémol majeur Jeunehomme K 271.