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vendredi 30 décembre 2022

La Flûte Enchantée à l'Opéra National du Rhin

© Photo Klara Beck  Tamino (Eric Ferring) aux prises avec le serpent

 Quand Alain Perroux, Directeur de l'Opéra National du Rhin parut à l'orée du spectacle, on se doutait que des changements auraient lieu. Eugénie Joneau (deuxième dame) étant souffrante, était remplacée au pied levé par Elise Duclos mais jouait son rôle sur scène. La seconde annonce fut plus surprenante car c'est l'Orchestre Symphonique de Mulhouse qui déclarait forfait. En effet, le conducteur du bus qui emmenait les musiciens à Strasbourg, était contraint de rebrousser chemin pour cause de neige et de verglas. Toutefois huit musiciens (deux pianos, un quatuor à cordes et deux flûtistes) de l'orchestre mulhousien purent être acheminés.


Que l'on me comprenne bien, les instrumentistes retenus sont des artistes incomparables, les meilleurs de leur pupitre et il n'est pas question de critiquer quiconque mais une Flûte enchantée sans orchestre symphonique n'a plus rien à voir avec le spectacle attendu. A la place de la formidable ouverture écrite pour le plus gros orchestre jamais utilisé par Mozart, on n'écoutait qu'une caricature bien étriquée. Quel chemin parcouru par le salzbourgeois entre sa médiocre sinfonia de La finta giardiniera (1774) et cette fantastique ouverture contenant en germe le romantisme allemand de Car Maria Weber à Richard Wagner! Mais de cette évolution foudroyante, le spectateur de ce soir n'en avait aucune idée. La suite était de la même eau, du féérique terzetto des trois dames sans les clarinettes, il ne restait qu'une épure d'une élégante maigreur. L'air sublime de Sarastro O Isis und Osiris sans les trois trombones, les cors de basset, les bassons et les deux parties d'altos qui lui donnent une sonorité quasi wagnérienne, était quasiment décharné. Le choral des Hommes d'Armes Der welcher wandert diese Strasse..., avait perdu sa mystérieuse gravité. La scène centrale des épreuves de l'eau et du feu sans timbales et sans les accords pianissimo des trois trombones, était dépouillée de la plus grande partie de son sens. Heureusement les chanteurs ne m'ont pas semblé perturbés par l'absence d'orchestre et se sont probablement adaptés de façon très professionnelle à des conditions qui étaient celles d'une générale piano (1-3).


© Photo Klara Beck   Papageno (Huw Montague Rendall)

Dans sa présentation, Johanny Bert (metteur en scène, plasticien et marionnettiste) a indiqué qu'il avait voulu chercher les ressorts les plus intimes du comportement des protagonistes. Selon lui, La Reine de la Nuit est une femme brisée ressassant dans une chambre miteuse sa gloire passée. Sarastro est un vieillard grabataire représenté par une marionnette géante actionnée par trois marionnettistes. A la fin les deux ennemis, anéantis par la mort, fin de tous les combats, sont renvoyés dos à dos aux oubliettes de l'histoire. Place au monde nouveau: Pamina et Tamino se libèrent des carcans de la société qui les enfermaient dans un rôle formaté, Papageno et Papagena représentent une humanité nouvelle destinée à se multiplier. Papagena ne se transforme plus en belle jeune fille car c'est de la vieille femme dont est tombé amoureux Papageno. Monostatos est devenu un bel homme fringant. Les aspects racistes ou misogynes des dialogues parlés sont supprimés et des expressions de notre temps fusent de temps à autres à la grande joie d'un très jeune public. La scénographie (Amandine Livet) est relativement épurée: de grands panneaux généralement sombres décorent les différents lieux de l'action. Le combat de Tamino avec le serpent était d'une grande beauté plastique. Les costumes (Pétronille Salomé) sont très élaborés. Au début Pamina est une princesse de conte de fée, retenue prisonnière d'une gigantesque robe à arceaux dont elle se libère progressivement. Le costume de Papageno brillamment coloré est fascinant. La grande réussite de cette mise en scène réside dans les créations des marionnettistes Valentin Arnoux, Chine Curchod et Faustine Lancel. Outre l'extraordinaire marionnette de Sarastro, celles représentant Pamina et Tamino lors de la scène des épreuves sont vues tels des points de lumière flottant dans l'espace mais leurs ravissantes ombres chinoises apparaissent avec une précision merveilleuse sur les panneaux grâce aux éclairages subtils de David Debrinay.

© Photo Klara Beck   Pamina (Lenneke Ruiten)


En conclusion c'est d'une comédie féérique dont il s'agit ici. Les aspects ésotériques, religieux, philosophiques, les rites initiatiques liés à la franc-maçonnerie sont en partie gommées au profit d'une querelle familiale dans laquelle la jeune génération se dresse contre l'ancienne et revendique sa liberté. Cette mise en scène malicieuse a le bon goût de ne pas empiéter sur la musique.


© Photo Klara Beck   Sarastro (Nicolaï Elsberg)

Le Sarastro de Nicolaï Elsberg était exceptionnel. Une vrai basse avec une projection fabuleuse, un timbre d'une grande noblesse et de superbes graves notamment dans In diesen heil'gen Hallen. La prestation de la Reine de la Nuit était moins enthousiasmante, la voix de Svetlana Moskalenko présentait des aspérités et une certaine dureté notamment dans O zittre nicht, mein lieber Sohn, en outre son contre fa, apex de l'air, manquait de conviction comme si elle voulait s'en débarrasser au plus vite. Le tempérament dramatique de la cantatrice s'exprimait beaucoup mieux dans Der hölle Rache. L'intonation était excellente et le style de bon aloi. Il est certain que l'absence du soutien de l'orchestre était ici un gros handicap. Tandis que la Reine de la Nuit doit réaliser un sprint, c'est un marathon que doit affronter Pamina qui est présente tout au long du spectacle. Carton plein pour Lenneke Ruiten dont toutes les interventions étaient remarquables. La voix est corpulente sans la moindre lourdeur, la ligne de chant harmonieuse, le légato parfait, le timbre est riche et en même temps d'une pureté délicieuse. L'intense désespoir d'une femme amoureuse était rendu avec intensité dans Ach, ich füll's. Plus loin la soprano initie le merveilleux quatuor vocal, Tamino mein! O welsch ein glück! Rejointe par Tamino et les deux hommes d'armes, elle confère à cette scène une suprême beauté et beaucoup d'émotion. Huw Montague Rendall (Papageno) a effectué une prestation fantastique: la voix possède une projection insolente, le timbre est superbe et le baryton britannique est en plus un acteur merveilleux. Elisabeth Boudreault est aussi une sprinteuse au sens premier du terme dans le rôle de Papagena, mais en plus réalise sur scène un double saut périlleux et le grand écart avec un brio et une agilité confondants pour une jeunette de 90 ans. Elle réalise aussi une délicieuse performance vocale. J'avais eu le bonheur de découvrir cette chanteuse québécoise dans Hansel und Gretel. Eric Ferring, ténor, incarnait Tamino avec une superbe technique et une voix d'une belle ductilité. Sa prestation m'a paru manquer de vaillance en raison peut-être de la mise en scène car il n'était plus tellement question d'un preux chevalier courageux qui poursuit une quête initiatique ici mais d'un prince qui cherche à remettre en cause l'ordre établi. Une fois n'est pas coutume, c'est un Monostatos de belle prestance et non pas le sbire libidineux habituel qu'incarnait Peter Kirk avec une belle voix bien placée et beaucoup d'engagement. Les trois dames (Julie Goussot, Elise DuclosLiying Lang) étaient chacune remarquable et formaient un trio sonore d'une belle luminosité, par contre les trois jeunes gens (Louisa Bouzar, Léon Hieber, Benjamin Ogier) malgré leurs jolies voix étaient placés trop loin les uns des autres pour produire un son homogène. Les choeur et la maitrise de l'ONR compensaient par leur puissance l'absence d'orchestre. Félicitations aux huit instrumentistes dont le talent a permis à cette représentation d'exister. Andreas Spering en tant que spécialiste de musique historiquement informée, dirigeait l'ensemble sans baguette. Sa gestuelle très précise et en même temps très expressive, s'adressait tout particulièrement aux chanteurs sur scène (1).

© Photo Klara Beck,   Papageno et Papagena (Elisabeth Boudreault)


Bien que personnellement j'eusse préféré que l'on annulât le spectacle faute d'orchestre, la représentation donnait l'occasion d'écouter de très belles voix. Une mise en scène inventive et de remarquables trouvailles scéniques conféraient à cette comédie féérique un charme incontestable.


(1) Ce spectacle a fait l'objet d'un article dans odb-opéra : https://www.odb-opera.com/viewtopic.php?f=6&t=24766

(2) Parmi les analyses de La Flûte Enchantée, ma préférée est celle-ci: Georges de Saint Foix, Wolfgang-Amédée Mozart, Les dernières années, Desclée de Brouwer, 1946, pp 216-45.

(3) Nous remercions l'Opéra National du Rhin pour les photographies du spectacle. 

(4) Nous recommandons la lecture du dossier pédagogique du spectacle  https://www.operanationaldurhin.eu/files/5269c5f8/dossier_pedagogique_la_flute_enchantee.pdf


© Photo Klara Beck   La reine de la nuit (Svetlana Moskalenko) et Pamina (Lenneke Ruiten)