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lundi 7 août 2023

Marina Rebeka au zénith dans La vestale de Spontini

© Photo Gil Lefauconnier.  Marina Rebeka (Julia)



Périsse la vestale impie, objet de la haine des dieux.

La Vestale, tragédie lyrique dont la musique est de Gaspare Spontini (1774-1851) et le livret d’Etienne de Jouy (1764-1846), fut créée à l’Académie impériale de musique le 15 décembre 1807.


A Rome, le général Licinius est amoureux de Julia, une jeune vestale destinée par son père contre son gré, au culte de la déesse Vesta. La Grande Vestale alerte Julia sur les dangers de l’amour, alors que cette dernière est chargée de remettre à Licinius victorieux des Gaulois, la couronne de gloire lors d’une cérémonie solennelle. Cette dernière étant terminée, Licinius apprenant que Julia est dans le temple, la rejoint et là les deux amoureux se livrent à une étreinte si passionnée que Julia oublie de veiller sur le feu sacré qui s’éteint. Ayant avoué son forfait au Grand Pontife, elle est condamnée à être enterrée vive au champs d’exécration. Renonçant à dénoncer Licinius et résignée à mourir, elle implore Latone, déesse tutélaire d’avoir pitié d'elle. Lors de la cérémonie de mise à mort, Vesta se manifeste devant la foule ébahie et le flamme est rallumée. Ayant compris que la vestale a été pardonnée par les dieux, le Grand Pontife la libère de ses voeux. L’union de Julia et de Licinius est alors célébrée dans l’allégresse. 


Ce livret d’Etienne de Jouy avait tout pour plaire, une histoire simple et linéaire, une intrigue amoureuse émouvante, un rôle titre en or, des foules, des défilés militaires, des Romains et des Gaulois, figures appartenant aux mythes fondateurs de la société française et une fin à grand spectacle. Ce scénario d’un « péplum » avant la lettre, n’était pas sorti du chapeau d’un prestidigitateur; le napolitain Domenico Cimarosa avait composé en 1796 Gli Orazi ed i Curiazi, un opéra seria qui avait obtenu un énorme succès et que Gaspare Spontini devait certainement connaître. L’exaltation des vertus romaines et des valeurs républicaines dans Les Horaces et les Curiaces et dans La Vestale servaient évidemment la politique expansionniste du temps justifiée, à l’instar de la Rome antique, par une mission civilisatrice. Trois ans après la création de Gli Orazi ed i Curiazi, l’avancée des troupes de Bonaparte devait entrainer la fuite des Bourbons et l’avènement de la République Parthénopéenne à Naples. Dans La Vestale, l’identification de Licinius, le vainqueur des Gaulois à Napoleon Ier et de Julia à Joséphine de Beauharnais, était dans tous les esprits.


Au plan musical, outre les opéras de Cimarosa, les tragédies lyriques de Christoph Willibald Gluck et Les Danaïdes d’Antonio Salieri furent une source d’inspiration pour Spontini. A cela il faut ajouter ses contemporains, compositeurs d’opéras vers 1807, comme Valentino Fioravanti (I virtuosi ambulanti), Ferdinando Paër (Leonora) (1), Giovanni Simone Mayr (L’amore conjugale) (2), Ludwig van Beethoven (version de 1806 de Fidelio). Au plan strictement musical il est évident que La Vestale ne soutient pas la comparaison avec le chef d’oeuvre absolu qu’est Gli Orazi ed i Curiazi, une merveille de beauté mélodique, de noblesse et d’élégance (3). Par contre Spontini surclasse ses concurrents italiens et allemands en innovations dramatiques en tous genres. Il utilise un énorme orchestre avec un copieux pupitre de cuivres dont quatre cors et trois trombones, une harpe, un tam-tam dont c’est une des premières utilisations à l’opéra. Il est frappant de constater la sagesse de l’orchestration des opéras de ses concurrents y compris Beethoven et leur usage timide voire inexistant des trombones. Les choeurs sont aussi utilisés de façon tout à fait nouvelle avec un rôle spécifique attribué à chaque pupitre: vestales, soldats, peuple etc…Les choeurs ne commentent plus l’action mais participent en direct à cette dernière ce qui permet d’obtenir des effets scéniques extraordinaires. La postérité de La Vestale sera nombreuse, avec Norma de Vincenzo Bellini vers 1830, les oeuvres lyriques d’Hector Berlioz, le grand opéra de Giacomo Meyerbeer, Adolphe Adam et Daniel-François-Esprit Auber. A méditer la critique magnifique (1808) de Jean-Augustin Amar Du Rivier, dit Amar, présent dans la notice du coffret (4).


Nimfodora Semenova dans le rôle de Julia en 1828, portrait de Orest Kiprensky

La Vestale regorge de passages remarquables. L’acte I n’est pas très convaincant avec des passages assez banals comme l’interminable choeur: De lauriers couvrons le chemin…ou encore: La paix est en ce jour le prix de vos conquêtes. Par contre le récitatif dramatique de la Grande Vestale: Pour la dernière fois et son air magnifique: L’amour est un monstre barbare, sont un temps fort de cet acte qui permet de découvrir Aude Extremo, une interprète exceptionnelle dont la voix de contralto agile et profonde, ne craint pas d’affronter des trombones déchainés et donne à ce personnage une importance bien supérieure à celle de son rôle.


L’acte II débute très fort avec le grand air de Julia avec cor obligé: Toi que j’implore avec effroi, un des sommets de la partition. C’est le triomphe du cantabile, un air très exigeant qui demande beaucoup de souffle, une ligne de chant harmonieuse et un legato parfait, qualités que Marina Rebeka possède au plus haut point en plus d’un timbre de voix au grain fin tout à fait ensorcelant. Après un récitatif dramatique soutenu par un orchestre puissant, la soprano lettone récidive avec l’air bouleversant: Impitoyables dieux…qui n’est pas sans rappeler l’air de fureur d’Elettra à l’acte III d’Idomeneo de Mozart que Spontini n’a pas pu connaître vu que cet opéra était dès sa création en 1781 voué aux oubliettes. A noter à la fin de l’air un superbe contre ut très belcantiste. Stanislas de Barbeyrac (Licinius) est à son meilleur dans le trio avec Cinna (Tassis Christoyannis) et Julia: Ah! Si je te suis chère, et surtout dans le duo d'amour avec Julia, Quel trouble, quels transports. Sa voix de ténor relativement sombre et d’une intonation impeccable donne à ces ensembles leur puissance dramatique. Sa déclamation du français est parfaite et il incarne à merveille le héros glorieux et l’amoureux passionné. On eût aimé que la prise de son lui rendît davantage justice. Tassis Christoyannis (Cinna) lui donne la réplique avec fougue et beaucoup d’ardeur, Ce n'est plus le temps d'écouter. Tout l’acte II se maintient au plus haut niveau; il se termine par un choeur sensationnel: De son front que la honte accable.chanté par le Grand Pontife (Nicolas Courjal absolument remarquable), la Grande Vestale (Aude Extremo), les prêtres et les vestales dans lequel Le chœur de la Radio Flamande brille de tous ses feux. Le contraste est grand entre la mélodie tournoyante des femmes et le piétinement sauvage des voix d’hommes. Ce choeur très novateur anticipe la grand opéra français et plus généralement l’opéra romantique jusqu’à Verdi. Cette formation était aussi performante dans la douceur avec le bel hymne du matin, Fille du ciel, éternelle Vesta…et son symétrique, l’hymne du soir, Feu créateur, âme du monde.


Le sommet de l’acte III et peut-être de l’opéra entier est le choeur génial: Périsse la vestale impie, accompagné par un orchestre impressionnant où dominent les quatre cors, les trois trombones et les timbales. C’est le prototype du choeur de désolation que le 18ème siècle prodigua: la déploration suite à la mort de Castor dans Castor et Pollux de Rameau, le magnifique choeur, Oh voto tremendo,  au 3ème acte d’Idomeneo, etc… Du fait du contraste entre les jeunes filles et les vestales qui demandent le pardon de Julia et la foule déchainée qui exige son supplice, ce choeur est un grand moment d’opéra. L’air de Julia qui suit Toi que je laisse sur la terre, est du même niveau. Marina Rebeka s’y montre très émouvante et livre une prestation impeccable.  C’est le triomphe du beau chant avec d’étonnantes incursions dans le registre grave de sa tessiture. Le vibrato important n’est jamais importun car il concourt à maintenir la stabilité et la densité de la ligne de chant. La suite n’a plus la même intensité malgré un bel air du Souverain Pontife (Nicolas Courjal) et une courte mais efficace intervention du chef des Aruspices (David Witczak). 


© Photo Gil Lefauconnier.   Marina Rebeka et Christophe Rousset

L’orchestre Les Talens lyriques sonne admirablement, un pupitre de cordes relativement modeste  (deux contrebasses) permet aux bois et notamment aux hautbois et clarinettes de ressortir avec clarté. Les violoncelles sont généreux et expressifs tandis que les violons emmené avec maestria par Gilone Gaubert sont d’une grande précision. Félicitations au premier cor qui avec un instrument naturel donne la réplique à Julia à l’acte II et procure un beau moment de musique historiquement informée. Tout au plus pourrait-on trouver les trois trombones quelque peu envahissants. Utilisés avec intempérance par Spontini, leur impact solennel ou dramatique s’émousse au fil du drame, tendance qui s’accentuera dans le grand opéra français des décennies suivantes avec parfois des effets vulgaires.


Grâce à Christophe Rousset, voici une version dépoussiérée, électrisante et inspirée de La Vestale. L’emploi d’instruments d’époque, le respect scrupuleux du texte donnent à cet enregistrement un label d’authenticité réconfortant à une époque souvent envahie par le goût du clinquant et du mélange des genres. Des solistes prestigieux, un orchestre et des choeurs magnifiques font désormais de cet enregistrement une version de référence (5).



(1)  https://www.baroquiades.com/articles/recording/1/leonora-paer-de-marchi-cpo

(2)  https://www.baroquiades.com/articles/recording/1/amore-conjugale-mayr-opera-fuoco-aparte

(3)  https://piero1809.blogspot.com/2014/11/leshoraces-et-les-curiaces-le-serment.html

(4)  Jean-Augustin Amar Du Rivier, La vestale, l'oeuvre pas à pas, Gazette nationale ou le Moniteur universel, 17 et 29 octobre 1808, dans la notice du coffret.

(5) Cet article est une extension d'une chronique publiée dans la revue BaroquiadeS: https://www.baroquiades.com/articles/recording/1/vestale-spontini-rousset-bru-zane