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mardi 29 décembre 2020

Carlo il Calvo de Porpora


Enluminure représentant Charles le chauve (avant 869), BnF

Carlo il Calvo, drama per musica dont le livret est de Francesco Silvani (1660?-1718?) et la musique de Nicola Porpora (1686-1764), a été représenté au Teatro delle Dame de Rome au printemps 1738, soit deux ans après le départ de Londres du compositeur napolitain. Cet opéra a été créé la même année que Serse de Georg Friedrich Haendel (1685-1759), dernier opéra italien important du compositeur saxon. Près de trois siècles plus tard, cet opéra a été monté au Markgräfliches Opernhaus Bayreuth, dans le cadre du Bayreuth Baroque Opera Festival, le 3 septembre 2020. N'ayant pu me rendre à Bayreuth, j'ai visionné cette représentation en direct et en différé sur le site web du festival.

Le livret de Carlo il Calvo relate, sans souci de vérité historique, un épisode de la vie du petit fils de Charles Ier le Grand (Charlemagne) (742?-814) (1).

Carlo il Calvo (Charles II le Chauve, 823-877) est issu du deuxième mariage de Giuditta (Judith de Bavière, 797-840) avec Lodovico (Louis le Pieux, 778-840). Lors d'un précédent mariage, Giuditta avait eu deux filles Gildippe et Eduige. A la mort de Louis le Pieux, Lottario (Lothaire I, 795-855), son fils ainé, né d'un précédent mariage, revendique l'Empire mais Giuditta estime que le trône doit revenir à son fils Carlo qui au moment des faits relatés dans le livret, avait sept ans. Deux clans se forment à la cour; l'un, dirigé par Lottario, compte parmi ses rangs le chevalier Asprando, âme damnée de Lottario; l'autre clan, celui de Giuditta, peut compter sur le fidèle Berardo (Bernard de Septimanie, 795-844). Adalgiso, fils de Lottario, souhaite rester neutre car il désire ardemment convoler en justes noces avec Gildippe. Asprando fait courir le bruit que Carlo, le fils de Giuditta, est un bâtard né des amours illégitimes de cette dernière avec Berardo. Il fait enlever le petit Carlo et Lottario menace de le tuer. Carlo sera rendu à sa mère si elle reconnaît par écrit que Carlo n'est pas le fils de Louis le Pieux. Adalgiso prend le parti de Giuditta contre son père et intervient avec des gardes pour démasquer Asprando, le félon. La question sera réglée par un duel entre Berardo qui veut laver l'honneur de l'impératrice et Asprando, combat que remporte Berardo. Son honneur rétabli, l'impératrice autorise Adalgiso d'épouser Gildippe et donne sa bénédiction au mariage de Berardo avec Eduige. Carlo pourra être sacré Empereur d'Occident en temps voulu.


Judith de Bavière, Chronique des Guelfes, abbaye de Weingarten

Cet opéra comportait lors de sa création, sept personnages chantants dont six castrats et un ténor. Les rôles féminins étaient donc tenus par des hommes car les femmes n'étaient pas autorisées à chanter à Rome. Au plan structurel, comme Germanico in Germania du même compositeur (2), cet opéra est l'archétype de l'opéra seria napolitain issu de la première réforme (1700) (3). Il ne comporte pratiquement que des airs, mis à part un duo au troisième acte et un bref choeur final. Au plan strictement musical, force est de constater l'originalité de la musique de Porpora. Cette dernière sonne différemment de celle de ses contemporains. Contrairement à Haendel, Antonio Vivaldi (1678-1741), Leonardo Vinci (1690-1730) qui appréciaient beaucoup le mode mineur, Porpora procède différemment puisque la plupart des airs (26 sur 27) de Carlo il Calvo, y compris les plus dramatiques, sont écrits dans le mode majeur. D'autre part, Porpora use de façon plus constante que ses collègues du bel canto. C'est le triomphe du cantabile et de la messa di voce (son filé, ornement de la musique vocale italienne consistant à attaquer une note pianissimo, à augmenter progressivement le son pour revenir au pianissimo, le tout dans un même souffle) (4) .

Tous les airs revêtent la structure avec da capo dans sa forme la plus stricte: A A1 B A' A'1 (les sections A' étant des versions plus ou moins ornées de A et A1). Contrairement à Haendel qui dans Serse fait preuve d'une grande liberté formelle, Porpora reste donc fidèle à une structure issue de la première réforme de l'opéra seria. La musique, peu modulante, offre une assise harmonique solide permettant au chanteur de procéder à une ornementation spontanée et improvisée lors de la reprise da capo. Les arie di paragone (comparaison, métaphore) sont au nombre de cinq avec trois airs de tempête et deux airs bucoliques. Selon Isabelle Moindrot, les airs de tempête produisent des images permettant d'associer la violence des passions à celle de la nature (5).


Médaillon d'argent du Psautier de Lothaire 1er à son effigie (IXème siècle) British Library

On a vu que le librettiste prenait beaucoup de liberté avec la vérité historique sans que nul ne s'en offusquât. Dans ces conditions, Max Emanuel Cencic (metteur en scène) et Boris Kehrmann (dramaturge), avaient carte blanche pour concocter une mise en scène imaginative et déjantée. L'action est transposée dans les années 1920. L'Empire d'Occident devient une contrée exotique dirigée par une maffia où sévit une guerre entre deux clans dont l'enjeu est le pouvoir. Lottario est le parrain de l'Organisation et Giuditta sa rivale. Autour des chefs naviguent leurs affidés (famille, clients) et aussi pléthore de petites frappes qui rivalisent de brutalité.

Plusieurs points de la mise en scène divergent avec le livret. Giuditta est très portée sur la séduction et le flirt, jeux dangereux pour elle car ils valident les accusation d'adultère d'Asprando. Le petit Carlo est très handicapé avec de multiples prothèses aux jambes, aux bras, à la mâchoire qu'il balancera à la fin de l'opéra, à la grande joie de tous. Lottario a un point faible, il est passionnément amoureux d'Asprando. Ce dernier sera abattu d'un coup de feu par l'épouse de Lottario, horrifiée et humiliée par l'infidélité de son époux. L'action est menée tambour battant jusqu'au dénouement final de cette farce loufoque et cruelle..

Les décors (Giorgina Germanou): appartements cossus de style néo-baroque ou Art Nouveau sont très beaux et bien mis en valeur par des éclairages appropriés (David Debrinay) mais assurément les somptueuses scènes de plein air qui se déroulent dans une jungle touffue de bananiers et de strélitzias, sont les plus réussies. Les costumes (Maria Zorba) sont typiques des années folles, les hommes sont patibulaires et les femmes très élégantes. La chorégraphie (Mimi Antonaki) basée en partie sur des figures de self-défense ou de combat rapproché, est originale et plaisante. Enfin la direction d'acteurs est superlative et éclaire avec une gestuelle et des mimiques appropriées, les obscurités du livret.


Charles le chauve, miniature peinte vers 870.

Julia Lehzneva incarnait le personnage de Gildippe, fille de Giuditta. Je croyais que l'art de cette soprano colorature se résumait à la pyrotechnie vocale et j'ai découvert ici une cantatrice dont la voix s'est notablement étoffée et a gagné en profondeur expressive sans rien perdre de sa prestigieuse technique et de son agilité. Elle a brillé dans les cinq airs qui lui étaient attribués et notamment à l'acte I dans Se nell' amico nido non trova il caro bene, air en mi bémol majeur de battue 12/8, aria di paragone de caractère pastoral où Gildippe se compare à une tourterelle qui, ne trouvant pas sa compagne dans le nid, volète ici et là en soupirant et se désespère (5,6). Dans cet air Julia Lehzneva nous bouleverse d'un magnifique cantabile, relativement peu orné mis à part les nombreux trilles qui miment les soupirs de l'oiseau, quelques portamenti et de ravissants pianissimos. Elle chante à l'acte III un merveilleux duo avec Franco Fagioli (Adalgiso), un sommet absolu de splendeur vocale. Les deux protagonistes nous ravissent par leur chant pur et sobre tandis qu'ils se livrent sur scène à des ébats torrides. La chanteuse russe eut le privilège de mettre un terme à l'opéra avec une étincelante aria di paragone: Come nave in mezzo all'onde, entrainant toute la maisonnée dans un Charleston débridé.


Franco Fagioli chantait le rôle d'Adalgiso, fils de Lottario et amant de Gildippe, personnage déchiré par un choix cornélien entre devoir filial et amour pour sa promise. On ne présente plus ce célèbre contre-ténor dont toutes les prises de rôle sont des évènements. Une fois de plus, il est l'homme de tous les superlatifs: le souffle le plus puissant, la tessiture la plus large, les aigus les plus percutants. Il est difficile de départager les cinq airs qui lui étaient attribués mais j'ai une préférence pour le superbe air de tempête qui clôt le premier acte: Saggio nocchier che vede turbine in aria accolto. Dans cet aria di paragone, Adalgiso s'identifie à un marin qui remarque des nuées tourbillonnantes dans le ciel et qui, gagné par la peur, voit ses espoirs de gagner le rivage s'évanouir. Le contre-ténor est particulièrement inspiré par cette scène. Des notes répétées obsessionnelles, de multiples retards orchestraux donnent à ce finale d'acte une formidable portée dramatique.


Max Emanuel Cencic a composé le remarquable personnage de Lottario. Ce dernier joue avec élégance son rôle d'impitoyable mafieux. Sa passion pour Asprando le rend plus humain. Cet amour s'exprime dans un air exceptionnel: Quando s'oscura il cielo, aria di paragone de battue 12/8, gracieuse barcarolle dont la poésie repose sur une métaphore hardie: un bouton floral caché par les feuilles quand le ciel s'obscurcit mais qui s'épanouit quand l'aurore le baigne de rosée. Cet air magnifique possède une ressemblance étonnante avec l'air de Paolino, Pria che spunti in ciel l'aurora... à l'acte II d'Il Matrimonio segreto de Cimarosa créé en 1792. Dans cet air au tempo assez large, Max Emanuel Cencic peut mettre en valeur sa vaillance, son superbe timbre de voix et de très beaux pianissimos.


Ne connaissant pas Suzanne Jérosme, je fus très heureux de découvrir cette chanteuse et actrice très engagée dramatiquement qui emplissait la scène de sa présence. Son incarnation de Giuditta (impératrice dans le livret mais mafiosa sur scène) fut très riche. Elle fit à la fois preuve de coquetterie pour arriver à ses fins et elle défendit ses enfants comme une lionne. Son tempérament de feu s'est exprimé magnifiquement dans les deux arie di furore de la partition et notamment dans Tu m'ingannasti, oh Dio, barbaro traditor...(Tu m'as trompé, traitre barbare...). Cette tonalité de ré majeur, généralement joyeuse et guerrière d'après Marc Antoine Charpentier (1643-1704), révèle ici un potentiel dramatique inattendu, renforcé par les doubles croches furieuses de l'orchestre.


Dans le rôle de Berardo, allié fidèle de Giuditta, Bruno de Sa est pour moi la révélation de cette production. La voix de ce sopraniste est étonnante par sa pureté, son agilité et son aptitude à lancer des suraigus affolants d'une intonation parfaite. Son timbre est si naturel qu'on a l'impression qu'il ne chante pas en falsetto. Ses vocalises sont d'une précision millimétrée. Avec trois airs son rôle est bien pourvu et lui a permis de faire admirer mille facettes de son art. En plus de ses qualités vocales et musicales, son aisance et son élégance lui donnaient une présence indiscutable.


C'est Petr Nekoranec, ténor, qui incarnait le traitre Asprando, personnage prêt à tout pour conforter sa position auprès de Lottario, y compris assassiner le petit prince Carlo. Il est cependant saisi par le remords dans un récitatif accompagné dramatique et dans l'air plein de bruit et de fureur qui suit, Pieno di sdegno in fronte.... Sa très belle voix au timbre agréable, son légato harmonieux, des vocalises parfaitement en place, la maitrise du souffle et un jeu expressif devraient permettre à ce jeune ténor d'aborder les grands rôles romantiques.


Nian Wang assurait le rôle d'Eduige. Autre artiste que je ne connaissais pas, cette mezzo-soprano au grand potentiel a interprété superbement les trois airs charmants qui lui étaient attribués et notamment Pender da' cenni tuoi, costante mi vedrai, seul air dans le mode mineur de la partition, avec une voix très pure, une belle ligne de chant et une excellente intonation.


On ne présente plus Georges Petrou qui défend ce répertoire depuis de nombreuses années contre vents et marées. A la tête de l'orchestre Armonia Atenea, il imprimait à cette musique sa culture, sa personnalité et sa marque. Les bois (flûtes, hautbois, bassons) n'avaient pas un rôle important à jouer mais se fondaient agréablement dans la masse orchestrale. Les cuivres (trompettes et cors) coloraient avec vigueur les airs de bravoure. Les cordes très précises donnaient une bonne lisibilité à l'écriture parfois compacte de Porpora, notamment dans les ritournelles orchestrales étoffées des airs. Le continuo (clavecin, basse d'archet et deux théorbes) était ici plus discret qu'ailleurs mais très efficace. Enfin le très long récitatif de l'acte III, acmé dramatique de l'opéra, était scandé par une percussion chaotique. Grâce à cette initiative, la tension et l'angoisse atteignaient un point de rupture, précipitant l'issue du drame.


Avec une mise en scène inspirée de Max Emanuel Cencic, la superbe musique de Porpora et un plateau vocal exceptionnel, on reste pantois devant tant de beautés diverses (7-9).


  1. Charles II le Chauve, Wikipedia, https://fr.wikipedia.org/wiki/Charles_II_le_Chauve

  2. https://piero1809.blogspot.com/2018/05/la-clemence-de-germanicus.html

  3. Isabelle Moindrot, L'opéra seria ou le règne des castrats, Fayard, 1993, pp. 29-48.

  4. Isabelle Moindrot, ibid, pp. 174-196.

  5. Isabelle Moindrot, ibid, pp. 199-210.

  6. Xavier Cervantes, Les arias de comparaison dans les opéras londoniens de Haendel. Variations sur un thème baroque. International review of the Aesthetics and Sociology of music, 26(2), pp 147-166, 1995.

  7. Cet article est une version légèrement différente d'un article publié dans BaroquiadeS. http://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/carlo-il-calvo-porpora-petrou-bayreuth-2020

  8. Les illustrations, libres de droit, proviennent de Wikipedia que nous remercions.

  9. Carlo il calvo sera redonné à Bayreuth Festival en septembre 2021.




lundi 14 décembre 2020

Au pas cadencé

Marches militaires de Mozart et Haydn.

Le 18ème concerto pour pianoforte en si bémol majeur KV 456 (1784) de Wolfgang Mozart (1756-1791) est un des plus intéressants parmi les vingt sept de ce monumental corpus. L'allegro initial à quatre temps commence par une sorte de pas cadencé que l'on retrouve dans les premiers mouvements de maints concertos pour pianoforte et orchestre du natif de Salzbourg. Le même rythme composé d'une noire, croche pointée-double croche, noire, noire, est présent dans le thème initial du premier mouvement des concertos suivants: le 13ème en do majeur K 415 (1782), le 16ème en ré majeur K 451 (1784), le poétique 17ème en sol majeur K 453 (1784), le somptueux 19ème en fa majeur K 459 (1784) dans lequel le thème de marche militaire circule comme le sang dans les veines, le mythique et guerrier concerto en do majeur K 467 (1785) et le royal concerto en mi bémol majeur K 482 (1785). On retrouve ce même rythme pointé dans bien d'autres oeuvres aussi bien antérieures: air du consul romain Marzio au troisième acte de l'opéra seria Mitridate K 87 (1770), la charmante sérénata notturna pour deux petits orchestres et timbales en ré majeur KV 239 (1775), le concerto pour violon n° 4 en ré majeur K 218 (1775), la dramatique sonate en la mineur KV 310 (1778), que postérieures: les fameuses marches militaires des dramme giocosi, Nozze di Figaro (1786), Cosi fan Tutte (1790), et de l'opéra seria La Clemenza di Tito (1791). Ajoutons pour terminer la multitude de petites marches pas toujours militaires que Mozart destinait à précéder ou à suivre les sérénades pour orchestre et les divertimenti que le salzbourgeois composait abondamment entre 1773 et 1779 et dont le prototype pourrait être la marche en ré majeur K 249 qui précède la monumentale sérénade Haffner de même tonalité K 250 (1776).


Armée romaine. Trompettes et cors. Colonne Trajane. Photo © Silvestrik (10)

En 1783, Mozart, désormais installé à Vienne, recopie l'incipit de trois symphonies de Joseph Haydn (1732-1809) parmi lesquelles la 47ème symphonie en sol majeur (1772) dont le premier mouvement débute par le même rythme de marche à quatre temps que celui des oeuvres précitées de Mozart vues plus haut. La ressemblance de ce début avec les premières mesures du concerto pour pianoforte KV 459 (1784) est frappante et a été relevée par Marc Vignal (1); dans les deux oeuvres les vents (flutes, hautbois, bassons, cors) sont mis à contribution et mettent admirablement en valeur ce thème martial. La similitude est d'autant plus significative qu'elle porte aussi bien sur le rythme de la mélodie, les contrastes sonores et les couleurs instrumentales. Il était peu probable que cette similitude fût fortuite et cet exemple parmi tant d'autres, montre bien la connivence spirituelle existant entre Haydn et Mozart à cette époque de leur existence et souligne que le flux musical circulait généralement de Haydn vers Mozart. Les trois symphonies de Haydn ( n° 47, n° 62 et n° 75) auxquelles Mozart s'était intéressé furent une source d'inspiration pour lui. Selon Marc Vignal (2), l'allegretto délicieux de la n° 62 en ré majeur (1779-80) ressemble au duo Sull'aria, dit duo de la lettre de l'acte III des Nozze di Figaro (1786). J'avais également relevé une identité thématique totale entre le thème de l'andante avec variations de la 75ème symphonie en ré majeur de Haydn (1779-80) avec celui de l'andante varié du trio K 563 en sol majeur de 1788 (3,4).


La musique du régiment de Condé à Strasbourg en présence du roi en 1780. Strasbourg Musée Historique.

Parmi les rythmes pointés à caractère martial qui parsèment l'oeuvre de Haydn, ceux du Moderato initial du concerto pour violoncelle en do majeur HobVIIb.1 (entre 1762 et 1765) ainsi que l'allegretto avec musique turque de la symphonie n° 100, dite Militaire (1794) ne correspondent pas exactement au schéma de marche avec un rythme pointé au deuxième temps (voir plus haut). En fait ce sont surtout les belles marches militaires pour instruments à vents et les belliqueuses sonneries de trompettes scandant le défilé des soldats Francs du dramma per musica Armida (1784) qui retiennent l'attention et donnent à cet opéra seria son côté guerrier si caractéristique. Dans le célèbre Benedictus de la messe en ré mineur Nelson HobXXII.11, les rythmes pointés sont remplacés par des triolets de doubles croches encore plus percutants aux trompettes. Des fanfares de cuivres quasiment frénétiques interviennent dans l'Agnus Dei de la messe In tempore bello, HobXXII.9. Ces accès de violence intervenant sur les paroles les plus douces et miséricordieuses de l'ordinaire de la messe surprennent chez le bon catholique qu'était Haydn.


Rinaldo e Armida par Battistino del Gessi (1608-1640)

Encore plus passionnant est le quatuor opus 77 n° 1 en sol majeur (1799) qui débute par un allegro moderato de type très martial avec un rythme pointé placé cette fois sur le quatrième temps de la première mesure. Marc Vignal a fait remarquer l'analogie troublante entre ce début et celui du premier mouvement de la symphonie n° 6 en la mineur de Gustav Mahler (1860-1911). Cependant les analogies s'arrêtent là car il n'y a pas grand chose de commun entre le mouvement ensoleillé de Haydn et la marche sombre et menaçante de Mahler (5,6). Les rythmes militaires abondent dans l'oeuvre symphonique de ce dernier compositeur (premier mouvement des symphonies n° 3 en ré mineur et n° 5 en do # mineur) et sont fréquents dans ses Lieder avec orchestre appartenant au cycle Des Knaben Wunderhorn comme Revelge par exemple. Ces marches portent la marque des musiques militaires entendues par Mahler dès l'âge le plus tendre dans les rues de Jilhava où les soldats passent devant la maison pour regagner la caserne (7). Marc Vignal relève bien d'autres analogies entre des passages à la fois parodiques et martiaux d'oeuvres de Haydn, symphonie n° 29 en mi majeur (trio du menuet), n° 82 en do majeur L'Ours (deuxième mouvement allegretto), n° 91 en mi bémol majeur (deuxième mouvement andante avec variations) (8, 9) et des effets grotesques qui prolifèrent dans les symphonies de Gustave Mahler. Cette comparaison du musicologue me parait tout à fait pertinente. Quand, il y a fort longtemps, les symphonies de Mahler me furent révélées, le caractère agressivement populaire de cette musique m'a évoqué immédiatement le style vigoureux et rustique de Haydn.

Gustav Mahler. Photo Joseph Székely

Mais revenons à la 47ème symphonie en sol majeur de Joseph Haydn dont nous avons déjà parlé plus haut. C'est une des symphonies les plus originales de ce compositeur du fait d'un premier mouvement inoubliable aux couleurs chatoyantes, un sublime andante, un étrange menuetto et trio de structure palindromique et un finale exubérant. Il me semble exister, à mon humble avis, des analogies certainement fortuites entre cette symphonie de Haydn, petite par la taille mais si riche et la monumentale 3ème symphonie en sol (1929) d'Albert Roussel (1869-1937). Au delà de ressemblances thématiques inconcevables entre deux oeuvres si distantes dans le temps et l'espace, on retrouve dans les deux oeuvres le même caractère ensoleillé, un dynamisme, une joie et un optimisme en tous points semblables et dans les deux cas un mouvement lent d'une beauté mélodique exceptionnelle. Ce sont les deux finales qui présentent le plus d'analogies en raison de leur caractère extraverti et d'un mélange très séduisant de vivacité, de concentration et de rigueur. Quant au pas cadencé, Albert Roussel, ancien officier de marine, était à son affaire!



  1. Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, pp 997.

  2. Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, pp 1109-10.

  3. Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, pp 1105

  4. https://piero1809.blogspot.com/2018/12/six-trios-pour-pianoforte-violon-et.html

  5. Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, pp 1389

  6. https://piero1809.blogspot.com/2017/01/une-symphonie-tragique.html

  7. H.L. de La Grange, Des Knaben wunderhorn, Georges Szell, E.M.I. 33 tours, Notice

  8. Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, pp 845-6.

  9. Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, pp 1208

  10. https://fr.wikipedia.org/wiki/Musique_militaire#/media/Fichier:ColonneTrajaneD%C3%A9tail.jpg



lundi 30 novembre 2020

Carl Philipp Emmanuel Bach Trois trios pour flûte, alto et pianoforte

Nature morte avec fruits et mandoline, Juan Gris (1919)

Style baroque, sensible ou classique?

Les trois quatuors pour flûte, alto et pianoforte de Carl Philipp Emanuel Bach (1714-1788) ont été composés en 1788 peu avant son décès qui survint au mois de décembre de la même année. Ils représentent un témoignage exceptionnel de l'art de ce compositeur et théoricien si important dans l'histoire de la musique (1).

Les premières œuvres de Carl Philipp Emmanuel datant des années 1730 à 1740 sont typiquement baroques et ressemblent beaucoup à celles de son père, Jean Sébastien Bach (1685-1750) au point que certaines d'entre elles ont été attribuées longtemps à ce dernier. Le Magnificat (1749) de Carl Philipp Emmanuel est encore très proche de celui de son père, composé près de vingt ans plus tôt même si son tempérament se manifeste déjà indiscutablement. En 1745, CPE Bach avait composé deux sonates pour viole de gambe et continuo en do majeur Wq 136 et en ré majeur Wq 137 qui marquent un tournant historique. Dans ces sonates la viole de gambe chante de généreuses mélodies très ornées tandis que le clavier accompagne discrètement de quelques accords. Le contrepoint est absent de ces sonates qui ont un caractère vocal très marqué et relèvent d'une sensibilité nouvelle (Empfindsamkeit ou style sensible) que nous avons remarquée dans les mélodies contemporaines (1749) de Maria Teresa Agnesi (1720-1789) (2). Pendant que CPE Bach était au service du roi Frédéric II de Prusse, la production du compositeur est marquée par des avancées subites et des retours en arrière comme dans cette sonate pour viole de gambe et clavier en sol mineur Wq 88 (1759) dont l'écriture à trois voix est typique du style baroque allemand.

Avec les concertos pour clavier ou pour violoncelle ainsi que les symphonies, on observe une exacerbation du style sensible qui débouche même sur un style Sturm und Drang aux effusions passionnées, aux grands intervalles et aux amples gestes dramatiques. Désormais Carl Philipp Emanuel est cantor au Johannaeum de Hambourg depuis 1768 et pour près de 20 ans. La sinfonia en si mineur Wq 182, cinquième d'une série de six composées pour Weimar et Hambourg en 1773, est l'expression la plus accomplie de ce style extrêmement novateur et harmoniquement très hardi qui influencera grandement Joseph Haydn (1732-1809). Du finale déchainé de la sinfonia en si mineur du Bach de Hambourg, on passe au début de la symphonie n° 45 en fa# mineur, Les adieux, de Haydn (1772) sans presque s'en apercevoir.

Arlequin assis à la guitare, Juan Gris (1919)

Le manuscrit autographe des œuvres du présent disque est curieusement intitulé: Quartette für Klavier, Flaute und Bratsche bien qu'il s'agisse en fait de trios. Certaines groupes font usage, en plus des instruments précédents, d'un violoncelle doublant la basse du clavier conformément à une pratique baroque. Le résultat est flatteur au plan sonore mais on perd en transparence ce que l'on gagne en volume sonore. Pour ma part je préfère la version en trio plus conforme à l'écriture dépourvue de doublures de ces œuvres où chaque instrument est traité en soliste. C'est le choix fait par l'ensemble Salzburger Hofmusik dans l'enregistrement qui nous intéresse. Cette formation alliant la flûte traversière, l'alto à cordes et le pianoforte est inhabituelle dans la littérature musicale. Il y a dans cette association de timbres une sensualité et des couleurs que l'on ne rencontre pas souvent dans la musique du Bach de Hambourg ni dans la musique tout court. L'oeuvre qui s'en rapprocherait le plus serait le trio pour clarinette, alto et pianoforte de Wolfgang Mozart K 498 (1786) composé deux ans avant les trios de Bach. Dans ce contexte le cas des trios pour pianoforte, violon et violoncelle de Joseph Haydn, composés entre 1760 et 1796 est intéressant car dans ces trios, la partie de violoncelle double presque systématiquement la basse du pianoforte et pourtant il ne viendrait à l'idée de personne d'omettre cette partie de violoncelle et de jouer ces trios comme des sonates pour violon et clavier (3).

Carl Philipp Emanuel Bach est un compositeur imprévisible. Contrairement à nombre de musiciens baroques ou classiques dont le discours musical est bien formaté, on ne sait jamais, à l'écoute d'une note de ses partitions quelle sera la suivante. Les surprises harmoniques qui émaillent les lignes musicales de ses œuvres instrumentales, sont bien présentes dans les trois trios mais de façon moins systématique que dans les sinfonias de 1773 par exemple. Dans les mouvements rapides domine la structure sonate plus ou moins modifiée mais presque toujours basée sur un thème unique. On observe dans ces trois trios une gradation dans la densité musicale. Le trio Wq 93 en la mineur est le plus léger, le trio en ré majeur Wq 94 est déjà plus élaboré et le trio en sol majeur Wq 95 est le plus développé. Ce dernier se termine par un Presto étourdissant qui de façon évidente sert de conclusion au cycle tout entier. Je m'étonnais dès la réception de ce disque que l'ordre de ces œuvres y fût inversé. Il me semble désormais indispensable d'écouter ces trios dans l'ordre où ils se succèdent dans la numérotation d'Alfred Wotquenne (1867-1939) de manière à clore l'écoute avec le fameux presto du trio Wq 95.

Nature morte à la nappe à carreaux, Juan Gris 1915

Plutôt qu'une sèche analyse musicale des trois trios, j'ai préféré en relever les parties les plus significatives. Le premier mouvement du trio en la mineur Wq 83 est gracieux et charmeur. Le mouvement correspondant du trio en ré majeur Wq 84 me paraît très mozartien avec son thème principal qui ressemble à un passage du premier mouvement de la Kleine Nachtmusik K 525 datant aussi de 1788. Le finale allegro di molto de ce même trio aurait pu être attribué à Joseph Haydn sans provoquer le moindre étonnement tant sa ressemblance avec le finale de la sonate en fa HobXVI.23 est frappante. Le vaste presto en mouvement perpétuel terminant le trio en sol majeur Wq 85, est un morceau très original qui ne doit rien à personne. On peut voir dans ce presto au contrepoint serré, une réminiscence des temps baroques à moins qu'on y entende quelque pièce fuguée de Robert Schumann (1810-1856) comme le finale du quatuor avec piano en mi bémol majeur opus 47 par exemple. Toutefois, l'intérêt principal de ces trois trios réside dans ses sublimes mouvements lents dignes du meilleur Mozart ou Joseph Haydn. L'adagio en sol mineur du trio Wq 95 possède une tragique grandeur et consiste en une suite de questions angoissées de la flûte et de l'alto auxquelles répond le pianoforte qui déroule ses thrènes endeuillées dans le style du récitatif. Le plus profond me semble être celui du trio Wq 94, Sehr langsam und ausgehalten. La tristesse voire l'accablement qui règne dans cette pièce bouleversante, sont frappants. Le Bach de Hambourg, au soir de sa vie, au lieu de contempler son glorieux passé, ouvre les portes de l'avenir en émaillant un beau thème romantique de dissonances et de modulations qui vont jusqu'au tréfonds de l'âme.


Pour une bonne exécution de ces oeuvres, une culture musicale approfondie est indispensable. Après avoir écouté plusieurs versions hors sujet, je craignais que les instrumentistes de la Salzburger Hofmusik ne tinssent pas compte de la position absolument unique du Bach de Hambourg dans l'histoire de la musique. Dès les premières mesures, j'étais rassuré. Les tempos sont très satisfaisants bien qu'un peu trop rapides dans les mouvements lents. Le pianoforte de Wolfgang Brunner a une sonorité pleine et raffinée. C'est un authentique Johann Schantz de 1790 et Wolfgang Brunner le touche avec délicatesse, sentiment et le sens des nuances. Dans l'adagio du trio Wq 95, on ne peut qu'admirer la sensibilité avec laquelle le pianiste conclut en murmurant le thème initial. La flûte traversière à une clé de Linde Brunnmayr-Tutz (Rudolf Tutz 2013) est un instrument moderne mais sa sonorité est très séduisante. La flutiste a l'intuition du style sensible et fait preuve d'une grande musicalité; elle ajuste la dynamique de son instrument au son plus délicat des deux autres de manière à obtenir un équilibre parfait. L'alto baroque est aussi de facture moderne (Karl von Stietenkron, 2006) et Illia Korol en joue merveilleusement. Ses graves sont tranchants, le médium chaleureux et ses aigus possèdent la nervosité indispensable. Ces instrumentistes nous offrent un feu d'artifice dans le scintillant presto final. L'enregistrement par le label Hänssler Classic-2016 est d'excellente qualité. Cette version est à ce jour et à mon goût la meilleure que j'ai entendue avec celle du groupe Les Adieux d'Andreas Staier éditée par Harmonia Mundi.

Carl Philipp Emanuel Bach est un génie, on le savait depuis longtemps mais on ne le disait pas assez. Il est le seul de son époque à exceller dans trois styles différents: baroque, sensible et classique. Ces trios sont des représentants très originaux de ce dernier style sans jamais renier les deux autres. Ils restent des OVNIs dans l'histoire de la musique et n'ont pas à ma connaissance de postérité marquante, mis à part peut-être un certain trio pour flûte, alto et harpe de Claude Debussy.

Un très beau disque que je recommande chaleureusement.

(1) https://fr.wikipedia.org/wiki/Carl_Philipp_Emanuel_Bach

(2) http://www.baroquiades.com/articles/recording/1/arie-agnesi-de-simone-tactus

(3) Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988.

(4) Les illustrations, libres de droits, proviennent de Wikipedia (article consacré à Juan Gris) que nous remercions.

(5) Cet article est une extension d'une chronique publiée dans BaroquiadeS: http://www.baroquiades.com/articles/recording/1/quatuors-pour-flute-alto-clavecin-cpe-bach-salzburger-hofmusik-hanssler-



samedi 14 novembre 2020

Haydn 2032. Volume 8. La Roxolana


La Roxolana (Aleksandra Lisovska), épouse de Soliman le Magnifique

Posséder une intégrale des symphonies de Joseph Haydn (1732-1809) interprétées par le même chef, est le rêve de tous les admirateurs de ce compositeur. Ce corpus de 107 œuvres composées de 1755 à 1795 couvre quarante années de sa vie et possède de ce fait une diversité stylistique étonnante. Tandis que les premières symphonies possèdent des traits encore baroques, on voit poindre l'aube du romantisme dans les dernières.

Le projet Haydn 2032 a débuté en 2014. Il visait à enregistrer toutes les symphonies dans un laps de temps relativement long, limité par la date 2032 (trois centième anniversaire de la naissance de Joseph Haydn). En 2020, après six ans de fonctionnement, huit volumes, soit 24 symphonies, ont été publiés. Ce projet se distingue des intégrales actuellement disponibles (Adam FischerAntal DoratiDennis Russell Davies). Les symphonies ne paraissent pas dans l'ordre du catalogue Hoboken (Fischer, Dorati) ou dans l'ordre chronologique (Davies). On constate en effet que les trois symphonies présentes dans chaque volume appartiennent à des époques différentes de la vie du compositeur et qu'elles possèdent une parenté thématique. En outre les symphonies de Haydn sont juxtaposées à une œuvre d'un autre compositeur. L'invité est généralement un contemporain: Wolfgang Mozart (1756-1791), Christoph Willibald Gluck (1714-1787), Domenico Cimarosa (1748-1801), Johann Martin Kraus (1756-1792), Wilhelm Friedmann Bach (1710-1784). Le projet artistique se veut historiquement informé (orchestre de petite taille, instruments d'époque ou copies d'époque, cors et trompettes naturels). Si cette entreprise va à son terme, elle donnera naissance à la deuxième réalisation complète dans cette optique. Dennis Russell Davies à la tête du Stuttgarter Kammerorchester a publié les 107 symphonies dans un ordre très proche de l'ordre chronologique. Christopher Hogwood avait réussi à enregistrer avec l'Academy of Ancient Music plus des trois quarts des symphonies mais son magnifique projet fut interrompu par la mort. On souhaite ardemment à Giovanni Antonini et Il Giardino Armonico de mener à bien ce projet ambitieux et passionnant.

Dans ce volume 8 figurent trois symphonies de Haydn, la n° 28 en la majeur (1765), la n° 43 en mi bémol majeur dite Mercure (1771) et la n° 63 en do majeur dite La Roxolana (1779). Ici la parenté thématique est évidente car ces trois symphonies sont, soit inspirées de musiques de scène, soit reprennent carrément des mouvements entiers de comédies musicales données à Eisenstadt ou bien Eszterhàza par des troupes théâtrales itinérantes. A ces œuvres symphoniques sont associées les Danses Roumaines SZ 68 de Bela Bartok (1881-1945) et la Sonata Jucunda, œuvre d'un anonyme du 17ème siècle inspirée par la musique populaire de Moravie. Ce couplage est pertinent car les trois symphonies de Haydn possèdent des passages inspirés par le folklore d'Europe Centrale ou la musique populaire en général.




Le choix de l'aimable symphonie n° 63 en do majeur La Roxolana de 1779 (Hob I:63) était idéal pour débuter ce programme. Le premier mouvement allegro n'est autre que la sinfonia qui ouvrait Il Mondo della Luna, un dramma giocoso composé en 1777. Haydn ''sauva'' ainsi quelques perles (la sinfonia, l'air de Flaminia du premier acte et l'air d'Ernesto du second) du naufrage d'un opéra splendide qui lui avait coûté un travail intense et qui ne fit l'objet que d'une seule représentation à Eszterhàza. Le souvenir de ce brillant dramma giocoso plane sur ce premier mouvement à l'éclat tout particulier. L'allegretto o piu tosto allegro, intitulé La Roxolana, en do mineur provient d'un ballet écrit par Haydn qui devait terminer la pièce Soliman II et les trois Sultanes donnée par la troupe de Karl Wahr. Le thème au parfum exotique est d'une élégance teintée de mélancolie, la première variation en majeur est une marche joyeuse, ensuite les variations mineures alternent avec les majeures. La dernière variation est confiée aux vents et la marche devient triomphale pour se terminer abruptement. On peut voir dans cette conclusion l'avènement d'une nouvelle sultane en la personne de Roxolana. Le menuet, coloré par des cors très entreprenants, a un caractère champêtre. Des rythmes lombards lui apportent beaucoup de piquant et nuancent sa robustesse d'une certaine élégance. Dans le laendler qui suit, on entend un charmant solo de hautbois accompagné par le basson. Le hautboïste varie ses reprises avec des ornements raffinés. Le remarquable presto final de structure sonate est joyeux, extraverti et d'une grande richesse mélodique avec trois thèmes fleurant bon l'opéra bouffe et évoquant La Vera Costanza que Haydn était en train d'achever. Le magnifique développement construit sur le thème initial, anticipe ceux des grandes symphonies futures. La réexposition est semblable à l'exposition mis à part un nouveau développement lors du retour du premier thème. Il Giardino Armonico rend pleinement justice à cette pétillante symphonie.


Mercure par Hendrick Goltzius (1597)

La symphonie n° 43 en mi bémol majeur (Hob I:43) a été appelée Mercure on ne sait trop pourquoi. Composée en 1770-1 en même temps que la n° 42 en ré majeur, elle ouvre une série de symphonies de vastes proportions, beaucoup plus ambitieuses que les précédentes, dont le chef-d’œuvre sera la sublime symphonie n° 44 en mi mineur dite Funèbre (1771), une des plus belles symphonies jamais écrites au 18ème siècle, idéal symphonique qui sera poursuivi en 1772 par trois remarquables œuvres, les symphonies n° 45 (Adieux), 46 et 47, véritable trilogie animée par un même souffle créateur (1).

La symphonie Mercure n'est pas d'un abord immédiat et ne se laisse pas facilement apprivoiser. Ses deux premiers mouvements se déroulent dans un climat en demi teintes et dans une pénombre relative. L'allegro initial est une structure sonate très élaborée à deux thèmes. Le premier d'entre eux, remarquablement long et très doux, contraste avec le second beaucoup plus véhément. Le développement assez court est basé principalement sur le premier thème puis sur un motif en imitations présent à la fin de l'exposition. Trait d'humour génial, Haydn s'y prend à trois fois pour amener la rentrée: dans deux tentatives avortées, le premier thème reparaît dans deux tonalités différentes, lors de la troisième tentative, il retrouve enfin la tonique et la réexposition peut commencer et se dérouler jusqu'à la fin du morceau. L'adagio en la bémol majeur avec sourdines est écrit principalement pour les cordes et approfondit l'atmosphère du premier mouvement. Comme dans plusieurs symphonies de l'époque Sturm und Drang (n° 42, 43, 54), on y respire un air raréfié: passages monodiques, unissons, points d'orgue, accompagnements évanescents, atmosphère admirablement rendue par Il Giardino Armonico. Les deux derniers mouvements sont plus extravertis notamment le fougueux menuet et son mystérieux trio au thème enjôleur qui débute en do mineur, module dans diverses tonalités pour finir en mi bémol majeur. Dans le finale allegro qui commence curieusement par une interrogation piano à laquelle répond forte une joyeuse ritournelle, on remarque, à la fin de l'exposition, les contre-temps assénés par les basses et les vents comme des coups de boutoir ainsi qu'une merveilleuse coda très développée qui donne à la conclusion une profondeur insoupçonnée.


Bartok enregistrant sur phonographe des chants folkloriques à Darazas en 1909

Composées pour le piano en 1915, orchestrées en 1917, les six Danses folkloriques roumaines SZ.68 reflètent parfaitement la passion de Bela Bartok (1881-1945) pour les musiques populaires de son pays et des pays limitrophes. Dans cette quête de mélodies effectuée de porte à porte chez les paysans, devenue une recherche d'ethnomusicologie, il a rapidement élargi son champ d'action en s'intéressant aux musiques de Transylvanie, région passée de la Hongrie à la Roumanie après la guerre de 1914-18 puis à d'autres musiques bulgares, voire turques ou arabes. Ces superbes danses peuvent constituer une porte d'entrée à la musique beaucoup plus cérébrale et agressive: Allegro barbaro (1911), Le Prince de Bois (1914-17), deuxième quatuor à cordes (1915), Le mandarin merveilleux (1918-9), les deux sonates pour piano et violon (1921), que Bartok avait publiée ou s'apprêtait à composer en cette période de sa vie.

Tirée d'un recueil daté de 1677, la Sonata jucunda (sonate joyeuse) d'auteur inconnu, en forme d'arche, comporte dix mouvements alternativement lents et rapides et s'apparente au Stylus Phantasticus pratiqué de l'Italie à l'Allemagne du nord en passant par la Bohème et la Moravie. Dans cette œuvre de style très libre et composite, le compositeur introduit des thèmes Hanak (provenant de Hanà en Moravie) ou des tournures orientales et pratique ouvertement un mélange des genres réjouissant (2). Glissandi, flattements, quarts de tons prolifèrent sous les doigts habiles des instrumentistes du Giardino Armonico. On sent que les musiciens sont heureux de se lâcher un peu dans ces deux œuvres débordant quelque peu du cadre académique fixé par le projet.

La symphonie n° 28 en la majeur (Hob I:28) est petite par sa taille mais grande par son contenu. Elle débute par un surprenant allegro di molto. Ce mouvement développe une énergie incroyable; farouchement mono-thématique et presque féroce, il se distingue aussi par son audace rythmique. Il est écrit à trois temps avec la noire comme unité de mesure (3/4) mais à l'oreille sonne à deux temps avec la croche comme unité de mesure (6/8) pendant une bonne part de l'exposition. Parfois les deux rythmes se superposent et on pourrait presque parler de polyrythmie. Ce mouvement frénétique se poursuit sans aucune baisse de tension, jusqu'à la dernière note. Le mouvement lent Poco adagio est écrit pour cordes seules avec sourdines. Il se déroule pianissimo presque tout le temps et consiste en un duo entre deux personnages (Fiametta et Bernardone) qui chuchotent, le premier énonce un thème chantant et lié auquel répond le second par un autre thème très différent en valeurs pointées staccato. Ce dialogue va se poursuivre avec humour tout le long du morceau. Ces personnages sont les protagonistes de la musique de scène de la pièce Die Insul der gesunden Vernunft (L'île de la saine raison), représentée à Eisenstadt le 7 mai 1765. Dans le menuetto, le jeune Haydn, déjà facétieux, use d'un procédé appelé bariolage, consistant à jouer la même note (un mi 4) alternativement sur deux cordes dont l'une à vide. Le son qui en résulte, à la limite de la justesse, ne manque pas de saveur et de pittoresque. Dans le trio en la mineur, pour les cordes seules, l'ambitus de la partie de violon ne dépasse par un intervalle de quinte diminuée. Ce trio possède un net parfum d'Europe Centrale comme celui de la symphonie n° 29 de la même année. Marc Vignal cite à leur propos Gustav Mahler (1860-1911) (in Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard 1988, p 845-9). Le presto final, est une sorte de tarentelle endiablée dans laquelle on retrouve, un peu édulcoré, le caractère du premier mouvement. Dans le seconde partie, lors de la reprise du thème initial, on remarque un solo de cor très hardi. Haydn utilise souvent les cors dans l'aigu et leur sonorité est assez agressive dans ce registre. Il va sans dire que ces partitions deviennent particulièrement périlleuses avec des cors naturels et leur exécution est un véritable exploit. Il Giardino Armonico porte à l'incandescence toute cette symphonie et offre une conclusion vibrante à ce programme.


L'île de la Raison de Marivaux (1727). Ce thème est populaire au 18ème siècle. 

Ce disque est un des plus homogènes parmi ceux déjà publiés. L'esprit de Haydn, son humour parfois ravageur et son humanité planent au dessus des œuvres enregistrées. Au delà de la perfection technique, des attaques impeccables des cordes, des bois et des cors d'Il Giardino Armonico, on a le sentiment que Giovanni Antonini endosse le costume de Haydn, s'approprie sa musique et trouve tout naturellement le tempo giusto et les accents les plus sincères et expressifs. A l'écoute de cette musique, nous sommes transportés chez Nicolas le Magnifique dans le cadre prestigieux du château d'Eszterhàza (3,4).


(1) Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, pp 980-1019.

(2) Robert G. Rawson, Courtly contexts for Moravian Hanak music in the 17th and 18th centuries, Early music 40(4), 577-591, 2012.  

(3) http://www.baroquiades.com/articles/recording/1/la-roxolana-haydn-antonini-alpha

(4) Les illustrations sont libres de droit et sont issues de Wikipedia, https://fr.wikipedia.org/wiki/B%C3%A9la_Bart%C3%B3k, que nous remercions.



vendredi 30 octobre 2020

Samson et Dalila à l'Opéra du Rhin

Dalila coupe les cheveux de Samson. Le Caravage. Musée de Tolède

 

Camille Saint-Saëns (1835-1921) n'est certes pas mon compositeur préféré, j'avoue que sa symphonie avec orgue, ses cinq concertos pour piano, son concerto pour violoncelle en la mineur, ses poèmes symphoniques me laissent froid, je ne saurais dire pourquoi. L'architecture de ces œuvres est d'une souveraine harmonie, la musique est admirablement composée, d'une clarté lumineuse, d'une concision exemplaire mais voilà, elle ne m'émeut guère. Curieusement je suis bien plus ému par les petites œuvres de Saint-Saëns : ses mélodies pour voix et piano ou bien quelques perles de musique de chambre comme ses sonates pour hautbois (opus 166), clarinette (opus 167), basson (opus 168) et piano (toutes trois datant de 1921).

Samson et Dalila, composé en 1877 sur un livret de Ferdinand Lemaire (1832-1879), constitue cependant une exception. Toutes les qualités que j'ai énumérées plus haut y sont présentes mais il y a quelque chose en plus dans cet opéra qui provoque l'intérêt et l'émotion: en fait une fusion parfaitement réussie entre une dramaturgie spectaculaire et une musique inspirée. Saint-Saëns est un homme de théâtre génial comme le montrent la grande scène de séduction de l'acte II et surtout l'air Mon cœur s'ouvre à ta voix qui sont devenus des tubes mondialement célèbres. Pour ma part je préfère le magnifique premier acte, une grande fresque à la fois épique, héroïque et religieuse de caractère cinématographique qui culmine avec la splendide exhortation de Samson: Israël! Romps ta chaine, O peuple, lève-toi..., reprise de façon grandiose par le choeur et avec la curieuse scène 5, Hymne de joie, hymne de délivrance où en lieu et place de la musique triomphale attendue, on entend une prière mystique faisant usage des modes anciens et du plain chant. Au troisième acte, la Bacchanale apparaîtra par contre bien sage si on la compare à celle bien plus subversive que Wagner composa pour Tannhauser trois décennies auparavant. Dans le domaine du charme, le gracieux choeur des Philistines du premier acte, Voici le printemps nous portant des fleurs... si joliment orchestré, est une merveille. Mais quel souffle dans cet opéra, quelle variété et pourtant il n'y a pas une note de trop. Malgré cette densité musicale exceptionnelle qui aurait pu dérouter certains, le succès ne s'est jamais démenti et Samson et Dalila est inscrit dans les répertoires de tous les théâtres du monde, il est d'ailleurs le seul sur les treize opéras du maître à bénéficier d'un tel honneur. En 2014 le Palazzetto Bru Zane et l'opéra de Saint Etienne ont remis en selle Les Barbares et il serait souhaitable que d'autres opéras (Phryné par exemple) fussent montés.


Samson et Dalila. Gérard van Honthorst, 1615. Cleveland Museum of Art

Traditionnellement les mises en scène de cet opéra sont de type Péplum biblique et font la part belle à l'orientalisme tellement à la mode en cette fin de 19ème siècle. L'option prise par Marie-Eve Signeyrole est essentiellement politique dans un univers résolument contemporain. Selon ses propres mots, la mise en scène met en parallèle l'Alliance fondatrice avec Dieu, mise à mal dans l'épisode biblique et la rupture du Pacte Social dans nombre de pays du monde contemporain (1).

Un scrutin politique est à la base de l'action. Cette dernière se situe dans une Démocrature dont le président est Dagon (1), le cadre est une campagne électorale noyautée par le parti conservateur de Dagon et orchestrée par Dalila, directrice de campagne et Abimelech, porte parole. En face des Philistins se tiennent les Hébreux et leur chef charismatique Samson. Ce dernier n'est pas un Hercule, il est sur une chaise roulante et s'apparente à un être de souffrance. Il ressemble plus au Serviteur du prophète Isaïe qu'à un surhomme. Sa force, avant tout est psychologique et morale. Ce n'est pas lui mais le peuple qui agit et se libère par les armes. Comme le dit la metteuse en scène, Samson vient du peuple, il est porté par le peuple, il tombera par le peuple.


Samson et Dalila. Photo Klara Beck

Ce message politique, aussi pertinent soit-il, a l'inconvénient d'occulter le message biblique qui est la relation du peuple hébreu avec son Dieu, relatée dans le Livre des Juges, 13-15 et explicitée dans l'excellent livret, relation perturbée en ces temps très anciens par l'attraction des divinités païennes au mépris du premier commandement, transgression précipitant en guise de châtiment, le peuple sous le joug des Philistins. On pouvait cependant s'accommoder de ce déplacement du centre de gravité de l'oeuvre vers la sphère politico-sociale pourvu que la mise en scène possédât la cohérence et accrochât l'intérêt voire la participation des spectateurs. Ce fut généralement le cas malgré certains passages où ce qui se passe sur scène ne correspond pas à ce qui est chanté. Cette mise en scène présente des points positifs et contient des trouvailles: les Hébreux et leur chef revêtent tous un même masque de clown. Ce masque indique que Samson fait corps avec le peuple et que ce dernier est totalement uni. Avec ce masque, Samson cache son visage. Ce dernier est le secret que Dalila veut connaître et que Samson finira par dévoiler ce qui causera sa perte. On notera une situation analogue dans Turandot de Puccini où c'est le nom du héros Calaf qui est masqué. Seule la connaissance de ce nom permettra à Turandot d'atteindre ses objectifs

La scénographie (Fabien Teignié) est sobre et use de grands panneaux gris ou bleus qui se déplacent pour figurer les différents lieux de pouvoir. Les costumes (Fabien Teigné) sont appropriés aux fonctions des uns et des autres: stricts costumes noirs pour les Philistins, tenues plus débraillées pour les Hébreux. Se détachent les magnifiques tenues de Dalila et notamment son costume deux pièces blanc du troisième acte d'une élégance superlative.


Photo Klara Beck

D'emblée, j'ai été conquis par le Samson de Massimo Giordano. Ce ténor avait chanté Werther à l'ONR en 2018. J'aime ces chanteurs enthousiastes qui n'ont pas peur de jouer leur va-tout. C'est un ténor généreux, sa voix possède un volume sonore impressionnant et de belles couleurs. Il s'est illustré dans de magnifiques aigus émis avec facilité et une intonation de qualité. A la fin tonitruante du deuxième acte, Samson susurre un dernier Dalila, je t'aime avec une délicatesse infinie, preuve qu'il possède plusieurs cordes à son arc et que dans certains passages, il sait mettre en valeur un beau timbre et un phrasé élégant.

Katarina Bradic que j'avais eu le plaisir d'admirer dans le rôle de Bradamante dans l'Alcina de Haendel, a incarné Dalila. De prêtresse de Dagon dans le livret, elle est devenue directrice de campagne du chef d'état éponyme dans la mise en scène. Son élégante silhouette la plaçait constamment au centre de l'image et sous le feu des projecteurs. Par sa voix corpulente toujours bien projetée, son medium velouté, sa ligne de chant harmonieuse, elle avait les moyens vocaux dignes d'un des plus beaux rôles de mezzo-soprano du répertoire comme le montrait, au premier acte, un remarquable Printemps qui commence. La mezzo-soprano troque son rôle de séductrice vénale de la Bible pour un rôle plus complexe incluant, outre son désir de vengeance, une attirance sincère pour sa victime. En tout état de cause, elle formait un superbe duo avec Samson notamment dans le magistral Mon cœur s'ouvre à ta voix, pierre angulaire de l'oeuvre.

Jean-Sébastien Bou, prodigieux Atar dans le Tarare de Salieri produit récemment par Christophe Rousset, est devenu ici le conseiller politique du président Dagon (grand prêtre dans le livret). Il jouait parfaitement le rôle du politicien technocrate d'une très belle voix de baryton aux belles couleurs et aux mille nuances.

Patrick Bolleire, basse, a interprété remarquablement le rôle du Commandeur dans Don Giovanni donné en 2019 à l'ONR. Dans le rôle d'Abimelech, chef de guerre des Philistins, il a chanté au premier acte avec la méchanceté de tradition, Qui ose élever la voix....Dommage qu'il disparaisse au deuxième acte car sa voix de basse profonde était superbe.

Le vieillard hébreu, celui qui veille sur Samson et se désespère de voir ce dernier tomber dans les rets de Dalila, était superbement interprété par Wojtec Smilek avec une voix noble aux inflexions très émouvantes.

Les rôles de messagers philistins étaient tenus excellemment par Damien Arnold, Nestor Galvan et Damien Gastl, tous trois membres de l'Opéra Stdio.

Dans le rôle muet du Président Dagon, l'excellent Alain Weber.


La Liberté guidant le Peuple. Photo Klara Beck

J'ai été enchanté par l'orchestre symphonique de Mulhouse placé sous la direction d'Ariane Matiakh. Du fait des contraintes sanitaires, cet orchestre de 60 exécutants voulu par Saint-Saëns était réduit de moitié. Les coupes concernaient surtout les cordes car plusieurs pupitres de vents sont incompressibles. Ce point a été argumenté dans un passionnant entretien de la cheffe avec Patrick Schneider. Cet effectif réduit a fait montre de clarté et de nervosité supplémentaires sans déficit de puissance notamment chez les violoncelles très présents et chaleureux. Les bois ressortaient d'avantage notamment les belles flûtes dans le choeur féminin, Voici le printemps nous portant des fleurs, joliment accompagnées par la harpe, de même que les cuivres (beaux trombones dans Gloire à Dagon). Les bois interviennent aussi de façon subtile et délicate dans le deuxième couplet de l'air Mon cœur s'ouvre à ta voix. J'ai beaucoup aimé la direction sobre, efficace et sensible d'Ariane Matiakh révélant une culture musicale d'exception.

Les choeurs de l'ONR dirigés par Alessandro Zuppardo ont manifesté leur talent dans la force (Israël, romps ta chaine...) comme la douceur (Hymne de joie). Le choeur joue un rôle capital dans cet opéra qui s'apparente dans tout l'acte I à un oratorio et peut être considéré comme un personnage à part entière. Par sa voix s'exprime le peuple, seul héros de ce drame (2).


  1. Samson et Dalila, Dossier pédagogique. Dagon, dieu des Philistins dans la Bible. https://www.operanationaldurhin.eu/files/7a25e368/samsonetdalila_dossierpedagogique_def_light.pdf

  2. Cette chronique est une version légèrement remaniée de mon compte rendu effectué le lendemain de la représentation du 20 octobre : https://www.odb-opera.com/viewtopic.php?f=6&t=23023

mercredi 30 septembre 2020

Trio pour piano, violon, violoncelle n° 1 en ré mineur de Robert Schumann

Edvard Munch. Nuit à Saint Cloud (1890)

 Robert Schumann (1810-1856), un des compositeurs romantiques majeurs, n'étant pas présent dans ce blog, il fallait remédier à cette lacune avec une œuvre hors du commun. Le concerto pour piano en la mineur opus 54 (1845), les études symphoniques pour piano opus 13 (1837), la symphonie n° 2 en do majeur opus 61 (1846), la musique de scène de Faust (1844-1853) étaient les candidats les plus sérieux jusqu'à ce que j'écoutasse le premier mouvement du trio pour piano, violon et violoncelle n°1 en ré mineur opus 63. Cette audition fut un choc pour moi tant Schumann se surpasse dans cette oeuvre et s'élève au dessus des normes musicales de son temps. Ce trio fut composé en 1847 à Dresde peu après la symphonie n° 2 en do majeur et exécuté en 1848 avec le trio n° 2 en fa majeur opus 80. Auparavant Schumann avait consacré l'année 1842 à la musique de chambre en composant trois remarquables quatuors à cordes (en la mineur, fa majeur et la majeur) opus 41, un quatuor avec piano en mi bémol opus 47 et un quintette avec piano en mi bémol opus 44. Ce dernier avait été critiqué par Hector Berlioz et Franz Liszt qui y voyaient l'influence bourgeoise et rétrograde de Leipzig. Peut-être est-ce en réaction à ces critiques que Schumann mit en chantier son premier trio, une œuvre dont la forme reste très classique mais le fond très audacieux notamment dans son premier mouvement. Cette œuvre est relativement méconnue et souffre des poncifs dont est victime la musique instrumentale de Schumann en général (1,2).

Edvard Munch. Mélancolie (1893) Musée Munch d'Oslo

Le premier mouvement, Mit Energie und Leidenschaft, débute par un thème d'une dimension et un souffle inouïs dont la littérature musicale offre peu d'exemples. Le début du 3ème concerto pour piano de Serguei Rachmanninov ou encore le thème initial du trio unique opus 120 de Gabriel Fauré, deux œuvres dans la même tonalité que le trio de Schumann peuvent lui être comparés. Ici le thème asymétrique, syncopé et ponctué de chromatismes est exposé par le violon tandis que le piano accompagne d'arpèges au dessus d'une basse grondante. Ce thème n'est pas d'un abord immédiat, il déroute même par sa métrique irrégulière et son ignorance des barres de mesure mais au bout de quelques auditions, il se grave dans la mémoire et ensuite la hante. Le deuxième thème en fa majeur, également syncopé et encore plus chromatique, est exposé par le piano en octaves à la main droite puis repris en canon par le violon et le violoncelle. Enfin ce dernier instrument s'empare du premier thème en fa majeur et chante éperdument avec un élan et une exaltation extraordinaires. Cette exposition ne comporte que 57 mesures. La reprise est obligatoire, en l'omettant, on se prive de 13 mesures de musique et ici le matériau musical est tellement concentré qu'elle se justifie pleinement. Arrive un développement d'une longueur de 117 mesures soit le double de l'exposition ce qui est exceptionnel chez Schumann et dans la musique classique et romantique en général. Le second thème revient en si bémol majeur au violon en canon avec la basse du piano puis c'est le violoncelle qui le reprend avec une intensité encore accrue. Un thème plaintif, fragment du thème principal, apparaît et fait l'objet d'échanges entre les trois instruments, enfin une série de rythmes pointés très énergiques termine la première partie du développement. Survient ensuite un passage fantastique et mystérieux: le violoncelle joue sur le chevalet (sul ponticello) un thème nouveau à nette saveur modale, il est accompagné d'accords en triolets du piano dans l'extrême aigu, le tout ppp (triple piano). Le son produit est magique, on croit entendre un carillon lointain (3). Le même thème est repris en la bémol cette fois dans les profondeurs du violoncelle. Ce nouveau thème est ensuite combiné avec le fragment plaintif du premier thème aux cordes tandis que le piano reprend ses accords en triolets de façon insistante. Le second thème entre en jeu et on observe une combinaison de trois thèmes précédents. La musique de plus en plus touffue, les harmonies de plus en plus hardies et chromatiques de cette fin du développement évoquent nettement le Gabriel Fauré du trio en ré mineur ou du quatuor avec piano en sol mineur opus 45 et on aboutit à la rentrée. La réexposition très brève est semblable à l'exposition mais avec un surcroit d'intensité. Une longue coda survient et on y retrouve les harmonies torturées de la fin du développement. Contrairement à d'autres œuvres de Schumann, le piano n'est pas prépondérant et le discours musical est partagé équitablement entre violon, violoncelle et piano ce qui donne à ce mouvement toute sa plénitude. Un morceau aussi dense et élaboré me semble sans équivalent dans l'oeuvre de Schumann. On retrouvera cependant une ambiance similaire dans un autre chef-d'oeuvre, le premier mouvement de la deuxième sonate en ré mineur pour piano et violon opus 121 (1851).


Edvard Munch Le baiser (1892) Collection privée

On revient sur terre avec le deuxième mouvement, Lebhaft, doch nicht zu rasch (Vivace mais pas trop vite). Certains exécutants (célèbre version historique de Jacques Thibaud, Alfred Cortot, Pablo Casals) avaient pris l'habitude d'exécuter prestissimo ce scherzo et d'en faire un morceau de concours, en dépit du tempo mesuré indiqué par Schumann. C'est de toutes manières un morceau d'une grande violence, plein de hargne dans lequel violon et violoncelle sont à l'octave ce qui donne de la corpulence au groupe des cordes qui ainsi joue à force égale avec le piano. Pendant tout le scherzo les deux groupes échangent un motif ascendant en rythmes pointés agressifs (double croche-croche pointée) sans aucune baisse d'intensité. Le thème du trio ressemble beaucoup à celui du scherzo, mais l'atmosphère est bien plus calme et sereine. Les trois instruments jouent ce thème en canon et de belles modulations donnent à ce trio beaucoup de charme et de séduction.


Avec le sublime troisième mouvement, Langsam mit inniger Empfindung, en la mineur, nous retrouvons les sommets du premier. Il me semble que ce mouvement présente une ressemblance spirituelle avec une œuvre totalement inconnue, l'adagio du trio n° 37 pour la même formation et dans la même tonalité de ré mineur HobXV.23 de Joseph Haydn (4). Tous les deux adoptent la forme Lied et présentent une inspiration angoissée teintée de mystère. Dans le mouvement de Schumann, le thème principal hésitant, à la métrique irrégulière, est exposé par le violon tandis que les autres instruments lui donnent une assise harmonique tourmentée, ponctuée d'appoggiatures et de retards créateurs d'incertitudes tonales. La métrique 4/4 tient lieu de repère mais la ligne mélodique va bien au delà de ce cadre, vibre à l'unisson des sentiments du compositeur et exprime les tourments d'une âme angoissée au bord de la dépression. La partie centrale en fa majeur, plus mélodique, est plus apaisée mais cette pause ne dure pas et le retour de la première partie s'accompagne de nouveaux contrepoints qui assombrissent encore cette descente dans les ténèbres.


Edvard Munch. L'enfant malade (1895) Musée d'Art National

Comme cela arrive souvent chez Schumann dans ses œuvres écrites dans le mode mineur, le dernier mouvement adopte le mode majeur. Après un mouvement lent désespéré, la démarche de Robert Schumann, consistant à composer un finale optimiste, est identique à celles de Wolfgang Mozart dans son dramatique quintette en sol mineur K 516 ou de Ludwig van Beethoven dans son onzième quatuor à cordes en fa mineur, Serioso, et peut être considérée comme un sursaut d'énergie exprimant un retour à la vie (5). Ces saines manifestations de vitalité font toujours l'objet de critiques de la part des commentateurs qui y voient une concession à la facilité voire à la trivialité. Ce mouvement adopte la forme du rondo sonate. Le refrain est un thème vigoureux et plein d'ardeur dans lequel on peut voir un écho du thème principal du premier mouvement mais ici la métrique est carrée et le thème s'encadre clairement dans les huit mesures classiques. Plusieurs thèmes ensuite peuvent tenir lieu de couplets notamment un joli thème en mi mineur exposé par le piano en octaves brisés et le violoncelle. L'abondance des thèmes témoigne de la richesse de l'inspiration de Schumann. Un intermède central tient lieu de développement. On n'y trouve pas d'élaboration contrapuntique, les thèmes (refrain et couplets) reparaissent dans diverses tonalités et avec des habits chatoyants et possèdent un caractère ludique et une joie de vivre retrouvée. Lors du retour du refrain, le thème principal fortissimo est devenu conquérant. Une coda constituée d'accord massifs au piano et aux instruments par mouvements contraires, termine l'oeuvre dans l'exaltation.


Ce trio a-t-il eu une postérité ? Les deuxième et troisième trios en fa majeur opus 80 et sol mineur opus 110 respectivement, de Schumann, en dépit de leur éminentes qualités, ne retrouvent pas l'esprit du premier. Les trois magnifiques trios en si majeur opus 8, do majeur opus 87 et do mineur opus 101 de Johannes Brahms traitent à mon avis un autre sujet. C'est dans la musique de chambre française post-romantique, celle de César Franck, d'Emile Chausson et surtout de Gabriel Fauré que je retrouve l'esprit qui règne dans ce trio de Robert Schumann (5).


  1. https://fr.wikipedia.org/wiki/Robert_Schumann

  2. Brigitte François-Sappey, Robert Schumann, Paris, Fayard 2000.

  3. Ce passage m'évoque la partie centrale du développement du premier mouvement de la sixième symphonie de Gustav Mahler

  4. https://haydn.aforumfree.com/t228-trio-n-37-en-re-mineur-hobxv-23-sublimi-angustie https://piero1809.blogspot.com/2019/01/les-trios-avec-pianoforte-chefs-doeuvre.html

  5. Le flux continu de musique du trio de Schumann se retrouve dans les deux premiers mouvements du trio opus 120 de Gabriel Fauré, un des chefs-d'oeuvre de la troisième manière du compositeur, terminé en 1923.

  6. Les clichés, libres de droits, proviennent de l'article de Wikipedia consacré au peintre Edvard Munch: https://fr.wikipedia.org/wiki/Edvard_Munch