La
symphonie
n° 6 en la mineur
de Gustav
Mahler
(1860-1911) (1) a été composée entre 1903 et 1904. Elle fut créée
à Essen le 27 mai 1906 avec un succès mitigé. Le surnom Tragique
n'a pas été donné par le compositeur. Comme la symphonie
précédente et la suivante, elle ne s’inspire en apparence d’aucun
programme, d'aucun Lied ou cycle de Lieder au sens des symphonies
dites Wunderhorn
(le Cor enchanté). Ce n’est donc pas, en principe, une symphonie
à thème ou un poème symphonique déguisé. On a dit pourtant
qu'elle était le reflet des passions et des angoisses qui agitaient
le compositeur à l'époque de sa composition: Alma Mahler, la
nature, la mort. On a aussi beaucoup glosé sur le caractère
prémonitoire de la symphonie : les trois coups de marteau
intervenant dans le finale représenteraient en effet les trois
catastrophes qui allaient s’abattre sur Mahler : la mort de sa
fille ainée, son départ forcé de l’opéra de Vienne, la maladie,
semble-t-il incurable, dont il apprit fortuitement l’existence.
Cette hypothèse, formulée par plusieurs biographes du compositeur à
la suite de témoignages d'Alma Mahler, me semble peu probable car
quand il composait sa symphonie en la mineur, Mahler connaissait à
la fois réussite professionnelle et sentimentale. Qu'il ait ressenti
une angoisse existentielle est possible mais qu'il ait prévu des
drames aussi terribles est impensable. On peut plutôt voir dans
cette symphonie une Vie
de Héros
en négatif. Contrairement au héros de Richard Strauss dont la vie
finit en apothéose, celle du héros de Mahler se termine en
catastrophe (2).
Dans
cette symphonie, Mahler fait appel à un orchestre énorme comportant
quatre flûtes (dont deux remplaçables par une petite flûte),
quatre hautbois (dont deux remplaçables par un cor anglais), 3
clarinettes en si bémol, une petite clarinette en mi bémol, une
clarinette basse, 3 bassons, un contrebasson, 8 cors, 6 trompettes, 4
trombones, un tuba basse, cordes, deux harpes, un célesta (3) et une
abondante percussion comportant un xylophone (3), un glockenspiel,
timbales, cloches de troupeaux, cloches tubulaires, grosse caisse,
caisse claire, triangle, cymbales, tam-tam, tambourin, fouet, marteau
(3).
Gustav Mahler en 1907 par Moritz Nähr, BNF Gallica |
Allegro
energico ma non troppo
4/4 la mineur, structure sonate. Il s’ouvre par un rythme de marche
aux cordes vigoureusement scandé par le petit tambour (caisse
claire) suivi rapidement par le thème principal entonné fortissimo
par les cordes et les huits cors. Ce début a un caractère militaire
marqué comme l’était celui de la symphonie n°5 ou plusieurs
Lieder des Knabenwunderhorn,
mais au lieu de l’accablement qui régnait dans le mouvement
liminaire de la symphonie n° 5, le thème ici va de l’avant. Le
héros, à l'instar de celui de Richard Strauss, part donc en guerre
contre un adversaire que l'on peut deviner car les ennemis de Mahler
ne manquaient pas dans le milieu artistique viennois (2,7). Marc
Vignal a rapproché ce début du premier mouvement de celui du
quatuor opus 77 n° 1 en sol majeur de Joseph
Haydn
(4,5). Le thème militaire
est clamé fortissimo
par les cordes, les trombones à l’unisson, les cors à l’unisson
par quatre, les trompettes. On arrive à un premier climax sonore
consistant en un rythme brutal des timbales et de la caisse claire
renforcées par une sonnerie de trompettes d'abord en la majeur puis
en la mineur. Le second thème est en contraste total avec ce qui
précède car il s’agit d’un choral diaphane murmuré par les
quatre flûtes et les hautbois pianissimo.
Le troisième thème en fa majeur incombe aux premiers violons
accompagnés par le tutti orchestral fortissimo.
Ce thème (l'épouse du héros ?) très lyrique est censé
représenter, selon Alma Mahler elle-même, le caractère exubérant
de la jeune épouse du compositeur. Ce thème est assez massif et sa sonorité
grasse me fait penser à l'opéra vériste.
Les
trois thèmes vont être travaillés, élaborés dans un
développement aux sonorités puissantes et souvent agressives. On
arrive au
point culminant du développement et d’ailleurs du mouvement. Il
s'agit d'un long passage pianissimo
extraordinaire
dans lequel les trois thèmes de l'exposition sont combinés. Le
thème Alma à la clarinette basse s’enfonce dans les profondeurs.
Ce thème est vraiment transfiguré, il devient, par une étrange
transmutation, due en partie à cet admirable instrument qu'est la
clarinette basse, incroyablement mystérieux. Le choral (deuxième
thème de l'exposition) est cette fois harmonisé par les huits cors
avec sourdines, tandis que des bribes du thème initial
méconnaissable sont confiés aux timbales et aux flûtes ; tout
cela pianissimo.
Le célesta très en dehors fait retentir des accords cristallins
étranges et dissonants tandis que les cordes avec sourdines émettent
des tremolos triple pianissimo
et que l’on entend au lointain des cloches de troupeaux. C’est
un des passages les plus visionnaires de toute l’œuvre de Mahler.
Un ineffable duo entre le premier cor et le violon solo figure
également dans ce développement véritablement exceptionnel.
La
réexposition est très condensée ce qui accroit, si c'était
possible, l'intensité de la musique. Le mouvement se conclut en la
majeur dans un climat d’exaltation effrayant et c’est finalement
le thème Alma qui a le dernier mot en concluant dans un raccourci
puissant. Ce mouvement par son architecture rigoureuse, sa
concentration et sa relative brièveté est un des plus beaux de
toute l'oeuvre symphonique de Mahler. L'alternance des tonalités de
la majeur et la mineur est la signature harmonique de ce mouvement,
comme Schubert l'avait déjà expérimenté dans son quatuor n° 15 en sol
majeur (6).
Alma Mahler en 1899, photographie anonyme |
Scherzo
Wuchtig
3/8 la mineur. Le scherzo proprement dit est essentiellement
construit sur un thème rythmique et possède un caractère mordant
et torturé auquel le xylophone donne un côté également
sardonique. Un motif moqueur consistant en un arpège ascendant en
triples croches parcourt le morceau. Le trio en fa majeur désigné
grazioso
apporte une détente et donne aux bois le rôle principal. Joseph
Haydn
n’est pas loin dans ce trio au caractère pastoral. Le scherzo
reprend de plus belle et les gros cuivres, notamment le tuba qui a
quelques solos, s’en donnent à cœur joie. Retour du trio plus
agité et plus inquiet que la première fois car des fragments du
diabolique scherzo s’infiltrent dans le trio. Retour du scherzo
plus brutal que jamais aboutissant à un terrible coup de tam-tam,
triple fortissimo,
climax dynamique du mouvement, sorte de fin du monde.. La coda donne
une conclusion impressionnante par son dépouillement. Le thème du
scherzo est enfin repris dans l’extrême grave par la clarinette
basse puis par le contrebasson et les timbales concluent avec
simplement deux notes fantomatiques. Le héros affronte des forces
démoniaques ; sa raison va-t-elle vaciller ?
Andante
moderato
en mi bémol majeur. Ce mouvement lent est aussi profond que les
trois autres mouvements mais il est bien plus calme. De structure
moitié rondo moitié variations, il s’apparente en ce qui concerne
la forme à maints mouvements de Joseph
Haydn.
Le refrain comporte un thème doux mais dont les altérations
confèrent un caractère inquiet et rêveur, ce refrain comporte
aussi deux courts motifs qui vont jouer un rôle essentiel dans la
suite du morceau. Le premier couplet en sol mineur commence par un
chant poignant du cor anglais. Le retour du refrain s’accompagne
d’une extension d’abord mystérieuse puis très dramatique dans
laquelle les deux motifs cités plus haut font l’objet d’un
premier développement. On passe en mi majeur et les cloches de
troupeaux créent une atmosphère alpestre. Le thème initial
revient dans le ton principal (mi bémol) et on arrive à un passage
appelé misterioso,
centre de gravité du mouvement, d’une délicatesse extrême basé
sur les deux motifs issus du premier thème: le cor dialogue avec la
harpe, les violons s’envolent vers les hauteurs les plus éthérées,
le tout triple pianissimo
tandis que le célesta forte égrène des accords. Le second couplet reprend le même thème que
celui présent dans le premier couplet mais dans la tonalité d'ut#
mineur. C’est maintenant l’orchestre au complet qui intervient
fortissimo
dans un épisode chromatique et dissonant avec force sonneries de
troupeaux. Dernier retour du refrain d’abord fortissimo
puis plus doucement, les violoncelles accompagnés par les cors avec
sourdines concluent pianissimo
tandis que le célesta et la harpe égrènent quelques notes qui se
perdent dans l'éther.
Le départ du troupeau pour l'alpage par Gustave Roux |
Le
finale Sostenuto
puis Allegro
moderato
et Allegro
energico
a fait couler beaucoup d’encre par ses dimensions inusitées (de 30
à 40 minutes !), ses interventions du Destin sous forme de trois
coups de marteau dans la version originale et son brutal accord final
de la mineur fortissimo
mettant fin à une mélopée accablée des gros cuivres. On y a vu
une pièce d’avant garde annonçant la fin de la tonalité…..En
ce qui me concerne je suis plus réservé sur l'audace harmonique et
le caractère novateur de ce mouvement. Richard Strauss, auteur dans
le même temps d'une Salomé bien plus disruptive, a reproché à ce
mouvement d'être trop bruyant.
Que
dire maintenant de la forme ! On a parlé de structure sonate
gigantesque. En fait un tel monument résiste à toute analyse bien
qu’il soit possible d’y voir quatre
sections chacune précédée d’une introduction.
Ces introductions qui contiennent l’essentiel du matériel
thématique, sont les parties les plus remarquables du mouvement,
elles commencent chaque fois par un pizzicato
fortissimo
des cordes graves, des arpèges de la harpe et du célesta, bientôt
rejoints par le tam-tam et un
thème ascendant puis descendant des cordes d’une tension extrême
produisant une sonorité fascinante, il y a ensuite des passages
impliquant des suites d'accords du célesta qui rappellent le
développement du premier mouvement. Dans ce schéma à quatre
sections précédées chacune d'une introduction, la première
section serait l’exposition, la seconde de loin la plus vaste, un
gigantesque développement, la troisième une réexposition et la
quatrième une coda mais cette distinction me semble artificielle
tant chaque section contient des thèmes, motifs formant un tout
organique. Au plan thématique ce finale reprend des éléments du
premier mouvement, en particulier, l'alternance la majeur, la mineur et un rythme des timbales et de la
caisse claire soutenu par les trompettes clamé au début
du premier mouvement et à plusieurs reprises lors du finale. On entend aussi tout au long du
finale un arpège ascendant caractéristique qui avait déjà
parcouru le scherzo. Enfin, le thème de choral intervenant dans le
finale est proche du second thème du premier mouvement. Tous ces
thèmes s'affrontent furieusement et évidemment le héros ne peut
sortir indemne, physiquement et moralement d'un tel combat.
La
coda du mouvement est saisissante, le tempo se ralentit
considérablement et le thème initial du mouvement dont nous avons
souligné l’intensité est devenu désespéré, il fait l’objet
d’un lugubre canon aux huit cors et au tuba et passe ensuite aux
quatre trombones dans leur registre grave, le dernier mot appartient
aux bassons pianissimo
dans un climat d’accablement et brutalement survient l’accord de
la mineur clamé triple fortissimo
par l’orchestre au complet. Le
Crépuscule du héros est grandiose.
Plutôt
que de relier cette œuvre à la vie de Gustav Mahler et de lui
donner un caractère anecdotique, je préfère l'entendre comme une
œuvre abstraite et apprécier sa beauté purement musicale ainsi que
sa remarquable unité, qualité majeure de cette symphonie comme le
souligne Henry-Louis De la Grange (2).
Pour
la discographie et une analyse musicologique de la symphonie, voir
les références 2 et 7.
- Cet article consacré aux enregistrements de la symphonie n°6 contient un texte de Henry-Louis de La Grange, musicologue ayant consacré sa vie à Gustav Mahler.
- http://en.wikipedia.org/wiki/Symphony_No._6_(Mahler)Le célesta, le xylophone et les cloches de troupeaux sont utilisés pour la première fois par Mahler dans une symphonie. Les cloches de troupeaux sont les derniers signes de vie qu'entend le promeneur solitaire gravissant un sommet alpestre. Le marteau devait symboliser le Destin. Mahler ne fut jamais satisfait par la sonorité de l'outil mis à la disposition du percussioniste.
- Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, pp. 1387-91.
- Marc Vignal, Gustave Mahler, Fayard (collection Solfèges), 1995.`
- Henry-Louis de La Grange, Gustav Mahler, vol.3, Vienna : Triumph and Desillusion (1904-1907), Oxford University Press, 1999.
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