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mardi 20 mai 2025

Giuditta de Franz Lehar à l'Opéra National du Rhin

© Photo Klara Beck,  Marcelin à la guitare, Giuditta, Octavio, un sous-officier


Giuditta, comédie en musique en cinq tableaux de Franz Lehar sur un livret de Paul Knepler et Fritz Löhner, a été créée à l’opéra de Vienne le 20 janvier 1934. Peu après une version française a été réalisée par André  Mauprey. C’est cette version qui a été représentée à l’Opéra National du Rhin le 15 mai 2025. Il s’agit d’une co-production de l’ONR avec l’Opéra de Lausanne.


Giuditta, une chanteuse, danseuse de cabaret ne supporte plus la compagnie de Manuel, un vieil homme amoureux. Séduite par le fringant Octavio, capitaine dans la Légion Etrangère, elle suit ce dernier au Maroc et tous deux filent le parfait amour. Octavio doit partir avec son corps d’armée pour une mission mais choisit de rester avec son amante. Son bras droit, le lieutenant Marcelin, le traitant de déserteur, Octavio quitte brutalement Giuditta, qui est désespérée. Cette dernière se produit dans un célèbre cabaret de Tanger et est entretenue par Lord Barrymore, un riche anglais. Démobilisé Octavio se retrouve pianiste dans un grand hôtel où il voit Giuditta au bras d’un grand aristocrate. Giuditta le reconnait et lui dévoile ses sentiments intacts mais il la repousse car, dit-il, il est désormais incapable d’aimer.


© Photo Klara Beck,  Anita et Séraphin


La mise en scène de Pierre-André Weitz, dense et fouillée, s’inspire en partie du film Morocco (1930) de Josef von Sternberg et évoque remarquablement les années 1930. Elle s’affranchit de ces influences en proposant un spectacle plein de trouvailles, spirituelles, amusantes, émouvantes et des gags loufoques. L’affiche de la Messagerie Maritime et la maquette du Champollion font rêver. La direction d’acteurs est optimale : dans une scène souvent surpeuplée, la visibilité des acteurs est toujours parfaite, ils sont à leur place, au bon endroit, et interviennent à bon escient. Pour obtenir ce résultat, Pierre-André Weitz a bénéficié des splendides éclairages de Bertrand Killy. La scène dans laquelle Giuditta placée sous la haute autorité de Neptune et entourée de Néréides, chante : « Dans l’océan des rêves… », est un chef-d’oeuvre de Music-hall. Très beaux costumes et parures de Pierre-André Weitz.


Au plan musical, Giuditta est-elle le chef-d’oeuvre qui nous est vanté ? J’en doute personnellement. L’oeuvre est ambitieuse. On voit bien que Lehar a bien écouté les opéras classiques contemporains, notamment ceux de Richard Strauss. Les harmonies parfois hardies et une très belle orchestration le suggèrent fortement. Malheureusement ces instants sont très brefs et on retombe très vite dans la gaudriole, les rengaines et des banalités. Le manque d’unité est flagrant et le mélange des genres, continu : opérette viennoise, harmonies orientales, mélodies espagnoles avec castagnettes, passages burlesques,  etc…Je ne comprends pas trop la comparaison faite de façon fréquente avec Giacomo Puccini. Ce dernier,  par l’unité qui règne dans ses grands opéras, la typicité et le souffle de ses mélodies, est aux antipodes de Lehar dans cette oeuvre. Au risque de choquer, je me permets une remarque supplémentaire : ayant dans l’oreille les principales mélodies de Giuditta en langue allemande, j’ai été surpris par l’emploi du français qui, à mon humble avis, gomme l’aspect viennois de cette musique. Reste cependant un livret remarquable et une conclusion très émouvante, de loin la meilleure partie de l’oeuvre à mon goût avec la fin du tableau 3, vraiment très dramatique.


© Photo Klara Beck,  Giuditta, Neptune et les Néréides

Le plateau vocal est excellent. Melody Louledjian servie par sa belle plastique, gratifie le public d’une interprétation très élaborée. En parfaite actrice de music-hall, elle chante, danse et évolue sur scène avec grâce, dynamisme et beaucoup d’engagement. Ici les performances vocales sont à mettre en relation avec la réalisation scénique et il convient de juger sa prestation à l'aune de cette dernière. L'ensemble est en tous points remarquable avec une belle interprétation de l’air célébrissime : « Sur ma lèvre se brûle ton coeur… ».

Le rôle d’Octavio est moins scénique mais comporte beaucoup de difficultés vocales avec des parties vocales très tendues. Thomas Bettinger s’est joué de ces difficultés et a livré une prestation saisissante avec une "O ma belle étoiled’anthologie. Magnifique duo d’Anita ( la pétillante Sandrine Buendia) et de Séraphin (le surdoué Sahy Ratia), deux artistes sympathiques, désopilants et constamment inspirés. Les autres protagonistes sont excellents notamment la remarquable basse Jaques Verzier (Jean Cévenol), le baryton Christophe Gay (Marcelin, Lord Barrymore) dont la voix a un beau timbre chaleureux, le baryton Nicolas Rivenq (Manuel), le ténor Rodolphe Briand (Le Maitre d’hôtel) et le baryton Pierre Lebon (Un chanteur de rue, un sous-officier). Les rôles parlés sont également très bien interprétés.


© Photo Klara Beck,  Giuditta Octavio

L’orchestration de Giuditta est très élaborée et donne la part belle aux bois. L’orchestre symphonique de Mulhouse a été excellent. J’ai apprécié les très beaux solos de flûtes, de clarinettes et un magnifique cor anglais. Les bois étaient souvent associés à la harpe et au célesta qui enrichissaient la petite harmonie de sonorité grisantes et féériques. Le chef Thomas Rösner connaît sur le bout de sa baguette cette musique et lui a donné un surplus d’expressivité aux passages les plus palpitants.

mercredi 14 mai 2025

Membra Jesu Nostri, Gli Incogniti et Voces Suaves

© Photo Philippe Woessner


Une oeuvre phare du 17ème siècle germanique

En 1680 quand l’oratorio M'ombra Jesu Nostri de Dietrich Buxtehude (1637-1707) voit le jour, le souvenir de la guerre de Trente Ans est encore présent dans les esprits. Cet effroyable cataclysme a causé la mort de la moitié de la population en Allemagne. Quand le traité de Westphalie est signé en 1648, la reprise économique est lente mais on assiste à une vigoureuse floraison d’activités culturelles dans lesquelles la musique tient une grande place. Des compositeurs comme Heinrich Scheidemann (1595-1663), Franz Tünder (1616-1667), Dietrich Becker (1623-1679), Johann Adam Reincken (1623-1722), Dietrich Buxtehude (1637-1707), Nikolaus Bruhns (1665-1697), Philipp Heinrich Erlebach (1657-1714) témoignent du foisonnement de l’activité musicale dans les villes allemandes et tout particulièrement dans celles de l’Allemagne du nord comme Hambourg et Lübeck. L’activité musicale du temps est étroitement associée à celle de la religion luthérienne et cela explique pourquoi presque tous les musiciens cités sont des organistes et se sont consacrés en priorité à la musique religieuse.


La plupart des pièces d’orgue, les œuvres chorales et même la musique instrumentale sont marqués par une inspiration sévère, imprégnée de religion. Le souvenir des affres de la guerre et des épidémies est encore vivace et il est normal que les compositeurs se soient réfugiés dans le sein rassurant de la foi dans l’espoir de voir la fin de leurs tourments et d’un au-delà plus clément. Cette couleur sombre assez spécifique de cette musique d’Allemagne du nord ne doit pas laisser croire que tous ces musiciens aient vécu en vase clos. Au contraire, ils se sont ouverts au monde extérieur et ont subi l’influence de pays étrangers notamment l’Italie et la France. C’est ainsi que les madrigaux de Claudio Monteverdi (1567-1663) ou de Domenico Mazzocchi (1592-1665) ou les motets, les messes et les oratorios de Giacomo Carissimi (1605-1674)) ont laissé des traces profondes dans la musique chorale d’Allemagne, tandis que des clavecinistes comme Louis Couperin (1626-1661) ou des luthistes comme François Dufaut (1604-1672) ont exercé une influence durable. Les compositeurs allemands précités ont en effet incorporé fréquemment les danses de la suite à la Française dans leur musique instrumentale.


En guise de prélude à ce concert de la 49ème saison de l’AMIA, Himawari Honda, étudiant de la Haute Ecole des Arts du Rhin, a joué avec beaucoup de musicalité le Praeludium en mi mineur BuxWV 142 de Buxtehude.


Chacune des sept cantates qui composent l’oratorio Membra Jesu Nostri est dédiée à une partie du corps de Jésus. Le plan des sept cantates est quasiment immuable. Chacune d’elle s’ouvre par une Sonata, une pièce instrumentale qui tient lieu d’ouverture. Suit un Concerto, pièce chorale faisant dialoguer toutes les voix dont le texte provient des Psaumes, du Cantique des Cantiques, de l’Ancien et du Nouveau Testament. On trouve ensuite trois sections qui consistent en airs pour un soliste ou bien plusieurs (les voix graves ou les voix aiguës par exemple). Les paroles de tous ces airs se trouvent dans un poème médiéval en strophes de cinq vers longtemps attribué à Bernard de Clairvaux (1090-1153). A part le texte relatif Au Côté, toujours attribué à ce dernier, et d’après des travaux récents, cinq parmi les autres parties du texte seraient l’œuvre d’Arnulf de Louvain (1200-1250), un moine cistercien. La cantate s’achève par un deuxième Concerto dont les paroles sont les mêmes que celles du premier.  Ce schéma se reproduit dans les six premières cantates. La septième cantate aboutit à un Amen qui, en même temps, sert de conclusion au cycle tout entier, scellant ainsi une œuvre dont l’unité est d’airain. Dans ces conditions il est peu probable que chacune des cantates ait pu servir indépendamment à une occasion donnée. Elles forment un tout qui justifie le terme d’oratorio utilisé plus haut au même titre que Les sept dernières paroles du Christ sur la croix, un texte très utilisé par les compositeurs de l’époque. La destination de Membra Jesu Nostri est très probablement la commémoration du Vendredi Saint qui marque le jour de la crucifixion et de la mort de Jésus-Christ.


© Photo Mylius, Eglise Sainte-Marie de Lübeck, Roland Meinecke, https://artlibre.org/licence/lal/en/ 


Chacune des cantates possède une personnalité qui lui est propre. La première dans la tonalité sombre d’ut mineur, Ad pedes, une des plus dramatiques, évoque la cruauté de la crucifixion. Les trois airs, pour la première soprano, la seconde et la basse, successivement, sont très expressifs et en même temps d’une grande beauté mélodique. La seconde cantate, Ad genua, est écrite dans la tonalité chaleureuse de mi bémol majeur. Elle débute par une introduction marquée in tremulo, en tremblant, qui évoque irrésistiblement l’air des Trembleurs dans la tragédie lyrique Isis de Jean-Baptiste Lully (1632-1688), et la scène du froid du Roi Arthur de Henry Purcell (1659-1695). Mis à part les tremblements du début, cette cantate représente un îlot de douceur et d’espérance. L’être vil, au cœur de pierre, espère être guéri par Celui qui a choisi de mourir pour lui et dont les genoux tremblent sous le poids de la Croix. Une ritournelle instrumentale séraphique jouée par les deux violons, encadre deux beaux airs pour ténor et pour alto. La troisième cantate, Ad Manus, en sol mineur, est une des plus sombres. Le texte insiste sur l’horreur du supplice infligé aux mains par des clous acérés ; grâce est demandée pour l’âme pécheresse repentante, lavée par le sang de la Croix. Les deux airs pour la première et la seconde soprano sont très expressifs et sont encadrés de ritournelles dramatiques des violons. Le trio qui suit pour les voix les plus graves (alto, ténor, basse) est particulièrement intense. La cantate s’achève avec un ensemble à cinq voix et un accompagnement orchestral véhément. La quatrième cantate Ad latus est écrite dans la tonalité grave et dévote de ré mineur. Elle est rythmiquement très variée en débutant en 6/4 avec des motifs de sicilienne. Plus loin on passe en 3/2, en 4/4 puis de nouveau en 6/4. Les airs sont confiés à la première soprano, au trio des trois voix graves puis à la deuxième soprano. La cinquième cantate, Ad pectus, est en la mineur. Le premier air est pour alto, le second pour ténor et le troisième pour la basse accompagnée par les deux violons. La sixième cantate, Ad cor en mi mineur est sans doute la plus dramatique des sept. Le caractère de gravité est accentué par l’absence des violons et la présence d’un consort de violes. Les deux premiers airs sont chantés successivement par les deux sopranos et le troisième, Viva cordis voce clamo, absolument poignant, est interprété par la basse et les deux sopranos ; ce dernier air est accompagné exceptionnellement par les violes de gambe. Avec la septième cantate, Ad faciem, on revient à la tonalité initiale d’ut mineur. Le premier air est confiée au trio des voix graves accompagnées par les deux violons. Le second est confiée à la voix d’alto. Un Amen vibrant clôt l’oratorio dans une exaltation mystique. Le dernier accord, une tierce picarde, confirme que l’espoir est au bout du chemin.


Beaucoup moins connue que les pièces pour orgue et les œuvres chorales, la production instrumentale de Buxtehude est loin d’être négligeable avec deux séries de sept sonates à 2 pour violon, basse de viole concertante et continuo ainsi qu’une dizaine de sonates à 2 ou 3, ces dernières étant écrites pour deux violons, basse de viole concertante et continuo. La Sonate à 3 en sol majeur BuxWV 271 débute par un fugato ; suit une pièce pour violon solo et continuo à caractère d’improvisation. Le mouvement central est appelée passacaglia. Au dessus d’un ostinato de la basse, surgit un thème admirable chanté successivement par les deux violons. Quand la basse de viole concertante reprend le thème, l’euphonie et la plénitude atteignent des sommets et on en a les larmes aux yeux, c’est un grand moment musical comparable aux ritournelles de la cantate Ad genua. Une nouvelle improvisation au violon et un deuxième fugato concluent cette composition très originale. La Sonate à 2 en la mineur BuxWV 272 ne fait pas partie des deux séries de sept citées plus haut et c’est une œuvre stylistiquement différente. Elle débute avec une grande Chaconne à quatre temps, basée sur un ostinato majestueux et expressif de quatre mesures répété vingt six fois par le violone et la basse du clavecin. Vingt six variations très inventives sont dessinées par le violon et la basse de viole concertante au dessus de la basse obstinée. Après un lento court et intense, le mouvement final est intitulé passacaglia et cette danse à trois temps est construite comme le premier mouvement mais avec un caractère très différent.


Membra Jesu Nostri a été chantée par Voces Suaves en formation de quintette vocal (deux sopranos, alto, ténor et basse). Il n’y a pas de doublures dans ces conditions et chaque voix peut s’exprimer au gré de son inspiration du moment sans être réduite au dénominateur commun d’un pupitre de chœur. La puissance sonore produite par les cinq chanteurs est largement suffisante au regard du volume et de l’acoustique de la salle. L’accompagnement (Gli Incogniti) comporte deux violons, deux basses de viole, un violone et le continuo (théorbe et clavecin ou orgue). Les basses de viole font généralement partie du continuo mais peuvent aussi fonctionner en consort de violes avec le violone comme c’est le cas dans la sixième cantate. D’emblée l’auditeur est sidéré par la voix d’une pureté cristalline et d’une projection exceptionnelle de Sara Jäggi qui navigue généralement dans les hauteurs les plus éthérées. La seconde soprano, Christina Boner, évolue dans le médium de sa tessiture, mettant en valeur un timbre de voix superbe et permettant une intense expressivité. Anne Bierwirth, alto, occupe, un cran plus bas, l’échelle sonore, elle chante soit seule soit associée au ténor et à la basse et sa voix chaleureuse donne beaucoup de plénitude aux tutti. Le ténor Zacharie Fogal impressionnait par la beauté du timbre de sa voix et son excellente projection. Joachim Höchbauer, basse, non seulement assurait l’assise harmonique du quintette vocal mais avait aussi un important rôle concertant avec quelques magnifiques solos.


L’interprétation par Amandine Beyer et les Incogniti des sonates instrumentales comme de l’oratorio Membra Jesu Nostri était pleinement convaincante. Les deux violonistes Amandine Beyer et Alba Roca m’ont impressionné ; j’ai adoré le son de leurs violons baroques, l’expressivité de leur jeu, le phrasé et l’articulation des thèmes musicaux. Le son n’est absolument pas vibré comme il se doit, mais de temps en temps, un flattement vient intensifier avec bonheur un affect au détour d’une phrase musicale. Les violistes Baldomero Barciela Varela et Leonardo Bortolotto ont tiré des sons merveilleux du ventre de leurs basses de viole et ont fait preuve d’une grande virtuosité dans les parties concertantes des deux sonates instrumentales. Nacho Laguna au théorbe a assuré au continuo et a joué un rôle très important dans les airs solistes de l’oratorio. C’est là qu’on touchait du doigt combien sont importantes les jolies notes de ce merveilleux instrument. Par sa puissance et son volume sonore, le violone de Filipa Meneses apportait avec beaucoup de talent toute la chair nécessaire au continuo. Anna Fontana au clavecin et à l’orgue assurait avec maestria l’assise harmonique de l’ensemble des chanteurs et des instruments. De son violon, Amandine Beyer dirigeait tout ce beau monde avec brio et imprimait le tempo giusto à toute l’équipe.


Par sa spiritualité et sa splendeur musicale, Membra Jesu Nostri est une œuvre phare du 17ème siècle germanique ; elle a été servie par des artistes d’exception.

vendredi 25 avril 2025

Bello tiempo passato par Antonio Florio et la Capella Neapolitana



Le plus ancien intermezzo napolitain connu à ce jour

Bello tiempo passato est un intermezzo comique tiré dIl disperato innocente, un drame héroï-comique de Francesco Antonio Boerio daprès un livret de Baldassare Pisani (1650- ? ), donné à Naples en 1673. La révision et la reconstruction du manuscrit ont été effectués par Antonio Florio. On ne sait presque rien sur Francesco Antonio Boerio dont les dates de naissances et de décès sont inconnues. Son unique opéra, Il disperato innocente a été donné les 11 et 12 février 2003 à lOpéra municipal de Clermont-Ferrand par Antonio Florio avec succès et une excellente critique dans Diapason ; malheureusement il ne reste aucune trace, à ma connaissance, de ces représentations.


Lhistoire des intermezzi comiques accompagnant un opéra seria, un mélodrame profane et même un opéra sacré, débute probablement à Venise à lorée du dix septième siècle. Lopéra alla veneziana arrive à Naples à partir de 1650. Dans ce genre triomphe Francesco Provenzale (1632-1704). Un bel exemple est La Colomba ferita, lhistoire de Sainte Rosalie, chef-d’œuvre lyrique de Provenzale complété par un intermède comique dans lequel figurent trois personnages emblématiques : le Napolitain, le Calabrais et un jeune garçon farceur qui se moque de ses deux aînés.


La partition manuscrite du Disperato innocente de Boerio, opéra représenté au théâtre San Bartolomeo en 1673, a survécu parmi les trésors de la mythique bibliothèque du Conservatoire San Pietro a Majella de Naples avec le titre de La Lisaura, du nom de la protagoniste principale. Le manuscrit accueille dans sa partie finale un prologue pour deux personnages, Micco con colascione et Cuosmo con violino, suivi par un intermède à quatre protagonistes : Calabrese, Napolitano, Ragazzo et Spagnolo. Ces deux parties étaient destinées à être insérées dans Il disperato innocente lors de lexécution de l’œuvre. Le caractère exceptionnel de ce manuscrit est daccueillir le plus antique intermezzo comique dopéra napolitain et peut-être de tout le répertoire de théâtre en musique du 17ème siècle. Lattribution à Boerio du prologue et de lintermède est peut-être à revoir. Un certain nombre darguments permettent aux musicologues de suggérer que Provenzale pourrait en fait être à lorigine de lintermezzo présent dans Il disperato innocente de Boerio.


© IISistemone - Conservatoire San Pietro a Majella, Napoli. Licence : https://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0/deed.en

Un élément comique majeur se trouve dans lutilisation de langues vernaculaires. Tandis que le Prologo est chanté par Micco et Cuosmo en langue napolitaine, les quatre protagonistes de lintermède sexpriment dans des langues différentes : Napolitano parle napolitain, Calabrese sexprime en calabrais, Ragazzo en italien (florentin) et Spagnuolo en espagnol mâtiné de napolitain et ditalien. Ce joyeux mélange linguistique, typique de la commedia dellarte, ne posait pas de problèmes au public de Naples qui était une ville cosmopolite. Le napolitain était la madrelingua dans toutes les classes sociales. La Calabre, région pauvre, étant très proche de la Campanie, beaucoup de calabrais venaient tenter leur chance à Naples, une des villes les plus riches de la péninsule à cette époque. Enfin Naples et une partie de lItalie du sud étant sous domination espagnole à partir de 1504 et jusquau Risorgimento au 19ème siècle, il était probable que le castillan était parlée par une partie de la population. Cette présence espagnole est encore perceptible dans le tracé et les noms des rues, quelques monuments et certaines traditions des quartiers espagnols (quartieri spagnoli) de Naples.


Dans les ruelles de la Naples espagnole du dix septième siècle, erre Calabrese qui se lamente car il meurt de faim. Surgit Napolitano, probablement un aubergiste qui veut profiter de la naïveté de l’étranger pour lui soutirer de largent en lui proposant des mets appétissants. Il est interrompu par Ragazzo, un adolescent qui veut samuser au dépens du vieux calabrais en lui faisant des farces. Il lui envoie un jet deau et prend la fuite suivi par le Calabrais au grand dam du Napolitain. Calabrese revient et Napolitano semble en mesure de le convaincre de consommer ses produits mais Ragazzo réapparaît en quête de nouvelles facéties. Les deux compères arrivent à neutraliser le garçon et vont enfin se concentrer sur leur affaire quand surgit un soldat espagnol qui effraye les deux comparses par ses rodomontades et les moulinets de son épée. Cachés sous une table et dabord terrorisés, les deux compères commencent à comprendre que lespagnol nest pas aussi invincible quil le prétend ; ils osent même se moquer de lui. On semble sorienter vers un combat quand survient Ragazzo qui se vante d’être un chasseur de gros gibier, il devient si audacieux que Spagnolo tente de le frapper avec son épée mais le garçon est plus véloce et contraint le soldat à une fuite honteuse. Le danger étant écarté, Napolitano et Calabrese reprennent leurs tractations mais lopération échoue car lavide aubergiste exige le paiement immédiat dune note particulièrement salée ; cest alors que réapparaît le garçon qui remet à sa place larrogant Napolitain, le contraint à lui rendre hommage… et à saluer le public car le spectacle est terminé.


Le recitar cantando est relativement peu important dans cette œuvre, on y entend surtout des arias accompagnées par une basse continue étoffée. Laria se termine souvent par un tutti dans lequel interviennent les deux violons. Des interludes instrumentaux permettent de passer dune scène à lautre ; quelques uns sont mimés par les acteurs. Les plus remarquables sont les deux tarentelles et les deux passacailles. Ces quatre pièces donnent lieu à de beaux solos darchiluth, de théorbe, de colascione (ou colachon, grand théorbe napolitain) et de guitare espagnole, elles sont souvent dansées par les protagonistes. Parmi les plus beaux passages, jai sélectionné : le prologue dans son ensemble (pistes 1 et 2), la superbe aria de Napolitano (piste 4), Vi como voglio fa, dont les strophes sont accompagnées par larchiluth et le continuo avec beaucoup de variété. Plus loin Ragazzo chante un air très charmant (piste 7), Oh che gusto, poter di Bacco, Spagnolo entre à son tour en scène et chante une mélodie au caractère syncopé (piste 13), Pues, yo soy aquel famoso, accompagné par la guitare espagnole. Ragazzo est très séduisant dans son air délicieux, Or via su la difesa (piste 19).


© Studio AVIE - Matera.  De gauche à droite : Calabrese, Spagnolo, Napulitano, Ragazzo


Napolitano arbore le costume de Pulecenella (Pulcinella, qui a donné notre Polichinelle), personnage emblématique de Naples et de la commedia dellarte. Il est interprété magistralement par Pino de Vittorio, un ténor rompu aux rôles de la comédie italienne. Il fut déjà un émouvant Pulecenella (sous le nom de Giuseppe de Vittorio) dans le savoureux Pulcinella vendicato nel ritorno di Marechiaro de Giovanni Paisiello (1740-1816) chanté presquexclusivement en napolitain, ainsi quun Mafaro remarqué dans Il disperato innocente de Boerio donné à lOpéra municipal de Clermont-Ferrand en 2003. Calabrese porte un costume de gentilhomme, il est interprété par Giuseppe Naviglio, baryton à la belle voix bien projetée et la belle diction, inoubliable Coviello, dans le chef d’œuvre cité plus haut de Paisiello et excellent mage dans lopéra de Boerio. Le soldat espagnol vêtu dun costume aux brillantes couleurs, est incarné avec beaucoup dengagement par Rosario Totaro, ténor, précédemment don Camillo dans la comédie de Paisiello et enfin le rôle du garçon est joué par Olga Cafiero, soprano dont le beau costume bleu, le bonnet noir surmonté dun plumet rouge et la voix fraîche et agile apportent une gaité et une santé bienvenues face aux évolutions grotesques et quelque peu ridicules des gentilshommes. Antonio Florio dirige la Capella Neapolitana (anciennement Capella deTurchini) avec son souci de lauthenticité et sa recherche du son historiquement informé qui est sa marque de fabrique.


Lintermezzo Bello Tiempo passato, par son caractère typique de la commedia dellarte et la beauté de sa musique, saura plaire à tous, y compris les auditeurs qui ne connaissent pas litalien ou a fortiori le napolitain ou le calabrais. Ceux qui comprennent et peut-être parlent ces idiomes seront ravis par les nombreuses touches humoristiques dont ils saisiront la finesse et surtout seront profondément émus par la vérité des sentiments exprimés. J’aurais cependant préféré que les artisans de cette remarquable gravure publient le livret de cet intermezzo. Mais ne boudons pas notre plaisir ! Désormais un pan essentiel de la culture napolitaine est gravée dans le marbre grâce à ce merveilleux DVD.

jeudi 24 avril 2025

Les quatre saisons de Joseph Bodin de Boismortier

Le Printemps, François Boucher (1707-1770)

 

Les Quatre Saisons de Joseph Bodin de Boismortier (1689-1755) est un cycle de cantates à voix seule et avec symphonie sur un livret anonyme ; elles ont été publiées pour la première fois chez Boivin en 1724. La première cantate, Le Printemps, est dédiée à Louise-Bénédicte de Bourbon, duchesse du Maine (1676-1753) et il est probable que les trois autres ont la même dédicataire. Cette dernière tient salon dans son château de Sceaux où elle accueille les artistes et les écrivains de l’époque. En 1724, le roi Louis XV a désormais quatorze ans, il a atteint sa majorité et a été sacré et couronné l’année précédente. La Régence est donc terminée mais c’est encore le duc Louis-Henri de Bourbon, prince de Condé,  puis le cardinal de Fleury, qui tiennent les rènes du pouvoir en attendant que le roi puisse exercer une royauté pleine et entière ce qui n’arrivera pas avant 1743. 

L’agriculture devient progressivement une préoccupation majeure et la société dans son ensemble s’intéresse au rythme des saisons et aux activités agricoles qui leur sont associées. A cette époque, comme il est dit avec humour dans la notice de ce disque, la France est peuplée de «  bergers qui, c’est bien connu, n’ont rien d’autre à faire que…. conter fleurette aux bergères » c’est du moins ce que nous montrent généreusement la peinture, la musique, les tapisseries…, arts en pleine expansion durant le règne de Louis le Bien Aimé. Toutefois dans cette bergerie du 18 ème siècle naissant, on était bien conscient que la vie des hommes était tributaire des aléas du climat et la société dans son ensemble avait en mémoire les catastrophes climatiques de la fin du règne de Louis XIV et les famines meurtrières qui en avaient résulté. 


L'été, François Boucher (1707-1770)

Cette préoccupation est palpable dans les quatre cantates présentes et une touche d’inquiétude apparaît souvent au détour d’un vers dans les beaux poèmes anonymes et bien sûr dans la musique de Boismortier. Ainsi l’ambiance frivole et galante qui triomphe dans la cantate Le Printemps, est assombrie par l’évocation de la tragique et cruelle histoire du viol de Philomèle par l’époux de sa soeur Progné. Avec L’Eté, le poète et le musicien ont recherché à provoquer un effet de contraste avec ce qui précède. Cette cantate débute en la mineur avec un récitatif dramatique qui décrit, avec un caractère prémonitoire stupéfiant, un enfer climatique avec son lot de cultures desséchées et d’incendies dévastateurs. Suit un air très expressif dans lequel le poète supplie le Soleil de cesser de briller. Plus loin, grâce est quand même rendue à l’astre radieux, seigneur des moissons. On peut remarquer qu’à la même époque Antonio Vivaldi (1678-1741) et, à l’aube du romantisme, Joseph Haydn (1732-1809), avaient écrits des pages sombres et dramatiques à propos de l’Eté dans les odes à la nature que sont respectivement Les quatre saisons et l’oratorio Les Saisons. L’Automne est comme on peut s’y attendre, un hymne à Bacchus. La culture de la vigne, plus développée à l’époque de Boismortier que de nos jours, s’étendait jusqu’en Bretagne et en région parisienne et chaque paysan avait son carré de vignes. « Phyllis n’a plus d’appâts à côté du jus divin de la treille », excuse banale pour le berger abandonné par sa bergère qui noie son chagrin dans le vin. Deux fois plus long que les autres cantates, L’Hiver frappe par ses contrastes. L’oeuvre débute par une description apocalyptique des malheurs de l’hiver, «  Les vents brisent leurs chaines, Quel fracas ! Quelle horreur ! », comparable à ceux de la guerre, comparaison prémonitoire puique l’année suivant la création du cycle, le grain commence à manquer et le prix du pain augmente de façon dramatique du fait de tornades dévastatrices. Le poète supplie alors le plus puissant des dieux de faire cesser les malheurs qui désolent la terre. La fin de la cantate tient lieu d’épilogue pour le cycle entier. Après une récapitulation des saisons, l’air final exorte les mortels de profiter pleinement des trois belles saisons à venir. En définitive, cette oeuvre conçue au départ pour plaire et charmer, est bien plus profonde qu’il n’y paraît.


L'Automne, François Boucher (1707-1770)

Au plan strictement musical, Boismortier est l’héritier de Jean-Baptiste Lully (1632-1687) et plus généralement du style français classique ; il n’est pourtant pas imperméable à la musique italienne dont il adopte certains aspects et procédés comme l’aria da capo. Plusieurs airs revêtent en effet la structure ABA’ dans laquelle la section A est précédée d’une ritournelle orchestrale et la partie A’ est plus ou moins variée et enrichie d’ornements et de vocalises.


L'Hiver, François Boucher (1707-1770)

Sarah Charles, soprano, la soliste de la cantate Le Printemps. possède une voix agile au timbre acidulé très séduisant. Elle donne beaucoup de relief à chacun des airs et est irrésistible dans la délicieuse sicilienne, Venez sous ce feuillage (2) dans laquelle intervient le ravissant traverso de Marta Gawlas . Plus loin, L’amour ordonne la fête (4), est l’unique rondeau de l’oeuvre entière et on attend avec impatience le retour du charment refrain tandis que la chanteuse nous enchante par ses vocalises.

Dans l’Eté, Enguerrand de Hys, ténor, donne beaucoup de puissance expressive à l’air sublime O, toi qui répand l’abondance (9). Cet air débute par une magnifique introduction à la basse de viole de Natalia Timofeeva puis le chanteur déroule une mélopée plaintive très émouvante. On ne peut qu’admirer la diction superlative et le timbre séduisant de ce ténor. A noter que dans cet air chacune des sections est précédée d’une ritournelle indépendante comme dans l’aria da capo. Plus loin, après une longue introduction à la basse de viole, l’air, Moissonnez ces fertiles plaines (11), est très dynamique et nerveux mais évolue dans une ambiance inquiète.

Avec l’Automne, Marc Mauillon pouvait étaler toutes les facettes de son art. Dans l’air Chantons, dansons, Bacchus va combler vos désirs (16), le baryténor fascine grâce au timbre inimitable de sa voix et son admirable diction.  Changement d’atmosphère avec l’air mélancolique, Coule, coule dans nos veines (18), accompagné par la flûte langoureuse et le théorbe enchanteur de Léa Masson. La structure de l’air est de type ABA’ et chaque section est précédée d’une jolie ritournelle comme dans l’aria da capo.

Dans l’Hiver, Lili Aymonino attire l’attention avec sa voix au timbre très brillant rehaussé par un léger vibrato. L’air Charmants zéphirs (22) est intense et la soprano lui donne un tour très séduisant. L’accompagnement est très raffiné avec un théorbe qui égrène de belles notes pures. Plus loin on remarque un bel arioso très français, Mais au milieu de tant d’alarmes (23), sur une basse obstinée de chaconne. L’air, Souverain maître du tonnerre (26), est peut-être le sommet de tout le cycle par son caractère intensément expressif. C’est une sarabande dont l’écriture polyphonique met en jeu une basse de viole concertante opérant dans le suraigu et formant avec le traverso et la voix magnifique de la soprano de subtils aggrégats harmoniques. Enfin le dernier air, Enfin Borée arrive met en jeu la symphonie toute entière dans laquelle se distinguent les deux violons enchanteurs de Koji Yoda et Akane Hagigara ainsi que les vocalises et mélismes aériens de la soprano..

Avec sa connaissance approfondie du répertoire baroque, Chloé de Guillebon assure au clavecin la basse continue avec sensibilité et raffinement et en même temps dirige avec brio l’orchestre de l’Opéra Royal et les chanteurs.


Cette ode à la nature est une pièce maitresse de l’art français. Chloé de Guillebon, les chanteurs et l’orchestre de l’Opéra Royal en donnent une interprétation admirable. La présentation de ce CD labellisé Château de Versailles Spectacles est impeccable. A l’intérieur de la notice, quatre magnifiques peintures de François Boucher (1703-1770) illustrent idéalement ce superbe album.