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© Photo Philippe Woessner |
Une oeuvre phare du 17ème siècle germanique
En 1680 quand l’oratorio M'ombra Jesu Nostri de Dietrich Buxtehude (1637-1707) voit le jour, le souvenir de la guerre de Trente Ans est encore présent dans les esprits. Cet effroyable cataclysme a causé la mort de la moitié de la population en Allemagne. Quand le traité de Westphalie est signé en 1648, la reprise économique est lente mais on assiste à une vigoureuse floraison d’activités culturelles dans lesquelles la musique tient une grande place. Des compositeurs comme Heinrich Scheidemann (1595-1663), Franz Tünder (1616-1667), Dietrich Becker (1623-1679), Johann Adam Reincken (1623-1722), Dietrich Buxtehude (1637-1707), Nikolaus Bruhns (1665-1697), Philipp Heinrich Erlebach (1657-1714) témoignent du foisonnement de l’activité musicale dans les villes allemandes et tout particulièrement dans celles de l’Allemagne du nord comme Hambourg et Lübeck. L’activité musicale du temps est étroitement associée à celle de la religion luthérienne et cela explique pourquoi presque tous les musiciens cités sont des organistes et se sont consacrés en priorité à la musique religieuse.
La plupart des pièces d’orgue, les œuvres chorales et même la musique instrumentale sont marqués par une inspiration sévère, imprégnée de religion. Le souvenir des affres de la guerre et des épidémies est encore vivace et il est normal que les compositeurs se soient réfugiés dans le sein rassurant de la foi dans l’espoir de voir la fin de leurs tourments et d’un au-delà plus clément. Cette couleur sombre assez spécifique de cette musique d’Allemagne du nord ne doit pas laisser croire que tous ces musiciens aient vécu en vase clos. Au contraire, ils se sont ouverts au monde extérieur et ont subi l’influence de pays étrangers notamment l’Italie et la France. C’est ainsi que les madrigaux de Claudio Monteverdi (1567-1663) ou de Domenico Mazzocchi (1592-1665) ou les motets, les messes et les oratorios de Giacomo Carissimi (1605-1674)) ont laissé des traces profondes dans la musique chorale d’Allemagne, tandis que des clavecinistes comme Louis Couperin (1626-1661) ou des luthistes comme François Dufaut (1604-1672) ont exercé une influence durable. Les compositeurs allemands précités ont en effet incorporé fréquemment les danses de la suite à la Française dans leur musique instrumentale.
En guise de prélude à ce concert de la 49ème saison de l’AMIA, Himawari Honda, étudiant de la Haute Ecole des Arts du Rhin, a joué avec beaucoup de musicalité le Praeludium en mi mineur BuxWV 142 de Buxtehude.
Chacune des sept cantates qui composent l’oratorio Membra Jesu Nostri est dédiée à une partie du corps de Jésus. Le plan des sept cantates est quasiment immuable. Chacune d’elle s’ouvre par une Sonata, une pièce instrumentale qui tient lieu d’ouverture. Suit un Concerto, pièce chorale faisant dialoguer toutes les voix dont le texte provient des Psaumes, du Cantique des Cantiques, de l’Ancien et du Nouveau Testament. On trouve ensuite trois sections qui consistent en airs pour un soliste ou bien plusieurs (les voix graves ou les voix aiguës par exemple). Les paroles de tous ces airs se trouvent dans un poème médiéval en strophes de cinq vers longtemps attribué à Bernard de Clairvaux (1090-1153). A part le texte relatif Au Côté, toujours attribué à ce dernier, et d’après des travaux récents, cinq parmi les autres parties du texte seraient l’œuvre d’Arnulf de Louvain (1200-1250), un moine cistercien. La cantate s’achève par un deuxième Concerto dont les paroles sont les mêmes que celles du premier. Ce schéma se reproduit dans les six premières cantates. La septième cantate aboutit à un Amen qui, en même temps, sert de conclusion au cycle tout entier, scellant ainsi une œuvre dont l’unité est d’airain. Dans ces conditions il est peu probable que chacune des cantates ait pu servir indépendamment à une occasion donnée. Elles forment un tout qui justifie le terme d’oratorio utilisé plus haut au même titre que Les sept dernières paroles du Christ sur la croix, un texte très utilisé par les compositeurs de l’époque. La destination de Membra Jesu Nostri est très probablement la commémoration du Vendredi Saint qui marque le jour de la crucifixion et de la mort de Jésus-Christ.
Chacune des cantates possède une personnalité qui lui est propre. La première dans la tonalité sombre d’ut mineur, Ad pedes, une des plus dramatiques, évoque la cruauté de la crucifixion. Les trois airs, pour la première soprano, la seconde et la basse, successivement, sont très expressifs et en même temps d’une grande beauté mélodique. La seconde cantate, Ad genua, est écrite dans la tonalité chaleureuse de mi bémol majeur. Elle débute par une introduction marquée in tremulo, en tremblant, qui évoque irrésistiblement l’air des Trembleurs dans la tragédie lyrique Isis de Jean-Baptiste Lully (1632-1688), et la scène du froid du Roi Arthur de Henry Purcell (1659-1695). Mis à part les tremblements du début, cette cantate représente un îlot de douceur et d’espérance. L’être vil, au cœur de pierre, espère être guéri par Celui qui a choisi de mourir pour lui et dont les genoux tremblent sous le poids de la Croix. Une ritournelle instrumentale séraphique jouée par les deux violons, encadre deux beaux airs pour ténor et pour alto. La troisième cantate, Ad Manus, en sol mineur, est une des plus sombres. Le texte insiste sur l’horreur du supplice infligé aux mains par des clous acérés ; grâce est demandée pour l’âme pécheresse repentante, lavée par le sang de la Croix. Les deux airs pour la première et la seconde soprano sont très expressifs et sont encadrés de ritournelles dramatiques des violons. Le trio qui suit pour les voix les plus graves (alto, ténor, basse) est particulièrement intense. La cantate s’achève avec un ensemble à cinq voix et un accompagnement orchestral véhément. La quatrième cantate Ad latus est écrite dans la tonalité grave et dévote de ré mineur. Elle est rythmiquement très variée en débutant en 6/4 avec des motifs de sicilienne. Plus loin on passe en 3/2, en 4/4 puis de nouveau en 6/4. Les airs sont confiés à la première soprano, au trio des trois voix graves puis à la deuxième soprano. La cinquième cantate, Ad pectus, est en la mineur. Le premier air est pour alto, le second pour ténor et le troisième pour la basse accompagnée par les deux violons. La sixième cantate, Ad cor en mi mineur est sans doute la plus dramatique des sept. Le caractère de gravité est accentué par l’absence des violons et la présence d’un consort de violes. Les deux premiers airs sont chantés successivement par les deux sopranos et le troisième, Viva cordis voce clamo, absolument poignant, est interprété par la basse et les deux sopranos ; ce dernier air est accompagné exceptionnellement par les violes de gambe. Avec la septième cantate, Ad faciem, on revient à la tonalité initiale d’ut mineur. Le premier air est confiée au trio des voix graves accompagnées par les deux violons. Le second est confiée à la voix d’alto. Un Amen vibrant clôt l’oratorio dans une exaltation mystique. Le dernier accord, une tierce picarde, confirme que l’espoir est au bout du chemin.
Beaucoup moins connue que les pièces pour orgue et les œuvres chorales, la production instrumentale de Buxtehude est loin d’être négligeable avec deux séries de sept sonates à 2 pour violon, basse de viole concertante et continuo ainsi qu’une dizaine de sonates à 2 ou 3, ces dernières étant écrites pour deux violons, basse de viole concertante et continuo. La Sonate à 3 en sol majeur BuxWV 271 débute par un fugato ; suit une pièce pour violon solo et continuo à caractère d’improvisation. Le mouvement central est appelée passacaglia. Au dessus d’un ostinato de la basse, surgit un thème admirable chanté successivement par les deux violons. Quand la basse de viole concertante reprend le thème, l’euphonie et la plénitude atteignent des sommets et on en a les larmes aux yeux, c’est un grand moment musical comparable aux ritournelles de la cantate Ad genua. Une nouvelle improvisation au violon et un deuxième fugato concluent cette composition très originale. La Sonate à 2 en la mineur BuxWV 272 ne fait pas partie des deux séries de sept citées plus haut et c’est une œuvre stylistiquement différente. Elle débute avec une grande Chaconne à quatre temps, basée sur un ostinato majestueux et expressif de quatre mesures répété vingt six fois par le violone et la basse du clavecin. Vingt six variations très inventives sont dessinées par le violon et la basse de viole concertante au dessus de la basse obstinée. Après un lento court et intense, le mouvement final est intitulé passacaglia et cette danse à trois temps est construite comme le premier mouvement mais avec un caractère très différent.
Membra Jesu Nostri a été chantée par Voces Suaves en formation de quintette vocal (deux sopranos, alto, ténor et basse). Il n’y a pas de doublures dans ces conditions et chaque voix peut s’exprimer au gré de son inspiration du moment sans être réduite au dénominateur commun d’un pupitre de chœur. La puissance sonore produite par les cinq chanteurs est largement suffisante au regard du volume et de l’acoustique de la salle. L’accompagnement (Gli Incogniti) comporte deux violons, deux basses de viole, un violone et le continuo (théorbe et clavecin ou orgue). Les basses de viole font généralement partie du continuo mais peuvent aussi fonctionner en consort de violes avec le violone comme c’est le cas dans la sixième cantate. D’emblée l’auditeur est sidéré par la voix d’une pureté cristalline et d’une projection exceptionnelle de Sara Jäggi qui navigue généralement dans les hauteurs les plus éthérées. La seconde soprano, Christina Boner, évolue dans le médium de sa tessiture, mettant en valeur un timbre de voix superbe et permettant une intense expressivité. Anne Bierwirth, alto, occupe, un cran plus bas, l’échelle sonore, elle chante soit seule soit associée au ténor et à la basse et sa voix chaleureuse donne beaucoup de plénitude aux tutti. Le ténor Zacharie Fogal impressionnait par la beauté du timbre de sa voix et son excellente projection. Joachim Höchbauer, basse, non seulement assurait l’assise harmonique du quintette vocal mais avait aussi un important rôle concertant avec quelques magnifiques solos.
L’interprétation par Amandine Beyer et les Incogniti des sonates instrumentales comme de l’oratorio Membra Jesu Nostri était pleinement convaincante. Les deux violonistes Amandine Beyer et Alba Roca m’ont impressionné ; j’ai adoré le son de leurs violons baroques, l’expressivité de leur jeu, le phrasé et l’articulation des thèmes musicaux. Le son n’est absolument pas vibré comme il se doit, mais de temps en temps, un flattement vient intensifier avec bonheur un affect au détour d’une phrase musicale. Les violistes Baldomero Barciela Varela et Leonardo Bortolotto ont tiré des sons merveilleux du ventre de leurs basses de viole et ont fait preuve d’une grande virtuosité dans les parties concertantes des deux sonates instrumentales. Nacho Laguna au théorbe a assuré au continuo et a joué un rôle très important dans les airs solistes de l’oratorio. C’est là qu’on touchait du doigt combien sont importantes les jolies notes de ce merveilleux instrument. Par sa puissance et son volume sonore, le violone de Filipa Meneses apportait avec beaucoup de talent toute la chair nécessaire au continuo. Anna Fontana au clavecin et à l’orgue assurait avec maestria l’assise harmonique de l’ensemble des chanteurs et des instruments. De son violon, Amandine Beyer dirigeait tout ce beau monde avec brio et imprimait le tempo giusto à toute l’équipe.
Par sa spiritualité et sa splendeur musicale, Membra Jesu Nostri est une œuvre phare du 17ème siècle germanique ; elle a été servie par des artistes d’exception.