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mardi 17 décembre 2024

Haydn 2032 - volume 1 - La Passione



Le programme de ce premier volume du projet Haydn 2032, une intégrale des 107 symphonies de Joseph Haydn (1732-1809), est très séduisant avec deux magnifiques symphonies Sturm und Drang, les n° 39 et 49 (La Passione). Le choix de la symphonie n° 1 s’imposait évidemment pour ouvrir ce projet ambitieux. Ce programme est complété par Don Juan ou le Festin de Pierre, ballet pantomime de Christoph Willibald Gluck (1714-1787), une oeuvre composée en 1761, contemporaine des trois symphonies. Giovanni Antonini est à la tête d’Il giardino armonico, un orchestre composé de virtuoses jouant sur instruments d’époque.. 

Roger de la Fresnaye (1885-1925), Homme assis (1914), Rouen, musée des Beaux-Arts

Symphonie n° 1 en ré majeur, Hob I.1

Datée de 1757, la symphonie n° 1 serait la première composée par Joseph Haydn bien que d'autres symphonies parmi la vingtaine écrites avant 1761, date d'installation de Haydn à Eisenstadt au service du Prince Eszterhazy, puissent revendiquer ce privilège. Comme beaucoup de symphonies de cette époque, elle est en trois mouvements à la manière d'une ouverture d'opéra italien (1). Toutefois la dimension opératique me semble absente du contenu de l'oeuvre, plus autrichienne qu'italienne. En tout état de cause, cette symphonie constitue un magnifique portique pour entrer dans l'univers du compositeur. 


L'impressionnant crescendo qui ouvre le premier mouvement Presto 4/4 de l'oeuvre et aboutit à un fortissimo de tout l'orchestre, est peut-être unique dans toutes ses symphonies. Après un premier thème aussi brillant et extraverti, le second thème dans le mode mineur, comme c'est souvent le cas dans ces symphonies pre-Eisenstadt, est au contraire très discret. A la fin du développement les cors interviennent fortissimo et marquent le point culminant du morceau.


L'andante en sol inaugure une série de mouvements, nombreux dans les symphonies de "jeunesse", basés sur un rythme de marche lente. Ce remarquable mouvement est basé sur un thème unique débutant par l'accord parfait de sol majeur. Ce motif sera répété constamment pendant tout le morceau dans des tonalités et des arrangements instrumentaux différents. Les cors et les hautbois fort actifs dans le premier mouvements se taisent ici et ce paisible mouvement acquiert une intimité qui le rapproche de la musique de chambre. Si le premier violons jouent le plus souvent la mélodie, on note de belles imitations à l’italienne entre premiers et seconds violons.


Le presto final 3/8 est remarquable par les appogiatures narquoises de son thème principal qui apportent une pointe d'humour typiquement "haydnienne" ainsi que les oppositions entre quatuor à cordes et tutti.


La conquête de l'air (1913) New York, Museum of Modern Art

Symphonie n° 39 en sol mineur, Tempesta di mare, Hob I.39.

La symphonie n° 39 en sol mineur date probablement de l'année 1767. Deuxième symphonie écrite dans un ton mineur après la symphonie en ré mineur n° 34 de l'année précédente, c'est la première symphonie typiquement "Sturm und Drang" de Joseph Haydn. Les caractéristiques des oeuvres correspondant à ce mouvement artistiques ont été développés ailleurs (2) et peuvent être résumés comme suit: fréquence du mode mineur, coupe en quatre mouvements, poids du finale équivalent à celui du premier mouvement, grands gestes dramatiques, grands intervalles, rythmes féroces, instrumentation réduite au strict minimum, etc. La symphonie n° 39 en sol mineur possède toutes ces caractéristiques au plus haut degré. Elle est écrite pour le quintette à cordes, deux hautbois, deux cors alto en si bémol et deux cors en sol. On dit souvent qu'elle aurait inspiré la symphonie n° 25 en sol mineur KV 183 de Wolfgang Mozart de 1773 et une symphonie en sol mineur de Johann Baptist Vanhal de 1771 (3) qui ont la même instrumentation avec deux hautbois et quatre cors. 


Le premier mouvement, Allegro assai, 4/4 est construit sur un seul thème. Ce dernier presqu'entièrement en croches possède une énergie interne impressionnante. Ce thème m’évoque, bien plus que le début de la symphonie n° 25 en sol mineur de Wolfgang Mozart que l'on cite fréquemment à son propos, celui du quintette en sol mineur KV 516 du même compositeur. Les deux oeuvres débutent toutes les deux par un thème en croches accompagné par des batteries de croches. Il semble cependant douteux qu'en 1787, Mozart ait eu dans l'oreille une symphonie composée vingt années auparavant. Les deux parties du thème sont séparés par quatre temps de silence ce qui augmente encore le côté dramatique de ce début. A la place d'un second thème c'est une variante du premier thème qui revient en si bémol majeur: le début d'abord identique au thème initial est suivi d'une énergique gamme descendante de doubles croches, un troisième énoncé du thème en si bémol majeur est suivi d'un canon très serré entre les violons, les altos et les basses. Les termes exposition, développement et ré-exposition ne signifient pas grand chose dans un mouvement où l'élaboration thématique est permanente et le développement perpétuel. La ré-exposition est génialement refondue et amène la tension à son comble. Ce mouvement est à la fois un des plus rigoureusement construit et un des plus intenses de tout Haydn. 


L'andante en mi bémol 3/8 est écrit pour les cordes seules comme dans maintes symphonies pré-Esterhazy. Cet andante est très léger et contraste vivement avec les mouvements environnants. C'est toutefois un morceau très agréable qui apporte une bienfaisante détente après la tension du premier mouvement.


Menuetto. Premier menuet dans le mode mineur dans une symphonie de Haydn, on y retrouve le climat dramatique du premier mouvement mais ici le ton est plus stable et posé.


Les finales au rythme 3/8 qui terminaient joyeusement les symphonies pré-Eisenstadt sont du domaine du passé. Le finale Allegro di molto 4/4 qui termine la symphonie n° 39 a un poids et une signification musicale égale à celle du premier mouvement. Le caractère Sturm und Drang est particulièrement accusé dans ce finale qui débute par un puissant accord des quatre cors suivi par un arpège descendant de sol mineur et de grands intervalles des violons. On note également les vigoureux accords sabrés par tout l'orchestre dans le développement et lors de la réexposition (4). Tout ce finale a un côté quasi frénétique et se termine comme il avait commencé par un violent accord de sol mineur. La plupart des oeuvres commencées dans le mode mineur entre 1767 et 1773 se terminent en mineur. Par la suite, beaucoup d'oeuvres commencées en mineur se termineront dans le mode majeur à quelques exceptions près hautement significatives: Orfeo ed Euridice (1791), sonate en si mineur Hob XVI.32 (1776) et variations en fa mineur Hob XVII.6 (1793).


Artillerie (1911), New York Museum of Modern Art

Symphonie n° 49 en fa mineur, La Passione, Hob I.49

La symphonie n° 49, La Passione, composée par Joseph Haydn en 1768, possède toutes les caractéristiques de la symphonie d'église définies par Marc Vignal (5) et que nous résumons encore ici: 

-quatre mouvements dans la même tonalité; -le premier mouvement est un adagio solennel ; le second, généralement un allegro d'une grande énergie ; -sans être strictement religieux, le contenu est plus grave que dans une symphonie ordinaire.  En outre, la tonalité chère à Haydn de fa mineur, donne à cette symphonie une couleur particulièrement sombre. 


Dernière symphonie d'église composée par Haydn après les n° 5 en la majeur, n° 11 en mi bémol majeur, n° 15 en ut majeur, n° 18 en sol majeur, n° 21 en la majeur, n° 22 en mi bémol majeur Le Philosophe, la n° 49 en fa mineur La Passione est indiscutablement la plus typique, la plus développée et la plus puissante de toutes, elle compte parmi les grands chefs-d'oeuvre symphoniques de Haydn. L'instrumentation avec le quintette à cordes, deux hautbois et deux cors est particulièrement réduite comme c'est le cas de toutes les symphonies de la période que nous étudions. Le nom La Passione ne provient pas de Haydn, il fut donné en 1790 à l'occasion d'une exécution de l'oeuvre pendant la Semaine Sainte à Schwerin. D'autres sources semblent indiquer que cette symphonie aurait pu être une musique de scène et donc n'aurait pas une destination religieuse (6).


L'adagio ¾ qui ouvre l'oeuvre est un des mouvements les plus tragiques de tout Haydn. C'est même un climat d'accablement qui règne ici. Le thème très lent est accompagné par un fa tenu par les cors qui donne une couleur sonore particulièrement sombre. La musique module en la bémol majeur à la fin de l'exposition. Après les barres de reprises le thème initial reparait en la bémol majeur puis après une courte transition c'est la rentrée du thème en fa mineur avec des tenues des cors encore plus expressives. Lors dela ré-exposition, le discours musical est transposé en fa mineur et aboutit à une conclusion sans espoir.


Le deuxième mouvement, allegro di molto 4/4, offre un vif contraste avec l'adagio, il apparaît comme un exutoire à la tension accumulée pendant l'adagio. Le thème initial d'une grande violence est remarquable par ses intervalles descendants (des onzièmes) aux violons. Un second thème piano en la bémol n'apporte aucune détente et participe au climat presque désespéré de ce mouvement. Le développement très long s'ouvre avec le premier thème et ses intervalles furieux puis le second thème donne lieu à des canons très serrés "alla Bartok". La ré-exposition est encore plus déchainée que l'exposition avec des intervalles encore plus vertigineux et le climat devient frénétique. Tout ce mouvement est archétypique du style "Sturm und Drang".


Le ton pathétique de fa mineur persiste dans le menuetto ¾ mais le mouvement est plus retenu et plus calme que dans l'allegro di molto précédent. Seul instant à peu près serein de la symphonie le trio fait dialoguer les hautbois et les cors de façon très séduisante.


Le climat frénétique se retrouve dans le Presto final alla breve 2/2. C'est une véritable tempête qui balaye tout sur son passage. Il n'y a pas la place pour un développement important dans un mouvement aussi déchainé. Nous y retrouvons les larges intervalles cette fois ascendants et les grands gestes dramatiques qui nous avaient frappés dans l'allegro di molto. L'oeuvre s'achève par deux accords de fa mineur vigoureusement sabrés par tout l’orchestre.


Paysage avec un village (1911) Indianapolis, musée d'art d'Indianapolis

Il giardino armonico sous la direction de Giovanni Antonini fait preuve d’une grande rigueur dans l’exécution de ces oeuvres. Parfois même (symphonie La Passione), l’interprétation me parait un peu sage et n’a pas, par exemple, le grain de folie ou la violence de celle d’Adam Fischer. On peut imaginer que dans ce premier volume, le chef italien n’avait pas encore totalement pris ses marques. Cela dit, cette interprétation est d’une perfection technique sans faille et un régal pour l’oreille et pour l’intellect. 



(1) Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, pp 822-7.

(2) Ibid, pp 981-3.

(3) H.C. Robbins Landon. Quelques précurseurs inconnus de la symphonie en sol mineur KV 183 de Mozart, Influences étrangères dans l'oeuvre de Mozart, Colloque International du CNRS, Paris 10-13 octobre 1956.

(4)http://imslp.info/files/imglnks/usimg/6/66/IMSLP31486-PMLP71684-Haydn-_Sinfonia_Nr39__HCR_Landon_.pdf

(5) Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, pp.986-7.

(6) https://fr.wikipedia.org/wiki/Symphonie_no_49_de_Joseph_Haydn









lundi 2 décembre 2024

Haydn 2032 - volume 4 - Il distratto


Jean Siméon Chardin (1699-1779), Nature morte avec une tasse blanche (1769)


Le théâtre est peut-être le lien qui unit les symphonies de l’album n° 4 de la série Haydn 2032 par Giovanni Antonini et Il giardino armonico. La symphonie n° 60 a servi de musique de scène pour la comédie, Le Distrait, de Régnard. Le mouvement lent de la symphonie n° 12 a un caractère marqué de musique théâtrale et la symphonie n° 70 a un profil épique,  stimulant l’imagination, dans ses quatre mouvements, il ne lui manque que la parole. Le choix du Maestro di Capella de Domenico Cimarosa (1748-1801) pour compléter l’album est judicieux étant donné que Cimarosa était le compositeur dont Haydn monta et dirigea le plus d’opéras (douze en tout) entre 1775 et 1790 à Eszterhaza..

Symphonie n° 12 en mi majeur Hob I.12

La symphonie n° 12 de Joseph Haydn (1732-1809) daterait de l'année 1963 et serait donc postérieure aux trois symphonies n° 6 Matin, n° 7 Midi et n° 8 Soir de 1761 (1). Cette symphonie est en trois mouvements, coupe que Joseph Haydn avait déjà utilisée dans la symphonie n° 9 en ut de 1762, qui, elle, était une véritable sinfonia à l'italienne, susceptible d'ouvrir un opéra. Ici ce caractère est moins évident bien que l'adagio évoque bien une musique de scène. 

Le premier mouvement Allegro 2/2, écrit souvent en valeurs longues, donne à l'écoute l'impression d'un tempo plus lent que celui indiqué sur la partition. D'emblée la tonalité de mi majeur, la plus sensuelle de toutes ainsi que les deux thèmes très mélodieux donnent à l'exposition une allure séduisante. Le premier thème exposé piano aux cordes est inoubliable. Le développement assez court débute mystérieusement par des unissons impressionnants et se termine avec le second thème qui fait l'objet de modulations expressives. Lors de la ré-exposition le premier thème reparaît cette fois pianissimo. Par sa structure plus aérée, son charme mélodique et la hardiesse de ses modulations, ce mouvement se démarque de beaucoup de premiers mouvements précédents et semble même avoir été composé à une date plus tardive que 1763.

L'adagio en mi mineur 6/8 pour les cordes seules est une sicilienne. L'alternance de passages piano du premier violon et d'unissons forte de tout l'orchestre évoque un récitatif ou du moins le théâtre. Cet adagio très dramatique et relativement développé est le pivot central de l'oeuvre entière et lui donne beaucoup de caractère.

Le presto final 2/4 offre un intéressant contraste avec les mouvements précédents par son dynamisme et son caractère musclé. Curieusement le second thème à la dominante mineure (si mineur), trait archaïque, contraste avec le modernisme de la symphonie dans son ensemble.


Raisins et Grenades (1763), Paris, Musée du Louvre.

Symphonie n° 60 en do majeur, Il distratto, Hob I.60

La symphonie n° 60, Il distratto, a été composée par Joseph Haydn en 1774. Elle servit de musique de scène pour la comédie, Le Distrait, adaptée par la troupe de Carl Wahr à partir de la pièce de théâtre écrite par Jean François Régnard (1655-1709) en1697. L'analyse très poussée faite par Marc Vignal montre clairement la relation existant entre la musique de la symphonie et le texte de la comédie (2). L'effectif instrumental comporte le quintette à cordes, deux hautbois, deux cors alto, timbales et selon certaines sources, deux trompettes en renfort des cors. Anthony Hodgson recommande l'usage du continuo. Ce dernier n'est certes plus indispensable pour asseoir l'harmonie mais produit un bel effet (3).


L'adagio qui ouvre la symphonie est suivi d'un allegro di molto ¾. Le thème aux cordes staccato possède un grand dynamisme conféré en partie par son ambiguïté rythmique (3/4 ou 6/ 8). Ce thème est sujet à des échanges continus entre violons et basses et fait aussi l'objet d'ingénieuses modifications qui conduisent au second thème. Ce dernier répète, semble-t-il à l'infini, un même motif. La mention perdendosi (en se perdant), pouvant indiquer que le compositeur/héros de la pièce ne sait plus très bien où aller ou du moins a un moment d'absence, est une marque de l'humour de Haydn. On arrive tout de même aux barres de reprises puis au développement basé essentiellement sur le premier thème mais également sur un arpège descendant en notes pointées staccatissimo rappelant fortement l'allegro initial de la symphonie n° 45 Les Adieux. La ré-exposition n'apporte pas de changements importants. Ce magnifique mouvement d'essence très symphonique est particulièrement novateur et n'a pas d'équivalent chez Michel Haydn ou Mozart dans leurs symphonies contemporaines ou passées.

L'andante en sol majeur 2/4 est basé sur un thème de marche lente. Ce thème est exposé calmement par les violons. Son exposé est troublé par l'irruption fort indiscrète des hautbois et des cors accompagnés par les altos divisés (4). Après plusieurs essais, les violons peuvent continuer sans obstacle leur chemin et les vents colorent agréablement le chant des cordes. Après les barres de reprise, la marche évolue vers les tons mineurs et la partie de violon est hérissée de trilles puis se signale par des intervalles de plus en plus larges et sauvages pour atteindre deux octaves. La réexposition est semblable à l'exposition et le morceau se termine abruptement par une marche aux résonances hongroises.

Le magnifique menuet témoigne de l'évolution impressionnante de ce type de mouvement au cours de l'année 1774. On a affaire pratiquement à un morceau de sonate: la deuxième partie s'ouvre en effet par un court développement contrapuntique. A propos du trio en ut mineur qui commence avec un thème aux cordes puis se continue avec une curieuse gamme du hautbois, Marc Vignal cite la gamme bulgare chère à Bela Bartok (dans son 5ème quatuor à cordes par exemple) (2).

Le quatrième mouvement Presto en do mineur démarre comme un finale de symphonie Sturm und Drang (Cf symphonie n° 52 en do mineur) (5). Un torrent musical très agité, presque frénétique, se poursuit jusqu'au barres de reprises. Après le développement une lourde danse paysanne surgit brusquement et termine ce mouvement très contrasté en do majeur.

Les contrastes sont encore plus vifs dans le cinquième mouvement Adagio en fa majeur dit "di lamentatione". Cet adagio débute par un thème magnifique aux premiers violons accompagnés par les arpèges des seconds violons et les pizzicatos des altos et des basses. Cet adagio est très émouvant et serait digne d'ouvrir une "symphonie d'église" (6). La merveilleuse cantilène est brusquement interrompue par une fanfare guerrière, mais la douce mélodie reparait avec de belles modulations. Un thème nouveau sans aucun rapport avec la cantilène surgit d'abord adagio puis allegro et s'enchaine avec le finale.

C'est dans le prestissimo en do majeur 2/4 que la distraction du musicien/héros atteint son paroxysme. Les musiciens jouent d'abord des accords désordonnés puis une sorte d'accompagnement en triolets qui n'accompagnent rien en fait car le thème principal semble avoir été oublié. En plein mouvement les musiciens s'arrêtent brusquement et les violonistes entreprennent d'accorder leurs violons (7), trait de génie qui ne pouvait que déclencher l'hilarité générale. Les violons une fois accordés, la musique semble reprendre ses droits, un bref passage en do mineur rappelle le début du trio du menuet et l'oeuvre s'achève sur un rythme endiablé (8).


Nature morte, Fleurs dans un vase (1760-3), Edimborough, Galerie Nationale d'Ecosse.

Symphonie n° 70 en ré majeur Hob I.70

Le Vivace con brio initial est une des structures sonates les plus concentrées que Haydn ait composées. Rien de joli dans ce mouvement: un premier thème asymétrique et agressif, débutant par un intervalle de quarte puis de tierce majeure, sera répété pendant presque toute l'exposition et le développement. Il laisse cependant un peu de place à un second thème timidement chuchoté par les violons. Le développement consiste en énergiques imitations entre violons et basses sur les quatre notes initiales. Le caractère heurté de ce mouvement est encore accentué par les accords des cuivres dans leur registre aigu.

Le mouvement lent en ré mineur Specie d'un canone in contrapunto doppio. Andante (Sorte de canon en contrepoint double) est un des plus étonnant de toutes les symphonies de Haydn. D'après Carl Ferdinand Pohl (1819-1887) le thème du canon, une sorte de marche lente, rappelle le célèbre canon Bruder Martin (notre Frère Jacques), opinion relayée par Marc Vignal qui n'hésite pas à dire que « le début de ce mouvement annonce de près celui du troisième mouvement de la première symphonie de Mahler, crée en 1889, également en ré mineur, au rythme de marche lente et en canon (9) ». En tout état de cause, ce thème magnifique produit un effet extraordinaire. Haydn est un créateur d’images, il nous entraine vers de grands espaces et des épopées fantastiques. Le contrepoint double n’a ici rien d’archaïque et de contraint et ne fait qu'intensifier le sentiment épique exprimé par le thème. Ce dernier est suivi de variations majeures et mineures alternées. La première variation mineure est très impressionnante avec des basses grondantes spectaculaires, les doublures des vents procurent des sonorités caverneuses. Les variations majeures, sereines et homophones, offrent une détente bienvenue après la tension des passages mineurs.

Le menuetto Allegretto est brillant et dynamique. Comme il se doit, le trio est bien plus discret et populaire.

Le finale Allegro con brio en ré mineur condense avec le mouvement lent une grande partie de l'intérêt de cette oeuvre exceptionnelle. Il débute piano par une sorte d'introduction formée de cinq notes répétées qui ne laisse pas prévoir ce qui va suivre: en fait une fugue à trois sujets. Au cours de cette dernière, le motif à cinq notes, un des contresujets, sera répété inlassablement. Le discours, scandé avec violence par les timbales, va continuellement de l'avant et emporte tout sur son passage. On oublie qu'il s'agit d'un morceau de contrepoint hérité de formes anciennes pour ne ressentir que le modernisme stupéfiant de l'harmonie. Un unisson de tout l'orchestre sur cinq ré, tonalement ambigu, achève cette symphonie, une des plus originales de Haydn (10).


Cet album est l’un des plus réussis du projet Haydn 2032. Giovanni Antonini et Il giardino armonico réalisent ici un miracle d’harmonie et de bon goût. Les tempos sont parfaits, les instruments anciens donnent un cachet merveilleux aux oeuvres interprétées.  


La Brioche (1763), Paris, Musée du Louvre

  1. Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, pp 838.
  2. Marc Vignal, ibid, pp 1013-5.

(3) Anthony Hodgson, The Music of Joseph Haydn, The symphonies, The Tantivy Press, 1976.

(4) La division des altos en deux pupitres est exceptionnelle dans la musique symphonique de Haydn de l'époque.

(5) https://haydn.aforumfree.com/generalites-f14/sturm-und-drang-orage-et-passions-t425.htm

(6) https://haydn.aforumfree.com/les-symphonies-f1/symphonies-n-5-et-n-11-deux-symphonies-d-eglise-t335.htm#1646

(7) Il est demandé aux violonistes de baisser d'un ton leur corde sol avec la cheville correspondante, produisant ainsi un fa et avec la même cheville de rétablir progressivement un sol.

(8) En une simple phrase, Peter J. Pirie résume parfaitement l'essence même de la symphonie n° 60. « Supposons maintenant qu’il nous faille décrire une symphonie en six mouvements, dans un style riens moins qu’expressionniste, tour à tour ironique, sauvage, mélancolique et d’un humour insensé, avec de multiples audaces d’orchestration. Gustav Mahler  ? Non, la n° 60 de Haydn ».

(9) Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, pp 1101-2.

(10) Anthony Hodgson, The Music of Joseph Haydn, The symphonies, The Tantivy Press, 1976, pp 99-100.


lundi 25 novembre 2024

Ariodante à l'Opéra National du Rhin

© photo Klara Beck,  Emöke Barath, Adèle Charvet


Ariodante un opéra seria en trois actes dont la musique est de Georg Friedrich Haendel  (1685-1759) et le livret est une adaptation par un auteur inconnu de Ginevra, principessa di Scozia, un livret d’Antonio Salvi (1664-1724) écrit en 1708 pour le compositeur Giacomo Perti. Ariodante fut créé au Royal Theater de Covent Garden le 8 janvier 1735 (1 - 3).


Les conditions ayant présidé à la genèse de cet opéra ainsi que l’analyse musicale de ce dernier ont été détaillés préalablement dans ces colonnes à l’occasion de la représentation d’une version de concert d’Ariodante dirigée par William Christie et les Arts Florissants (4). La production de l’Opéra National du Rhin que nous considérons ici, est dirigée par Christopher Moulds et bénéficie d’une mise en scène. Il s’agit de la représentation du 10 novembre à Strasbourg.


© photo Klara Beck,   Christophe Dumaux et Laurence Kilsby

La mise en scène de Jetske Mijnssen présente quelques changements par rapport au livret original. Dalinda, dame de compagnie dans le livret devient la soeur cadette de Ginevra et la fille du roi d’Ecosse. Cette modification permet de solidifier le cercle familial autour du roi d’Ecosse et de renforcer le huis-clos psychologique dans lequel évoluent les protagonistes. Une conséquence néfaste de ce choix  est d’appauvrir le ressort dramatique. Dalinda est rétrogradée au rôle de soeur bien aimé tandis que son rôle de servante était bien plus riche de possibilités. J’ai toujours considéré Dalinda comme une sainte-nitouche. Est-elle si innocente et si naïve que ça quand elle endosse le costume de Ginevra et s’expose aux yeux de tous dans les bras de Polinesso ? Autre changement : le puissant roi d’Ecosse est devenu un vieillard quasiment grabataire. Malgré ces modifications, « le pentagone amoureux : Lurcanio aime Dalinda qui aime Polinesso qui aime Ginevra qui aime Ariodante (Louis Geisler, programme de salle) » fonctionne toujours très bien et s’avère riche de possibilités dramatiques. Avec une belle direction d’acteurs, le spectacle acquiert beaucoup d’intensité dramatique. Il est servi par une scénographie harmonieuse (Etienne Pluss) représentant le château royal, par de beaux costumes sobres typiques d’une monarchie britannique des années 1930 (Uta Meenen) et par de beaux éclairages (Fabrice Kebour). A l’acte I, c’est le temps des préparatifs d’un mariage et d’agréables divertissements dans les salons cossus du château éclairés a giorno et remplis de fleurs. Au deuxième acte, les couleurs ont disparu, le roi est prisonnier de son lit médicalisé et cette ambiance accablée se maintient à l’acte III. A noter la remarquable scène du duel au fleuret de Lurcanio et de Polinesso aboutissant à la mort du traître. Une nouvelle fête se prépare, on s’attend à la lieto fine traditionnelle mais Jetske Mijnssen en a décidé autrement (5). 

Avec un livret aussi inspirant, Haendel fit des merveilles. Contrairement aux deux autres opéras, Orlando et Alcina inspirés du Roland furieux de Ludovico Ariosto, l’épopée d’Ariodante ne fait pas appel à la magie ou au fantastique. Il s’agit en fait d’un drame familial avec des personnages aux passions humaines auxquels le public pouvait facilement s’identifier. Toutes les émotions ressenties par les protagonistes sont exprimées dans une trentaine d’airs de grande qualité dont vingt quatre sont des arie da capo.

© photo Klara Beck,   Adèle Charvet

Bien que le rôle titre fût chanté à l’origine par un castrat en l’occurrence Giovanni Carestini, la tradition veut dans les temps modernes que ce rôle soit chanté par une mezzo-soprano. J’ai été impressionné par Adèle Charvet. Elle était très à l’aise dans les morceaux de bravoure comme par exemple le formidable, Con l’ali di costanza (I.8), un air hérissé d’obstacles, couvrant toute la vaste tessiture de la chanteuse et aux coloratures les plus hardies. Ses suraigus étaient d’une pureté parfaite et ses graves très expressifs. Aussi performante dans les morceaux méditatifs, elle a gratifié le public d’un inoubliable, Scherza infida (II.3), célèbre lamento en sol mineur et probablement sommet de l’opéra tout entier. L’équilibre entre la voix corpulente, les cordes et les thrènes endeuillées du basson était remarquable. Cette parie de basson arracherait des larmes à des pierres et me fait penser à certains passages du Requiem de Mozart. Le rôle de Ginevra est probablement le plus lourd de l’opéra avec huit airs dont certains très exigeants. La soprano Emöke Baràth a ébloui l’assistance avec, au premier acte, le merveilleux duo d’amour entre Ginevra et Ariodante, Se rinasce nel mio cor (I.13) repris par le choeur dans un mouvement plein de grâce et de plénitude. Le désespoir de Ginevra éclate dans un autre sommet de la partition, l’air, il mio crudel martoro, sorte de marche funèbre en mi mineur où la soprano hongroise se montre bouleversante. Le climax d’émotion survient dans le récitatif accompagné (II.10) où la soprano hurle A me impudica (Moi, impudique !). Avec trois ou quatre airs, les quatre autres personnages n’ont en rien un rôle secondaire. Scotché sur sa chaise roulante ou dans son lit médicalisé le roi d’Ecosse n’avait pas le beau rôle. Pourtant Alex Rosen lui a donné de la grandeur et de la dignité notamment sans son très bel air avec deux cors obligés de l’acte I, Voli colla sua tromba (I.7). Les aigus sont puissants et la basse profonde. Polinesso, le méchant devait avoir quelques qualités pour séduire Dalinda, il le montre bien dans un air magnifique, Spero per voi où il se montre diablement enjôleur (I.9). Christophe Dumaux incarnait ce rôle, un des plus antipathiques chez Haendel, avec toute la noirceur requise. Ses formidables vocalises dans Se l’inganno sortisce felice (II.5), véritable profession de foi maléfique, montraient que cet artiste, est aussi bon acteur que chanteur. Dalinda en tant que petite soeur dévouée de Ginevra, est un personnage assez lisse. Lauranne Oliva, soprano, chante à l’acte II une superbe sicilienne, Se tanto piace il cor (II.4) où la jeune fille s’inquiète de la froideur de celui qu’elle aime. L’intonation est parfaite, la voix a de riches résonances et une belle ductilité capable de triompher des redoutables coloratures ultrarapides de son aria di furore, Neghittosi or voi che fate (II.2). Révélée à Strasbourg dans Le couronnement de Poppée et dans Lakmé, elle est désormais une valeur sûre. Laurence Kilsby chanta à la perfection le rôle de Lurcanio, frère d’Ariodante. Le ténor britannique possède une voix ample au timbre charmeur et aux belles couleurs notamment dans l’air magnifique, Del mio sol, vezzosi rai (I.10). Pierre Romainville dans le rôle d’Odoardo intervient dans le récitatif sec et dans les choeurs d’une belle voix bien timbrée.

© photo Klara Beck,   Alex Rosen, Emöke Barath, Adèle Charvet


L’orchestre symphonique de Mulhouse est remarquable dans le répertoire classique, romantique et moderne mais pour la musique de Lully, Rameau ou bien Haendel, il faut des violonistes baroques jouant sans mentonnière, sans coussin, avec des cordes en boyau, sans vibrato et avec un phrasé et une articulation appropriés ; il faut des cors et trompettes naturels, des hautbois et bassons baroques etc. Grâce aux efforts louables de Christopher Moulds et sa connaissance intime de la musique du Caro Sassone, le son de l’orchestre n’était pas trop gros et l’équilibre avec les chanteurs était satisfaisant. Je ne comprends pas qu’il ne soit pas possible de réunir un orchestre baroque avec les forces existant à Strasbourg ou encore qu’on ne fasse pas appel à l’une des phalanges opérant outre-Rhin, au festival Haendel de Karlsruhe par exemple.

Après Picture a day like this et ce magnifique spectacle, la saison 2034/5 débute en fanfare à l’ONR.

© photo Klara Beck,   Emöke Barath et quatre artistes de l'ont


  1. Olivier Rouvière, Les Opéras de Haendel, Van Dieren Editeur, Paris, 2022, pp 268-275.
  2. Piotr KaminskyChristopher, Haendel, Purcell et le baroque à Londres, Fayard, 2010, pp 202-207.
  3. Xavier Cervantes, Les arias de comparaison dans les opéras londoniens de Haendel: Variations sur un thème baroque, International Review of the Aesthetics and Sociology of Music. 26(2), 147-166, 1995.
  4. Ariodante à l’Opéra de Dijon, https://piero1809.blogspot.com/2023/11/ariodante-de-haendel-lopera-de-dijon.html
  5. Christopher Moulds, Un symphonisme baroque, propos recueillis par Camille Lienhart, ONR, Ariodante, programme de salle, 2024