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mardi 16 avril 2024

Lohengrin à l'Opéra National du Rhin

© Photo Klara Beck.  Michael Spyres (Lohengrin) et Johanni van Oostrum (Elsa)


Composé entre 1845 et 1850 à Dresde, Lohengrin est un jalon important dans la carrière musicale de Richard Wagner. Du point de vue de la forme, le compositeur y abandonne la structure à numéros encore présente dans Tannhaüser pour adopter une forme intermédiaire entre cette dernière et le flux musical continu durchcomponiert des oeuvres ultimes (1). La musique est encore imprégnée de romantisme allemand ce qui est normal étant donné que Wagner est né à peine trois ans plus tard que Felix Mendelssohn, Robert Schumann, ou Frédéric Chopin. De nombreux passages rappellent ces compositeurs et même Franz Schubert. La révolution chromatique de Tristan et Isolde consacrera le passage à la troisième période du compositeur.  Wagner est déjà dans Lohengrin un orchestrateur génial. Contrairement à Tchaikowski qui 40 ans plus tard fait jouer ses pauvres bassonistes dans le registre le plus grave quadruple pianissimo, tâche impossible, Wagner relaie ses bassons avec la clarinette basse qui peut jouer avec élégance de tels passages. Au milieu du troisième acte, il y a un très long passage où les trompettes (placées à l’occasion dans les loges) se répondent au dessus d’un incroyable accompagnement des violoncelles en triolets extrêmement rapides qui produit un son splendide tout à fait novateur. Enfin la sonorité inouïe du prélude est une nouveauté due à l’extrême division du pupitre des violons dans lequel un des solistes grimpe jusqu’au mi 6!


© Photo Klara Beck. Martina Serafin (Ortrud) et Johanna van Oostrum (Elsa)

Face aux exigences du Chevalier au cygne de ne jamais demander son nom, le cheminement d’Elsa est logique et cohérent. Elle va amener le héros à se dévoiler et en payera le prix fort, c’est-à-dire le départ définitif de son époux. On peut même imaginer qu’elle n’aurait pas besoin des machinations d’Ortrud pour arriver à ce résultat. Elsa est saine d’esprit et elle pressent que le statut de héros et ses corollaires: l’obéissance aveugle au chef, le sacrifice de l’individu à la collectivité sont incompatibles avec l’amour conjugal et sont la marque du pouvoir absolu, celui du monarque ou du dictateur. Elle trouve ainsi selon Florent Siaud, le chemin de l’affirmation de soi. La mise en scène qui place l’action dans une époque intemporelle comme le montrent les beaux uniformes militaires (Jean-Daniel Vuillermoz) est une critique de l’absolutisme, pouvoir dont le compositeur eut lui-même à souffrir et est donc fidèle à l’esprit du livret. Le décor (Romain Fabre) qui figure une sorte de temple dans lequel séjourne Lohengrin, pourrait représenter Montsalvat le lieu d’où vient le chevalier à moins qu’il ne s’agisse d’une allusion à la démocratie athénienne. Le fait que ce temple soit à demi détruit, peut être interprété comme la perte des illusions de Wagner concernant l’avènement d'un système politique conforme à ses idées. L’observation au début de l’oeuvre de la constellation du cygne est une belle idée poétique non présente dans la didascalie. La mise en scène est sobre, respecte la musique et les chanteurs. La direction d’acteurs est excellente avec de belles interactions entre les protagonistes. De ce point de vue la confrontation de Lohengrin et d’Elsa au début de l’acte III est d’une admirable intensité. Seul handicap, l’exiguïté de la scène, bondée de choristes et de figurants, entraine quelques difficultés dans les déplacements des chanteurs.


© Photo Klara Beck. Edwin Fardini (Le Héraut)

Pour Michael Spyres, il s’agit d’une prise de rôle. Après deux actes où son activité est modérée, le troisième est par contre très chargé. Il donne le meilleur de lui-même dans le grand duo avec Elsa du début de l’acte III (Atmest du nicht mir die sussen Dufte), scène extrêmement dramatique où le ténor peut faire briller sa typologie vocale particulière, ses beaux graves et l’intonation parfaite d’aigus aux brillantes couleurs. L’air, In ferne Land…, seule concession à l’opéra à numéros, est magistralement chanté du moins en sa première partie, à la fin le son devient plus plat, moins coloré, reflétant sans doute un début de fatigue. Néanmoins la prestation de Spyres fut globalement remarquable.


Johanni van Oostrum faisait ses débuts à l’ONR. Elle était annoncée souffrante mais consentit à tenir son rôle. Sans être corpulente, la voix était chaleureuse et toujours bien projetée. D’emblée j’ai été captivé par son timbre de voix mordoré, la ligne de chant harmonieuse et la parfaite gestion de l’articulation et du phrasé. Tandis que dans les deux premiers actes, son chant se cantonne dans un confortable médium avec cependant quelques aigus très purs, tout change à l’acte III dans son dialogue extrêmement dramatique avec le chevalier inconnu. Ce dernier répète des arguments, toujours les mêmes dont elle ne peut plus se contenter; elle va aller au bout de sa démarche et aligner d’une voix déchirante mais toujours parfaitement controlée, la série de questions interdites qui provoqueront sa perte. 


Anaïk Morel souffrante fut remplacée par Martina Serafin dans le rôle d’Ortrud, un rôle très exigeant. A Ortrud sont confiés les passages les plus audacieux et novateurs au plan harmonique de l’opéra. L’accompagnement des bassons, de la clarinette basse et du cor anglais créent une ambiance oppressante et sinistre. Les passages déclamés alternent avec les ariosos soulignant la complexité du rôle. Martina Serafin faisait valoir ses atouts: une technique vocale affirmée, une perception aigüe des failles d’Elsa. A ce jeu la colombe est rapidement terrassée par l’oiseau rapace. Dans un début d’acte II palpitant, le registre très tendu de la partition d’Ortrud met parfois à mal la soprano avec des suraigus stridents.


Le rôle de Friedrich von Tetramund est complémentaire de celui d’Ortrud. Il fut tenu avec maestria par Josef Wagner. La projection du baryton autrichien que le public strasbourgeois eut le plaisir d’entendre dans Les oiseaux de Walter Braunfels, est phénoménale et il livra un Weil eine Stund d’anthologie.


Dans le rôle d’Henri l’Oiseleur, roi de Germanie, l’excellente basse finlandaise Timo Riihonen faisait montre d’une présence scénique évidente. Chacune de ses interventions effectuées d’une voix d’une grande noblesse, apportait un calme bienfaisant et salvateur. La révélation de la soirée était, à mon sens, le héraut, incarné par Edwin Fardini. Ce jeune baryton a déjà une expérience de l’opéra avec le rôle titre de Guillaume Tell ou encore celui du comte Almaviva dans les Noces de Figaro. Sa voix bien timbrée et puissamment projetée donnait à ce personnage une présence  impressionnante.


© Photo Klara Beck.  Elsa, Lohengrin, Timo Riihonen (Henri l'Oiseleur)

Protagoniste aussi important que les solistes ou le choeur, l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg montra clairement qu’il était une des phalanges françaises les plus talentueuses. Pendant tout l’opéra il manifeste sa présence puissante et dominatrice dans les grands ensembles qui terminent les trois actes. Il pouvait aussi montrer de la tendresse et de la subtilité dans les scènes plus intimistes ou encore dans le magique prélude. Les nobles trompettes wagnériennes me réconciliaient avec un instrument souvent galvaudé dans le grand opéra français sous la forme du cornet à piston. A tous les pupitres se trouvaient des artistes prestigieux et notamment les violons éblouissants du prélude. Aziz Shokhakimov infusait son enthousiasme à l’orchestre de son geste large et lui conférait l’impulsion rythmique appropriée sans laquelle la musique ne peut s’épanouir. Le choeur de l’ONR renforcé par le choeur Angers-Nantes apportait une puissance inouïe aux grands ensembles des trois actes. Dans ces derniers il savait aussi chanter pianissimo afin de permettre aux solistes de s’envoler dans les hauteurs les plus éthérées, instants magiques qu’il faudrait fixer dans l’éternité grâce à un enregistrement.


Ce spectacle a fait l'objet d'une critique publiée dans Le forum - Odb-Opéra (2).  



(1) Yael Hèche, Lohengrin: entre morceaux détachés et continuité sans faille, Notice du spectacle donné par l'O.N.R., Strasbourg, 2024.

(2) https://odb-opera.com/viewtopic.php?f=6&t=25790




 

mardi 2 avril 2024

Haydn 2032 - Volume 5 - Joseph Haydn et Joseph Martin Kraus - Giovanni Antonini



L’Homme de Génie, tel est le titre du volume 5 du projet Haydn 2032. Au programme, trois symphonies de Joseph Haydn (1732-1809) et une symphonie de Joseph Martin Kraus (1756-1792) interprétées par Il Giardino Armonico-Kammerorchester Basel sous la direction de Giovanni Antonini. L’intérêt de ce volume réside principalement dans la juxtaposition de deux parmi les plus belles symphonies composées entre 1783 et 1784, la symphonie en do mineur VB 142 de Kraus et la symphonie en ré mineur Hob I.80 de Haydn. Le maître d'Eszterhàza fut tellement impressionné par la symphonie de Kraus qu'il qualifia ce dernier d'homme de génie.

Marguerite Gérard (1761-1837) L'Elève intéressante (1786) Musée du Louvre

Symphonie en ré majeur  Hob I.19 

Cette symphonie en trois mouvements, à l’italienne, a été probablement composée entre 1758 et 1761, c’est-à-dire avant l’installation de Haydn au service de Paul Anton II Eszterhazy. Le premier mouvement, Allegro molto ¾, débute avec un thème qui comporte trois parties: successivement un accord parfait ascendant de ré majeur, un court trait "horizontal" formé de quatre doubles croches et deux croches et un motif descendant riche en appoggiatures. Plus loin une dissonance fugitive (mesure 14) est suivie par une marche harmonique sur la deuxième partie du thème. Le développement débute avec le thème successivement à la dominante puis à la tonique; après des trémolos modulants, un travail thématique donne lieu à des imitations très ingénieuses sur les trois parties du thème. Les hautbois, présents en plus des cors dans cette symphonie se contentent généralement de doubler les premiers violons.

L'andante en ré mineur 2/4 pour les cordes seules est très expressif; il débute par un accord parfait descendant de ré mineur, pendant symétrique du début de l'allegro initial. Les nombreux passages syncopés sont typiques des mouvements lents de cette époque. Après un petit développement, la transposition du discours musical en ré mineur lors de la réexposition accroît encore l'émotion du morceau et tout se termine pianissimo avec des triolets de doubles croches. 

Le presto final 3/8 est remarquable par son caractère dansant conféré par un rythme aux basses composé d'une croche, de deux doubles croches et d'une croche répétés obstinément. L’utilisation d’instruments d’époque et la direction nerveuse de Giovanni Antonini confère beaucoup de charme et de punch à cette symphonie de « jeunesse » de Haydn.


Marguerite Gérard, La Lecture (1795), Collection particulière


Symphonie en sol majeur Hob I.81

La symphonie n° 81 en sol majeur fait partie d'une série de trois (comportant la n° 79 en fa majeur et la n° 80 en ré mineur) composées durant l'année 1784, peu de temps probablement après la création d'Armida, dernier opéra composé par Joseph Haydn à Eszterhaza. Haydn n'ayant plus d'opéra en chantier, peut se consacrer à la musique instrumentale et sa production symphonique augmente de façon significative avec pour l'année 1785 la composition des trois premières symphonies Parisiennes. La symphonie n° 81 est écrite pour le quintette à cordes, une flûte, deux hautbois, deux bassons et deux cors.


Le premier mouvement Vivace 4/4 est très original. Après un accord sabré par tout l'orchestre, le thème principal piano débute avec un fa becarre étrange tenu au dessus de batteries de croches des basses. La suite très brillante, conformément à cette lumineuse tonalité de sol majeur, comporte des motifs tournoyants aux violons ainsi que des rythmes pointés caractéristiques. Le second thème insouciant et spirituel aboutit aux barres de reprises. Le développement, très long et varié, met en jeu plusieurs motifs de l'exposition et en particulier les premières notes du thème initial auquel Haydn ajoute des dissonances singulières (secondes mineures) dont l'effet est amplifié par une orchestration subtile. Après cette démonstration d'originalité impliquant le premier thème, Haydn, symphoniste génial, évite ce dernier lors de la réexposition qui est profondément modifiée par rapport à la première partie. Le premier thème revient cependant de façon très spirituelle dans la coda et le mouvement s'achève tout doucement.


Un thème varié, Andante 6/8, tient lieu de second mouvement. Le thème au rythme de sicilienne, a un caractère gymnique très émouvant. La première variation ne s'écarte pas beaucoup du thème. La variation mineure surgit brusquement et le thème est réduit à l'essentiel, une série d'accords puissants, afin d'obtenir un maximum d'intensité expressive. La quatrième variation est une délicate broderie du premier violon. Dans la cinquième variation, l'orchestration est somptueuse, le thème est principalement à la flûte, les hautbois interviennent par de poétiques échos et les cordes accompagnent par des pizzicattos.


Les vents très actifs et la direction inspirée de Giovanni Antonini donnent au menuetto un caractère très piquant et beaucoup d'humour. Le trio est particulièrement original avec des effets de vielle par le violon, un vrai crin-crin de village accompagnant un joli thème de laendler aux bassons. 


Le finale allegro assai 2/2 débute par un thème partagé entre les basses et les violons. Ce thème est omniprésent pendant l'exposition mis à part un épisode en sextolets qui joue un peu le rôle de second thème suivi par d'amusants rythmes lombards aboutissant à une cadence. Le développement utilise le thème principal, un rythme issus du premier thème et le motif en sextolets. Ce dernier passe par des modulations dramatiques. Lors de la rentrée le premier thème fait l'objet d'un nouveau développement. Trois accords énergiques mettent un point final à ce mouvement très travaillé. Les cordes ultra-précises du Kammerorchester Basel ont donné beaucoup de nerf et de vivacité à la symphonie toute entière.



Marguerite Gérard, Le Déjeuner du chat, Grasse, musée Jean-Honoré Fragonard


Symphonie en ré mineur Hob I.80

Le premier mouvement Allegro spiritoso débute de la manière la plus spectaculaire qui soit par un thème dramatique cantonné aux basses sous des trémolos rageurs des violons (1). Le second thème, joué par le premier violon doublé par la flûte au dessus des pizzicatos des basses, offre un vif contraste par son caractère franchement humoristique. Dans le magnifique développements, les deux thèmes vont s'opposer sans cesse, le second passe par des modulations lointaines qui le changent complètement; de moqueur, il devient inquiet et semble poser une question; la réponse appartient au premier thème, encore plus véhément et agité, qui va donner lieu à des imitations entre violons et basses et passer par les modulations les plus hardies. La réexpédition est tronquée du double exposé du premier thème, initiative géniale car ce motif avait atteint un tel degré d'intensité dans le développement que sa répétition pure et simple aurait pu sembler presque mièvre en comparaison. Toute la fin du morceau est en ré majeur et ce mouvement se termine avec le second thème plus ironique que jamais.


Le superbe adagio en si bémol majeur est un des plus lyriques composé à cette époque; peut-être sous l’influence d’Armida, magnifique opéra seria.  On reste confondu par l'inventivité du compositeur dont l'imagination est inépuisable. Le premier thème d'abord piano est très beau et les rythmes lombards lui donnent un caractère très original, il est répété forte. La suite donne la chair de poule: des gruppettos (2) descendants précèdent un nouveau thème admirable chanté par les premiers violons doublés par la flûte au dessus des sextolets des seconds violons et des altos. La qualité des violons du Kammerorchester Basel donne à ce merveilleux passage toute sa puissance expressive. Ce passage débouche sur le second thème proprement dit qui oppose d'abord les violons aux basses puis donne lieu à un canon entre ces deux groupes. Le développement débute avec le premier thème transposé en mineur, rapidement suivi par le second thème donnant lieu à des imitations entre violons et basses, puis par l'épisode si expressif accompagné par des sextolets. A partir de là, la réexposition très abrégée s'effectue sans modification notables mis à part une très belle coda réservée aux vents..


Le menuetto est en ré mineur, épisode purement symphonique sans caractère dansant. Le ravissant trio est un laëndler remarquable par son ambiguité tonale. La ligne mélodique est franchement en ré majeur tandis que l'accompagnement joue un la dièze, sensible de la gamme de si mineur. 


Le finale Presto (ré majeur) débute piano avec un thème très syncopé joué "flautendo" par les violons qui, selon moi, a un caractère "turc" prononcé. Les sonorités étranges et exotiques abondent dans cette exposition monothématique. L'orchestration très subtile donne une grande importance aux instruments à vents et notamment à la flûte. Le développement basé sur le thème unique frappe par sa hardiesse harmonique, ses dissonances, ses chromatismes. Ce magnifique morceau plein d'humour quelque peu grinçant met un point final à une symphonie particulièrement contrastée et originale. L’interprétation du Giardino Armonico est idéale.


Marguerite Gérard,  Claude-Nicolas Ledoux (1787), Paris, Musée Cognacq-Jay


Symphonie en do mineur VB 142 Joseph Martin Kraus

Composée en 1783 à Vienne, la symphonie en ut mineur VB 142 est une refonte de la symphonie en ut # mineur VB 140 de l’année précédente. Elle est écrite pour deux hautbois, deux bassons, quatre cors, et le quintette à cordes avec deux parties d’alto indépendantes écrites sur deux portées. Comme plusieurs parmi les symphonies de Joseph Martin Kraus qui nous sont parvenues, elle comporte trois mouvements (3,4).


1er mouvement Larghetto Allegro. L’introduction lente évoque les symphonies Sturm und Drang de Haydn notamment le premier mouvement de la symphonie n° 49 La Passione (1769). Le style est polyphonique et sévère. On y remarque en son milieu une série d’accords dissonants très impressionnants soulignés par les cors fortissimo. Les harmonies sont souvent proches de celles présentes dans l’ode funèbre K 477 de Mozart composée deux ans plus tard en 1785. Le vaste allegro 4/4 qui suit est très ambitieux car l’exposition ne comporte pas moins de trois thèmes. Le premier groupe de thèmes commence par un motif très étendu très lyrique piano, un second motif consistant en un unisson des cordes tranche par son caractère énergique et martial. Le second groupe de thèmes est sur le même modèle d’abord assez élégiaque puis plus agité. Un troisième thème très chantant en mi bémol majeur clôt l’exposition qui s’achève par un rappel du second motif du premier groupe de thèmes. Le développement très véhément et relativement long est construit sur les deux premiers groupes de thèmes. La réexposition est notablement écourtée car le second groupe de thèmes ne reparaît plus. Le thème 3 est transposé en mineur ce qui change complètement son expression et le rend bien plus mélancolique. Coda très énergique.


2ème mouvement. Andante en mi bémol majeur 3/8. Son début en contrepoint à deux voix évoque le sublime mouvement lent de la symphonie n° 47 en sol majeur Hob I.47 de Joseph Haydn datant de 1772 (5). Un sentiment grave et solennel parcourt le mouvement entier. Suite à un beau solo des deux hautbois, on remarque à la fin du mouvement un passage triple pianissimo très mystérieux naviguant en ré bémol mineur.


3ème mouvement. Allegro assai 2/4. Le debut très emporté, très Sturm und Drang évoque encore les symphonies dans le mode mineur de Haydn ou de Vanhall écrites aux alentour de 1770. C‘est une forme sonate à deux thèmes très contrastés, le premier très énergique et le second en mi bémol majeur bien plus doux. Cette exposition débouche de façon abrupte sur un puissant développement construit sur le premier thème, on admire les effets dramatiques que le compositeur arrive à tirer du premier thème ainsi que le rôle des basses qui s’emparent de ce thème avec une détermination farouche. La coda extrêmement violente et passionnée clôt en beauté cette magnifique symphonie. La direction très engagée de Giovanni Antonini rend parfaitement justice à cette oeuvre exceptionnelle.


A l’écoute de la symphonie, on réalise qu’il s’agit d’une oeuvre très personnelle qui n’exclut pas toutefois de nombreuses influences, notamment celles de Carl Philipp Emanuel Bach (1714-1788) et de Joseph Haydn dans sa période Sturm und Drang. Compte tenu de sa date de composition, cette symphonie peut sembler assez primitive du point de vue de son orchestration: les cordes y sont prépondérantes et les bois généralement, soit doublent les cordes, soit procèdent par tenues. Les quatre cors bien que n’ayant pas un rôle thématique soulignent avec vigueur les passages les plus dramatiques. On notera aussi le rôle prépondérant des basses, trait typique des symphonies Sturm und Drang. Par son austérité et sa densité, cette symphonie est très différente de celles composées à la même époque par Joseph Haydn (symphonies n° 76-78 et n° 79-81) et par Wolfgang Mozart (symphonies n° 35 Haffner K 385 et 36 Linz K 425). On considère souvent Kraus comme le lien entre Haydn et Beethoven en prenant également la symphonie Funèbre VB 148 comme exemple. A mon humble avis, cette symphonie VB 142 n’a pas grand chose de Beethovénien, elle regarde surtout vers le proche passé mais n’en est pas moins passionnante par la beauté de ses thèmes, leur élaboration, la densité et l’audace des aggrégats harmoniques utilisés.



(1) Ce début me fait penser à celui du concerto pour piano n° 20 en ré mineur KV 466 de Mozart de février 1785. Cantonné aux basses sous les tenues syncopées des violons, l'allure générale du thème de Mozart (très différent au note à note) a, à mon humble avis, un air de famille avec celui de Haydn.

(2) http://it.wikipedia.org/wiki/Abbellimento

Article incontournable sur les ornements, gruppettos, rythmes lombards (en italien).

(3) https://fr.wikipedia.org/wiki/Joseph_Martin_Kraus

(4) https://www.musicologie.org/19/rusquet_kraus.html

(5) https://haydn.aforumfree.com/t281-symphonie-n-47-en-sol-majeur-entre-ombre-et-lumiere

dimanche 24 mars 2024

Ottone de Haendel au Staatstheater Karlsruhe

© Photo Felix Grünschloss.  Teofane et Ottone


 Un opéra héroïque et romanesque

Ottone, re di Germania HWV 15, est un opéra seria en trois actes dont la musique est de Georg Friedrich Haendel (1685-1759) et le livret de Nicola Francesco Haym (1678-1729) d’après Teofane (1719) de Stefano Benedetto Pallavicino (1672-1742). Il fut créé à Londres le 10 janvier 1723 au Kings Theater de Haymarket.


Les dix plus grands opéras italiens de Haendel, sont pour beaucoup de musicologues et d’amateurs, dans l’ordre chronologique, Agrippina, Rinaldo, Ottone, Giulio Cesare, Tamerlano, Rodelinda, Orlando, Ariodante, Alcina et Serse. Si maintenant on demande de citer les trois plus grands, le choix devient beaucoup plus difficile. Musicalement et dramatiquement, Ottone pourrait figurer sur le podium mais il est un peu desservi par une baisse de tension à partir de la deuxième moitié de l’acte III ce qui n’est pas le cas de Giulio Cesare, de Rodelinda ou d’Alcina dont l’intérêt se maintient du début jusqu’à la fin. C’est pourquoi ces trois derniers opéras sont souvent plébiscités par les amateurs.


A Rome au 10 ème siècle après J.-C., Ottone a hérité le royaume d’Italie  de son père, l’empereur Othon 1er d’Allemagne. Gismonda et son fils Adelberto contestent cette décision et poursuivent le combat. Ils accueillent à Rome la princesse byzantine Teofane, promise à Ottone. Gismonda fait passer Adelberto pour Ottone afin qu’il épouse Teofane. Celle-ci n’est guère séduite par celui qu’on lui présente. Pendant ce temps, Ottone aborde l’Italie par la mer et vainc les pirates conduits par Emireno qu’il fait prisonnier. Ottone et Matilda autrefois fiancée à Adelberto, marchent sur Rome. Ottone vainc et capture Adelberto et se fait reconnaître par Teofane. Cette dernière se méprenant sur les liens qui unissent Ottone et Matilda, est désespérée. Adelberto que Matilda a libéré afin qu’il échappe à une mort certaine, en profite pour enlever Teofane avec l’aide d’Emireno qui les accueille sur son vaisseau pirate. Ottone est désespéré d’avoir perdu Teofane. Apprenant l’identité de Teofane, Emireno lui révèle qu’il est son frère, Basile, prince de Byzance. Emireno se retourne contre Adelberto qu’il capture et ramène à Ottone. Sur la prière de Matilda, Ottone épargne son prisonnier, il est alors uni à sa fiancée.


Il y a dans ce récit des pirates, un monarque byzantin déguisé en corsaire, un rebelle romain qui se fait passer pour l’empereur et bien d’autres personnages hauts en couleurs dont trois héroïnes à forte personnalité. L’intrigue est riche en actions d’éclat, en combats sur terre et sur mer, en rebondissements, en trahisons au point qu’Olivier Rouvière dans son ouvrage, Les opéras de Haendel, un vade-mecum, Van Dieren, 2021, utilise la formule d’opéra de cape et d’épée (1). Sur cette trame, le Saxon a composé une musique constamment inspirée qui caractérise avec finesse et sensibilité tous les protagonistes. Teofane n’est pas la princesse écervelée des contes de fée, elle sait ce qu’elle veut ou plutôt ce qu’elle ne veut pas c’est-à-dire Adelberto. Ce dernier un peu mollasson est cependant loin d’être antipathique. Ottone est un chevalier ardent mais impulsif. Le personnage le plus marquant est peut-être Gismonda, une lionne qui défend, unguibus et rostro, sa progéniture. Cet opéra très spectaculaire a fait l’objet de nombreuses représentations. Une des plus séduisantes est celle donnée à Einbeck dans le cadre du festival de Goettingen 2021, commentée dans ces colonnes par notre confrère Bruno Maury (2).


© Photo Felix Grünschloss.  Raffaele Pe (Adelberto) et Lucia Martin-Carton (Teofane)

Avec 34 numéros dont 27 airs avec da capo, Ottone est une oeuvre très riche. Haendel aime beaucoup la sicilienne, une danse possédant une formule rythmique caractéristique. La plus célèbre est le duo des Sirènes dans l’acte II de Rinaldo (3). Pratiquement tous ses opéras en possèdent au moins une. Ottone en contient quatre dont trois dans une tonalité mineure. Il est difficile de faire une sélection des plus beaux passages d’Ottone car tous les airs des actes I et II sont splendides. Au premier acte, l’air d’Adelberto en ré mineur (I.2), Bel labbro, formato per farsi beato, a un caractère presque Monteverdien avec son thème magnifique de huit mesures répété douze fois avec des variations à la manière d’une chaconne. L’air de Teofane qui suit (I.3), Falsa imagine, tu m’ingannasti, est en la majeur. Cet air d’une délicatesse extrême est accompagné par un violone, la harpe, un théorbe et le clavecin. Un moment de pur bonheur! A l’acte II l’air de Gismonda (II.4), Veni, O filio, en mi majeur est l’expression la plus intense de l’amour maternel. C’est une superbe cantilène richement accompagnée par les cordes et par les bassons; sur les mots, mori almen in questo sen, la musique a des accents lyriques d’une puissance inusitée même chez Haendel. A la fin de l’acte II survient un duetto génial en fa majeur (II.12) entre Matilda et Gismonda dans lequel les deux femmes se réjouissent de la capture d’Ottone. Les rythmes syncopés donnent à cette musique des accents presque jazzy. Enfin la grande scène dramatique d’Ottone, qui comporte le récitatif accompagné, Io son tradito, et le lamento, Tanti affina ho in core, tous deux en fa mineur (III.2), est l’acmé de l’oeuvre entière.


© Photo Felix Grünschloss.  Raffaele Pe (Adelberto) et Olena Leser (Gismonda)

Ottone a été donné le 25 février 2024 lors du 47 ème Internationale Händel Festpiele Karlsruhe au Staatstheater. Le présent article est une extension d’une chronique publiée dans BaroquiadeS (4). La mise en scène (Carlos Wagner) joue sur trois tableaux. Le premier représente le palais de l’empereur à Rome. Le décor (Christophe Ouvrard) conjugue avec différents éclairages (Rico Gerstner) une architecture baroque toute blanche inspirée de l’antiquité. Le deuxième se passe sur un vaisseau avec une mer démontée très réaliste représentée en vidéo. Dans le troisième tableau, le vaisseau s’est échoué sur une plage et il n’en reste que des débris, des planches, des oculus et quelques rames. Les riches costumes (Christophe Ouvrard) sont d’époque Régence et visent plus à définir le statut social des protagonistes qu’un quelconque souci de vérité historique. Les plus riches sont ceux tout blancs des Romains ou celui scintillant de la princesse byzantine. Les combattants: Ottone, Matilda, Emireno et les pirates ont des costumes foncés ou noirs. Les éclairages de Rico Gerstner sont très contrastés, les scènes en intérieur sont bien éclairées à la différence des scènes marines ou évidemment nocturnes. Le livret a été adapté par le dramaturge Matthias Heilmann.


Yuriy Mynenko incarnait Ottone.  Les qualités de ce magnifique contre ténor éclatent aux yeux de tous. Il possède une voix au timbre riche et plein, une intonation parfaite. Il réussit les vocalises les plus acrobatiques sans effort apparent. Son jeu très sobre lui permet de donner plus de force lorsqu’il veut exprimer des sentiments exceptionnels comme dans son formidable lamento en fa mineur, Tanti affani ho in core, de l’acte III.


Lucia Martin-Carton a composé une figure de Teofane très attachante. On était loin de la princesse mièvre que l’on entend parfois, mais une femme angoissée très émouvante dans la magnifique sicilienne en fa mineur (I.9), Affani del pensier ou encore l’amoureuse trahie dans le dramatique récitatif accompagné en sol mineur, II.8, O grati orrori, qui débute avec un arpège très dissonant de septième majeure avec une tierce mineure qui traduit bien le trouble de la princesse. La voix de la soprano espagnole a plus de densité qu’attendu pour ce rôle qualifié souvent de léger, elle possède l’agilité et la ductilité requise pour chanter les mélismes qui abondent dans plusieurs airs de son rôle.


Adelberto n’est pas un personnage très attirant, volontiers pleurnichard, il passe la plupart du temps affalé sur un fauteuil ou par terre. Incarné par Raffaele Pe, tout change quand ce dernier chante. Son amour pour Teofane apparaît alors sincère dans Bel labbro (I.2). Sa peine l’est tout autant dans l’air magnifique en sol mineur (II.2), Lascia che nel suo viso, avec ses dissonances étranges. On en vient presque à le trouver sympathique et à le plaindre. Dans ces deux airs mélancoliques Raffaele Pe nous régale avec un chant très pur dépouillé de mélismes ou de vocalises. La virtuosité lui va très bien par contre dans le brillant air en do majeur, Tu puoi straziarmi (I.11).


Olena Leser donnait au personnage de Gismonda toute la force et la conviction qui s’imposent. La plus éclatante preuve de son talent se trouve dans l’air, Veni, o filio dans la tonalité sensuelle de mi majeur, Dans ce grand air solennel, largo e piano sempre, typiquement haendélien, Olena Leser se révèle une grande mezzo-soprano lyrique et nous émeut jusqu’à la moelle.


On ne présente pas Sonia Prina dont la voix au timbre unique lui permet souvent de chanter des rôles travestis. Ce n’est pas le cas ici dans le rôle de Matilda. Cette voix grave de mezzo-soprano tirant vers le contralto, est en même temps très ronde comme elle le montre dans le très bel air en la mineur (II.3), Ah! Tu non sai,  qu’elle chante accompagnée par un mouvement ondulant de l’orchestre du plus bel effet. Avec Olena Leser, elle formait un duo irrésistible dans le fameux, Notte, cara (II.12).


A Nathanael Tavernier (basse) était attribué le rôle d’Emireno, personnage dont les revirements font basculer le cours des évènements. Le caractère un peu fanfaron de ce dernier se manifeste dans son air énergique en ré mineur (I.4), Del minacciar del vento, où il se compare à un chêne à l’épreuve de la tempête. La voix est superbe, la projection parfaite et les vocalises très précises.


© Photo Felix Grünschloss.  Yuri Mynenko (Ottone) et Sonia Prina (Matilda)

Ottone est un opéra délicatement orchestré. On n’y trouvera pas d’effets spectaculaires faute de timbales et de trompettes. L’art est dans le détail. La fugue en si bémol majeur de l’ouverture à la française est écrite en contrepoint complexe qui demande à l’orchestre précision et solidité rythmique, besoins totalement assurés par l’excellent Deutschen Händel Solisten sous la direction sobre et efficace de Carlo Ipata. Hautbois et flûtes colorent agréablement le tissu orchestral mais ne donnent lieu à aucun solo du moins dans les airs. Par contre les bassons sont en dehors dans plusieurs airs à notre grande délectation. Le continuo (harpe, clavecin, théorbe et violone) joue seul dans le premier air de Teofane, un moment magique d’intense émotion.


Des solistes et un orchestre au sommet, une mise en scène raffinée et par dessus tout la divine musique d’un Haendel particulièrement inspiré, ont donné lieu à une standing ovation du public.



  1. (1)Olivier Rouvière, Les opéras de Haendel, Van Dieren Editeur, Paris, 2021, pp. 153-8.
  2. (2)https://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/ottone-haendel-goettingen-2021
  3. (3)https://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/rinaldo-halle2018
  4. (4)https://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/ottone-haendel-ipata-karlsruhe-2024

© Photo Felix Grünschloss.  Nathanael Tavernier (Emiren), Yuri Mynenko (Ottone), Raffaele Pe (Adelberto), Sonia Prina (Matilda), Olena Leser (Gismonda)