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mardi 16 juillet 2024

Haydn 2032 - volume 15 - La Reine - Giovanni Antonini


Marie-Antoinette d'Autriche (1755-1793), Dauphine de France (1770) par Joseph Ducreux (1735-1802)


Le projet Haydn 2032 consiste en l’enregistrement de l’intégrale des symphonies de Joseph Haydn (1732-1809) par le Kammerorchester de Bâle dirigé par Giovanni Antonini. Le volume 15 est centré autour de la célèbre symphonie n° 85 dite La Reine. Cette symphonie est un programme à elle toute seule par sa dédicace royale ; elle pourrait également avoir été inspirée par la danse. En effet plusieurs musicologues ont reconnu dans son introduction et les quatre mouvements qui suivent les éléments de la suite d’orchestre baroque. Les symphonies n° 62 et 50 qui complètent le CD sont, elles, visiblement influencées par le théâtre.


Symphonie n° 85,  La Reine, en si bémol majeur.

La symphonie n° 85 en si bémol majeur, La Reine, Hob I.85 est tellement connue qu'on ne réalise plus qu'à l'époque de sa composition en 1785 c'était une oeuvre très novatrice. Les dimensions sont plus imposantes que dans les symphonies précédentes, les idées plus nettes, et plus contrastées, les développements plus élaborés, la fusion entre style galant et savant plus complète, bref la symphonie La Reine est peut-être la première représentante du classicisme à son apogée. Certes la symphonie La Reine n'est pas la plus novatrice des Parisiennes, la symphonie n° 82, l’Ours, ou la n° 86 en ré majeur, peuvent toutes les deux revendiquer ce privilège mais elle incarne au mieux le caractère royal de sa dédicace et est évidemment la plus emblématique de la série. Il est probable que Wolfgang Mozart (1756-1791) qui connut probablement cette symphonie, dut être très impressionné par sa jeunesse, son inventivité et son modernisme, lui qui avait un peu trop hâtivement désigné Ignaz Pleyel (1757-1831) comme successeur de Joseph Haydn. La célèbre trilogie de Mozart composée en 1788 (symphonies en mi bémol KV 543, sol mineur KV 550 et ut majeur KV 551) porte indiscutablement la trace de l'influence des Parisiennes.


Si l'introduction Adagio avec ses rythmes pointés a une allure française, le Vivace qui suit et son rythme ¾ semble typiquement autrichien. Il est bâti sur un seul groupe de thèmes. Il commence piano avec un motif en croches détachées descendantes de caractère viennois contrastant avec les gammes ascendantes énergiques forte qui suivent. Plus loin un arpège fortissimo rappelle le début de la symphonie n° 45 Les Adieux (1,2). Alors que l'on attend un second thème, c'est le premier qui revient au hautbois avec de belles imitations entre ce dernier et les basses. Le développement débute avec le passage "Les Adieux" rallongé et plus véhément que jamais, le premier groupe de thèmes fait ensuite l'objet de nouvelles imitations entre violons et basses et enfin c'est la première partie du thème qui explose littéralement en sol mineur suivies par gammes ascendantes que la tonalité de ré mineur rend plus rageuses que jamais. La réexposition est semblable à l'exposition à de menus détails orchestraux près.


Le deuxième mouvement Andante 2/4 consiste en variations sur un thème d'ariette française très à la mode à l'époque. Ce mouvement est tellement connu que l'on ne remarque plus son orchestration délicate avec des violoncelles souvent distincts des basses ; la variation mineure est  émouvante, la quatrième variation est très gracieuse. Dans cette dernière, le thème reste toujours solidement arrimé aux cordes tandis qu'une flûte virevoltante improvise de délicates broderies autour du thème avec la plus charmante fantaisie. C'est enfin le basson qui a la vedette dans la dernière variation. Une courte et poétique coda met un point final à ce morceau.


Le troisème mouvement, un menuetto très rythmé est pittoresque avec ses rythmes lombards. Dans le trio, un laendler, on apprécie le jeux des vents, le basson d'abord puis le hautbois et la flûte tandis que les cordes accompagnent avec des pizzicatos.


Le finale Presto 2/4 est un puissant rondo sonate, un des jalons essentiels de l'évolution de cette forme musicale avant le fameux finale de la symphonie n° 99 en mi bémol majeur. Le thème très incisif est encadré de doubles barres de reprises. Le premier couplet reprend les deux premières mesures du thème dans un mouvement symphonique de grande ampleur, c'est ensuite un retour du refrain très écourté et alors éclate un splendide développement, un des plus longs et élaborés de Haydn à cette date. Le combat porte sur les quatre premières mesures du thème qui sont échangées avec la plus grande énergie entre le groupe des violons et celui des basses avec de part en part de violents coups de boutoirs syncopés. La ré-exposition du refrain est amenée grâce à une transition pianissimo d'une grande subtilité. Le retour du couplet est fortement condensé et une spirituelle coda en imitations entre les deux hautbois met un point final à ce finale somptueux.


Marie-Antoinette, reine de France par Élisabeth Vigée-Lebrun (1783)


Symphonie n° 62 en ré majeur

Composée par Joseph Haydn au cours de l'année 1780 ainsi qu'en témoigne une copie Ezsterhàza datée novembre 1780, la symphonie n° 62 en ré majeur, Hob I.62, présente la particularité unique d'avoir quatre mouvements dans la même tonalité (3). Elle figure, avec les n° 47 en sol majeur et la n° 75 en ré majeur, parmi les trois symphonies dont Mozart copia l'incipit en 1783 (3).


L'allegro initial est à peu de choses près identique à un des finales de la symphonie n° 53 l'Impériale (4). Il s'agit d'un morceau gai et festif, léger comme une bulle de champagne qui pourrait faire office de sinfonia ouvrant un opéra bouffe. Le second thème déroule une mélodie merveilleusement chantante. On remarque le rôle prépondérant de la flûte et la discrétion des basses qui donnent à ce morceau magistralement orchestré une sonorité à la fois brillante et transparente.


Une fois de plus le mouvement lent, allegretto, est le sommet de l'oeuvre. On a comparé ce morceau au duo Sull'aria entre Suzanna et la Comtesse du troisième acte des Noces de Figaro de Mozart (3). En tout état de cause on peut facilement imaginer que ce morceau enchanteur séduisit Mozart. Tout ici est digne d'admiration: la splendeur des thèmes, la subtilité de l'orchestration avec de délicieux frottements entre la flûte et les violons. Ce morceau est une structure sonate à deux thèmes munie d'un développement. Lors de la réexposition, un contrechant nouveau, se superposant au thème initial, produit une harmonie suprême.


Le menuet, telle une danse allemande, est très rythmé. Quant au trio, c'est un laëndler dans lequel le basson, doublant le premier violon, apporte une note pittoresque.


Le finale Allegro amène une nouvelle surprise. Le thème débute mystérieusement, piano, dans une tonalité différente (septième de dominante de sol majeur) du ré majeur attendu et ce n'est qu’à la septième mesure que la tonalité principale est franchement affirmée. Ce thème devient de plus en plus puissant et quand plus loin il passe au basses sous les trémolos des violons, l'effet est vraiment grandiose. Une fois de plus Marc Vignal évoque Mozart qui dans sa symphonie n° 36 en ut majeur KV 425 Linz de 1783 cite presque textuellement la successions d'accords vigoureusement sabrés qui suivent le premier exposé du thème principal (3). En fait ce morceau majestueux et puissamment architecturé n'a rien d'un finale et pourrait ouvrir une symphonie. C'est donc en quelque sorte une symphonie al rovescio que Haydn nous propose. Rien n'empêche donc d'écouter cette symphonie en inversant l'ordre des mouvements: successivement finale, menuet, allegretto, premier mouvement.


Marie-Thérèse, impératrice d'Autriche, mère de Marie-Antoinette par Martin van Meytens (1759), Académie des Beaux-Arts de Vienne.


Symphonie n° 50 en do majeur

La symphonie n° 50 en do majeur Hob I.50 fut composée par Joseph Haydn en 1773, année féconde qui vit naître outre le remarquable opéra bouffe L'Infedelta delusa, les symphonies n° 51 en si bémol, la symphonie n° 64 en la majeur et la symphonie n° 65 en la majeur. Si les symphonies n° 51 et 64 sont de typiques représentantes du mouvement "Sturm und Drang" (5), par contre les symphonies n° 65 et 50 s'en écartent notablement. C'est compréhensible dans la cas de la symphonie n° 50 dont deux mouvements au moins dérivent d'un spectacle pour marionettes malheureusement perdu "Der Götterath". Selon EC Robbins Landon cette symphonie, et non pas la n° 48 (Marie-Thérèse), bien antérieure, aurait été composée à l'occasion de la visite de l'impératrice à Eszterhazà en 1773. L'instrumentation est typique des symphonies de jeunesse car elle comporte le quintette à cordes, deux hautbois, un basson doublant la basse, deux cors altos, deux timbales et peut-être deux trompettes doublant les cors. La présence des trompettes fait débat et Anthony Hogson recommande de s'en passer si on dispose de cors altos (6).


Après une introduction Maestoso remarquable par ses rythmes pointés, l'allegro ¾ nous emmène dans une ambiance festive. Le thème principal est asymétrique, il se compose d'un motif des violons piano suivi d'une réponse forte en croches du tutti. Clarté et transparence sont les maîtres mots qui définissent le mieux ce mouvement (et d'ailleurs la symphonie toute entière). Cette exposition très concise se termine par un second thème très doux. Le développement est basé principalement sur les deux motifs constituant le thème. Ce mouvement très court, à l'énergie contenue, ressemble bien plus à une ouverture d'opéra qu'à un premier mouvement de symphonie.


Avec le second mouvement Andante moderato 2/4, on se croirait revenu au temps des symphonies antérieures à 1761. En effet cet andante est écrit pour les cordes seules dans sa première partie. De plus un violoncelle solo joue constamment la même mélodie que le premier violon mais à l'octave inférieur comme on l'a vu dans l'andante ma non troppo de la symphonie n° 16 en si bémol majeur qui elle est antérieure à 1761 (7). Ce mouvement a une sonorité très particulière, assez étrange, unique dans les symphonies de Haydn. L'entrée des hautbois et des cors dans la seconde partie apporte un complément d'harmonie et une sonorité plus classique. Aucun nuage ne voile ce mouvement axé sur la beauté mélodique.


Le menuetto (appelé Menuet par Haydn) est certainement le mouvement le plus original de la symphonie. Il contraste par son "modernisme" (on le croirait composé à une date bien plus tardive) avec l'archaïsme du mouvement précédent. Ce menuet est construit comme un morceau de sonate en miniature. Le trio débute par les premières mesures du menuet qui amènent avec beaucoup de subtilité le thème du trio en fa majeur, un chant du hautbois de caractère presque tyrolien. Le chant du hautbois pianissimo s'enchaine au da capo du menuet avec élégance. Une recherche constante d'unité donne à la fois charme et rigueur à ce mouvement.


Le climat du finale Presto 2/2 est assez proche de celui du premier mouvement. Il débute pianissimo par un thème à la fois furtif et spirituel (oui c'est possible), thème répété une fois et suivi par une marche harmonique de caractère baroque qui nous renvoie à des symphonies en ut majeur antérieures (n° 41, 38, 32). Le développement est construit sur les deux premières mesures du thème qui font l'objet de modulations variées et de variations rythmiques intéressantes. La rentrée d'abord inchangée est par la suite notablement modifiée : la marche harmonique "baroque" gagne en éclat et puissance et à la fin un fortissimo dissonant de tout l'orchestre avec timbales déchainées annonce la symphonie n° 56 en ut majeur de l'année suivante.


Joseph Haydn avait dix huit ans à la mort de Jean-Sébastien Bach (1685-1750). Il eut comme professeur Nicola Porpora (1686-1768) qui lui apprit à composer pour la voix. C’est dire qu’il avait encore ses deux pieds dans le monde baroque quand il commença sa carrière de musicien. L’interprétation de Giovanni Antonini et du Kammerorchester de Bâle sur instruments d’époque tient compte de ces données historiques et en même temps apporte un vent de fraicheur. Au delà de la perfection technique de l’exécution, les artistes ajoutent un supplément d’âme à la célèbre symphonie La Reine. Comme d’habitude, ils triomphent dans les symphonies de jeunesse comme la n° 50 ou moins connues comme la ravissante n° 62 auxquelles ils donnent une authenticité indiscutable conférée par les instruments anciens et aussi par leur enracinement dans la musique baroque.







  1. Luigi Della Croce, Les 107 symphonies de Haydn, Dereume, 1976, pp. 282-4.
  2. Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard 1988, pp. 1195-6.
  3. Marc Vignal, ibid, pp. 1109-10.
  4. Marc Vignal, ibid, pp. 1003-4.
  5. Marc Vignal, ibid, pp. 881-2
  6. Antony Hodgson, The music of Joseph Haydn, The Symphonies, The Tantivy Press/London, 1976, pp. 77-8.
  7. Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, pp. 1006-7.


jeudi 4 juillet 2024

L'allegro, il pensieroso ed il moderato de Haendel - Martin Gester - Stéphanie Pfister

Vers 1740 Georg Friedrich Haendel (1685-1759) arrive à un tournant dans sa vie artistique. Ses opéras qui jusque là constituaient la plus grande partie de sa production, cessent de plaire. Serse (1738) considéré aujourd’hui comme un chef-d’oeuvre, chuta après cinq représentations ; en mélangeant allègrement épisodes comiques et scènes dramatiques à la manière des dramme per musica du 17 ème siècle, cet opéra dérouta le public anglais.  Deidamia (1740), dernier opéra italien, dont l’anti-héros, Achille, est déguisé en femme et confiné au gynécée afin de ne pas combattre devant Troie, n’eut guère plus de succès que Serse malgré son sujet original et ses qualités musicales. Haendel abandonne donc l’opéra pour se consacrer à d’autres formes d’expression musicale. Semele (1743), Hercules (1744) et Belshazzar (1744), censés renouveler le genre, n’arrivèrent point à convaincre le public londonien peut-être par ce que ce dernier sentit bien qu’il s’agissait d’opéras déguisés en oratorios par l’adjonction de quelques choeurs. Par contre L’Allegro, il Pensieroso ed il Moderato, HWV 55 (1740), une ode pastorale en musique, triompha à Londres et dans tout le royaume. Haendel y utilisa un poème de Charles Jennens (1700-1773) et s’en appropria  la belle langue poétique pour composer, pour la première fois peut-être, une oeuvre musicale pensée par lui en anglais (1,2). 

Dans cette oeuvre très originale, le poète et le musicien abandonnent la bergerie chère aux artistes du 18ème siècle pour des caractères allégoriques. Ces derniers n’ont pas un interprète attitré mais peuvent s’exprimer avec des voix différentes suivant les sentiments ou affects qu’ils véhiculent. Ainsi l’Allegro apparaît successivement avec la voix d’une soprano (Come, thou goddess fair and free), d’un ténor (Haste thee, nymph and bring with thee) et d’un baryton (Populous cities please me)! Ces voix diverses pouvaient chanter aussi bien la beauté de la nature que les tourments de l’âme.


© Pierre Benveniste.  Les chanteurs solistes, le choeur et Martin Gester.


L'ode, L'allegro, il pensieroso ed il moderato, a été exécutée à l'église Saint-Maurice d'Ebermunster par l’orchestre baroque et les chanteurs de la Haute Ecole des Arts du Rhin et du Conservatoire de Strasbourg, placés sous la direction de Stéphanie Pfister et de Martin Gester. Les nombreux intervenants qui chantent tout au long de l’oeuvre dans le choeur ou en tant que solistes sont de jeunes étudiants talentueux. Certains d’entre eux sont déjà des artistes confirmés. Vu les dimensions imposantes de l’ouvrage et compte tenu de contraintes horaires, les directeurs musicaux ont voulu avant tout exprimer l’esprit de l’oeuvre tout en respectant le mieux possible la lettre nonobstant quelques changements dans l’ordre des morceaux et quelques coupures.


Il n’est pas question de décrire de façon exhaustive une oeuvre aussi dense et touffue. Nous n’en retiendrons ici que les passages les plus remarquables. C’est la campagne anglaise que Haendel et Jennens décrivent. L’alouette qui plane sur les champs de blé, le chant du tendre rossignol, le bruit de la faux aiguisée par le paysan sont des images et des sons dont Joseph Haydn (1732-1809) se souviendra dans son quatuor à cordes Hob III.67 dit l’Alouette ou sa symphonie La Chasse Hob I.73 (3). Pour de plus amples informations, on peut consulter dans ces colonnes un article plus ancien sur cette ode pastorale (4). 


Corniste, traversiste, hautboïstes...


L’Allegro s’exprime d’abord par la voix de ténor joliment timbrée de Antoine Hummel dans Haste thee, Nymph and Bring with thee, repris par le choeur dans la joie la plus pure et la plus débridée. Il Pensieroso entre en scène avec un air superbe, Come, pensive nun, devout and pure, précédé par un récitatif comportant un arpège dissonant de septième majeure avec une tierce mineure. Il était chanté par la soprano Varduhi Toroyan avec une belle ligne de chant et un legato harmonieux. L’allegro revient au devant de la scène avec un air très brillant, Mirth, admit me of thy crew, accompagné par le magnifique cor naturel de Winder Arteaga. Cet air cynégétique était chanté avec beaucoup de brio et une belle voix bien timbrée par le baryton Shunsuke Suzuki


Haendel aima beaucoup les siciliennes. Presque toutes ses oeuvres en contiennent au moins une.  L’allegro (Antoine Hummel) reste dans cette ambiance bucolique et poétique avec l’air magnifique au rythme chaloupé, Let me wander, not unseen, que le ténor chante avec beaucoup de sensibilité et une voix de velours. L’instant est fugitif car cet air est malheureusement très court! La première partie s’achevait avec le célèbre Or let the merry bells ring round, chanté par la voix pure et céleste de Varduhi Toroyan accompagnée par le carillon et l’orgue. Quand le choeur reprend le chant et que la musique emplit toute la nef, l’instant est magique et on en a la chair de poule. La fin de l'épisode inspire à Haendel une musique recueillie et presque religieuse dans la tonalité « grave et dévote » de ré mineur (5).


La deuxième partie s’ouvre avec Il Pensieroso et un très bel air, Hence, vain deluding joys, chanté par l’excellent contre-ténor, Stéphane Wolf d’une voix bien assurée. On arrive alors au sommet de l’oeuvre, avec l’air du rossignol, Sweet Bird, that shun’st the noise of folly, chef-d’oeuvre vocal et instrumental où la voix (Sara Taboada) et un traverso (Clémence Toillon), accompagnés par un bel orchestre, se livrent à une céleste joute musicale. Sara Taboada, en musicienne exceptionnelle qu’elle est, nous gratifie d’une merveilleuse version toute en nuances et en délicatesse de ce morceau enchanteur. Le superbe duetto pour soprano (Varduhi Toroyan) et ténor (Antoine Hummel), As steals the morn upon the night, fait écho à un duo entre le hautbois (Irénée Groz, Quetoura Brinkert) et le basson (Diedelinde Linskens). Le thème un peu doucereux se grave instantanément dans la mémoire à la manière d’une rengaine. 


Les chanteurs et les instrumentistes ont offert une prestation de très haut niveau dans laquelle les voix étaient parfaitement dosées et équilibrées. Merci également aux prometteuses solistes Marie-Andrée Cinquin, Enora Mohsen, Gvantza Gagnidze et aux membres du choeur. Ce dernier sonnait avec éclat dans les nombreux passages choraux. Bravo aux cordes de l’orchestre, aux bois, au continuo : Corentin Caussin (Théorbe), Yu Nakamura (clavecin et orgue) et la basse d’archet, aux vaillantes trompettes naturelles (Louis Bussière, Alice Joguet) et à la percussion (Arthur Leplat).


Les violonistes et le théorbiste


Dans le cadre admirable de l’abbatiale d’Ebersmünster, le public conquis par les aspects terrestres et spirituels de l’ode, applaudit chaleureusement les artistes. L'air avec choeurs Or let the merry bells, fut bissé.



  1. Piotr Kaminski, Haendel, Purcell et le baroque à Londres, Fayard, 2010.
  2. Olivier Rouvière, Les Opéras de Haendel, Un vade mecum, Van Dieren, éditeut, 2021.
  3. Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, Paris, 1988.
  4. https://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/allegro-penseroso-moderato-haendel-christie-beaune-2021
  5. Marc-Antoine Charpentier https://francisjacoblesite.wordpress.com/wp-content/uploads/2014/10/cc-tons-affect-des-tonalitecc81s1.pdf
  6. https://fr.wikipedia.org/wiki/Abbaye_d%27Ebersmunster


Peter Thumb (1681-1766), architecte, acheva l'abbaye d'Ebermunster en 1726.










mercredi 26 juin 2024

L'Olimpiade de Cimarosa par Christophe Rousset et Les Talens Lyriques

Lampadédromie (relais de flambeaux), Oenochoé attique, IVème siècle av. J.-C.

 

L'ami ou l'amante, un choix cornélien pour le vainqueur des J.O.

Après Antigona de Tommaso Traetta (1727-1779), Armida abbandonata de Nicolo Jommelli (1714-1774), Temistocle de Johann Christian Bach (1735-1782), La Cappriciosa corretta de Vicent Martin i Soler (1754-1806), La grotta di Trofonio et Armida d’Antonio Salieri (1750-1825), Christophe Rousset et les Talens Lyriques poursuivent leur exploration d’opéras italiens de la deuxième moitié du 18ème siècle avec une oeuvre phare de Domenico Cimarosa (1749-1801), L’Olimpiade. 

Cimarosa fut un compositeur très prolifique avec plus d’une centaine d’opéras à son actif. Pendant quelques décennies il composera environ cinq oeuvres lyriques par an. A la fin de sa carrière, sa production se ralentit et la qualité augmente pour atteindre des sommets avec des opéras admirables tels que Le Trame deluse (1786), Il Matrimonio segreto (1792) et son chef-d’oeuvre, Gli Orazi ed i Curiazi (1796). Malgré leurs qualités musicales et leur agrément scénique, les opéras de Cimarosa sont rarement représentés en France. Signalons ici la représentation de l’Italiana in Londra en 2015, un magnifique melodramma giocoso sur un livret de Giuseppe Petrosellini (1) par Génération Baroque, un ensemble vocal et instrumental procédant dans une optique historiquement informée avec à sa tête Martin Gester.  

L'Olimpiade, dramma per musica en deux actes d’après le livret de Pietro Metastasio (1698-1782), fut créé avec succès le 10 juillet 1784 au théatre Eretenio de Vicenza. L'opéra triompha jusqu'à la fin du siècle sur les scènes européennes mais tomba dans l'oubli au 19ème siècle (1). A l'occasion du bicentenaire de la mort de Cimarosa, l’Olimpiade fut représenté au Teatro Malibran di Venezia du 20 au 23 décembre 2001. La brillante distribution, avec Anna Bonitatibus dans le rôle de Megacle, Patrizia Ciofi dans celui d' Aristea, Luigi Petroni dans le rôle de Clistene, Ermonela Jaho dans celui d'Argene et la direction musicale d'Andrea Marcon, fit de ces représentations un événement marquant (2).

Stade d'Olympie. Olympie (Grèce)

Megacle a accepté de combattre à la place de son meilleur ami Licida et sous le nom de ce dernier aux Jeux Olympiques. Si Megacle est vainqueur, c'est donc Licida qui remportera le prix. Megacle ignore que ce prix est Aristea, fille du roi Clistene dont il est amoureux, amour payé de retour. Quand il l'apprend, il va combattre malgré son terrible désespoir et sort vainqueur. Licida exulte et s'apprête à prendre possession de son bien mais Aristea le repousse définitivement. Dans un accès de fureur, Licida agresse le roi Clistene et est condamné à mort. In extremis le roi reconnaît en Licida le bébé qu'il a abandonné aux flots marins. Licida et Aristea sont donc frères et sœurs et on se dirige vers une double union, celle de Megacle et Aristea, et celle de Licida avec son ancienne amante Argene.

Un livret, comme on les aimait à l'époque baroque, regorgeant d’héroïsme, de situations dramatiques poignantes et couvrant une palette étendue d’affects. Avant Cimarosa, ce livret inspira de très nombreux compositeurs: Antonio Caldara (1733), Antonio Vivaldi (1734) (3), Giovanni Battista Pergolese (1735), Leonardo Leo (1737), Baltassare Galuppi (1747), Johann Adolph Hasse (1756), Nicolo Jommelli (1761), Nicola Piccinni (1761), Antonio Sacchini (1763), Tommaso Traetta (1767), Josef Myslivecek (1778), Giuseppe Sarti (1778), Giovanni Paisiello (1784) etc. En juin 2012, un pasticcio fut monté à l'opéra de Dijon sur le texte de Metastasio. Des airs des compositeurs cités plus haut et d'autres encore (seize en tout), ont été réunis, afin de reconstruire un opéra complet. Cette salade russe s'avéra une réussite. L'unité conférée par l’utilisation d’un même livret par tous ces compositeurs, gommait la disparité due aux différences individuelles de style et d’époque.

Le Discophore, (Vème-IVème siècle av. J.-C.) Musée du Louvre

Le livret de Metastasio ne prévoyant pas d’ensembles ou de choeurs, l'Olimpiade de Cimarosa est une suite de récitatifs et d'airs qui au premier acte se conclut par un duetto et au second acte par un modeste concertato. Cette structure peut sembler archaïque pour les années 1780 et rappelle l'opéra baroque de Haendel ou Porpora. Cimarosa n'était pas le seul à procéder ainsi, Giuseppe Haydn (1732-1809), pourtant si prompt à innover, avait composé quelques mois avant Cimarosa un opéra seria génial, Armida, de plan analogue, comportant une suite d’airs et de récitatifs secs, du moins dans ses deux premiers actes (4). En tout état de cause, l'Olimpiade est aux antipodes de Gli Orazi ed i Curiazi, un opéra seria composé par le compositeur napolitain plus de dix ans plus tard comportant des ensembles et des choeurs se mêlant intimement à l’action dramatique (5).

Chez un autre que Cimarosa, cette suite d'arias pourrait devenir monotone. Ce n'est pas le cas ici et le maestro nous fait vibrer par les accents les plus touchants et les envolées lyriques les plus passionnées. Les airs sont de deux sortes, les uns de style napolitain avec da capo et des vocalises impressionnantes, regardent vers le passé et notamment vers l'opéra baroque napolitain mais aussi vers l'avenir car certains traits, certaines tournures vocales sont quasiment "belliniennes". D'autres airs sont  à deux vitesses, ils commencent par une partie lente qui débouche sur un allegro rapide, anticipant l’alternance cavatine-cabalette de l’opéra romantique. En général, la musique est plus complexe que dans les oeuvres précédentes du natif d’Aversa et les modulations, parfois enharmoniques, plus nombreuses et plus audacieuses. Cet opéra d’une grande unité regorge de richesses. En voici une sélection.

Philippéion (338 av. J.-C.) construit par Philippe II de Macédoine. Olympie. © Photo Jean-Christophe Benoist (7)

Acte I. L'air de Megacle scène 2, Superbo di me stesso.... La mélodie de cet air a des accents romantiques dus à des gruppettos très expressifs, elle sera reprise dans Gli Orazi ed i Curiazi. Cet air donne lieu à de superbes vocalises dont l’une sur la syllabe sta comporte cent cinquante notes de musique et des intervalles périlleux. L’air d’Argene, scène 7, Fra mille amante un core, est très court, très simple, sans vocalises ni virtuosité mais d’une grande séduction mélodique. Une pure merveille qui suit un air du même type basé peut-être sur un chant populaire napolitain, O care selve, scène 4. L’acte I se termine par un très beau duo de Megacle et Aristea comportant un récitatif accompagné, Megacle, o ma speranza, et un air, Ne’ giorni tuoi felici, avec de magnifiques envolées lyriques, de belles modulations romantiques et la voix d’Aristea qui plane dans les hauteurs.

Acte II. On arrive alors au coeur du drame avec le magnifique récitatif accompagné de Megacle scène 7, Misero me! Che veggo! Megacle fidèle à sa promesse décide de s'effacer pour laisser Licida épouser Aristea. Ce récitatif est suivi par: Se cerca, se dice, un air admirable en do majeur très "bellinien" par sa splendeur vocale, sommet dramatique de l’opéra. L’air d'Aristea avec hautbois obligé scène 14, Mi sento O Dio nel core, donne l’occasion d’écouter un fantastique solo de hautbois et une étonnante joute musicale entre l’instrument et la voix d'Aristea. C'est peut-être le point culminant de l'opéra et un tour de force de Cimarosa. L’air d'Argène, scène 15, Spiegar non poco appena, en sol mineur est un morceau très Sturm und Drang, quasiment haydnien. On peut mentionner ici que dans la décennie 1780-90, Haydn a révisé, monté et dirigé à Eszterhàza treize opéras de Cimarosa. L’air de Megacle en fa majeur, scène 17, Nel lasciarti! O Prence amato, est l’un des plus émouvants de tous les airs de cet opéra. La musique de ce rondo tend la main à Rossini, Donizetti et Bellini! Cet air a été remplacé par un quatuor vocal dans la version choisie par les Talens Lyriques (6). Cet ensemble est probablement une insertion lors d’une reprise postérieure de l’opéra. Il s’agit aussi d’un rondo qui s’intègre sans rupture stylistique avec le reste mais qui, à mon goût, est musicalement inférieur à l’original.

Pour cette production Opéra Royal/Château de Versailles Spectacles, Christophe Rousset a réuni une équipe exceptionnelle de chanteurs parmi lesquels plusieurs artistes fidèles aux Talens Lyriques.

Josh Lovell incarnait le roi Clistene de sa superbe voix de ténor. Au deuxième acte il chante un air très émouvant, Non so donde viene, précédé par un récitatif accompagné en do mineur très pathétique, Giovane sventurato, dans lequel il exprime le tendre sentiment qu’il ressent en regardant Licida qu’il a condamné à mort. Cet air de type cavatine-cabalette est remarquable par ses larges intervalles et ses accaciatures dans la partie rapide et Josh Lovell en donne une interprétation remarquable de justesse, de vigueur et d’intensité expressive.  

Rocio Perez est coutumière des rôles de soprano colorature (Reine de la nuit, Lakmé). Le rôle d’Aristea est un des plus acrobatiques du répertoire du 18ème siècle. La soprano offrit au public une prestation éblouissante alliant l’élégance, le brio et l’émotion notamment dans le grand air avec da capo, Mi senti, Oh Dio! Nel core, avec hautbois obligé. L’ambitus de cet air couvre plus de deux octaves du ré 3 au sol 5 (contre sol), une prouesse sans équivalent à ma connaissance (le premier air de la Reine de la Nuit atteint le fa 5). Aux saluts, elle fut gagnante à l’applaudimètre.

Maité Beaumont est une habituée des productions des Talens Lyriques. Elle donna une belle incarnation du personnage de Ruggiero dans Alcina de Haendel. Elle prêtait sa voix envoûtante de mezzo-soprano, ses beaux graves et sa superbe diction à Megacle. Ce dernier, héros cornélien s’il en fut, est déchiré entre son amour pour Aristea et son amitié pour Licida. Maïté Beaumont a effectué une prestation admirable en mariant la beauté du chant avec une émotion à fleur de peau et un souci constant des couleurs et des nuances, notamment dans le sublime Se cerca, se dice.

Mathilde Ortscheidt campait le personnage de Licida. Cette mezzo-soprano impressionnait par la projection formidable de sa voix et un timbre remarquablement agréable et chaleureux. Elle brilla tout particulièrement dans l’air Torbido, il ciel s’oscura. La mezzo a donné du corps, du coeur et de la vie au personnage ambigu et impulsif que semble Licida dans le livret.

Marie Lys, une soprano rompue aux styles baroques et classiques,  incarnait Argene. Délaissée par Licida, Argene est un personnage touchant auquel le maître d’Aversa a confié des mélodies très séduisantes à l’acte I que la soprano chante d’une voix au timbre fruité. Elle bénéficie à l’acte II d’une aria di furore, Spiegar, non posso appena, magnifique exemple de musique préromantique que la soprano porte à l’incandescence. Marie Lys chante avec une intonation parfaite, une remarquable technique vocale, une grande précision dans l’émission des ornements et un engagement de tous les instants.

Aminta (Alex Banfield) est un personnage important car c’est lui qui révèle le secret de l’origine de Licida. Ce jeune ténor séduit par la beauté du timbre, l’agilité de la voix et l’aisance des vocalises, en particulier dans l’aria di paragone, Siam navi all’onde algenti qui ouvre l’opéra.

L’orchestre des Talens Lyriques est composé d’instruments d’époque avec des cors et des trompettes naturels. Il se produit ici dans le répertoire classique. Disons-le sans. détours, quand on a goûté à un tel orchestre, on ne peut plus écouter cette musique jouée sur instruments modernes! Les cordes emmenées avec brio par Gilone Gaubert ravissaient par leur son superbe et leur précision, notamment dans la délicieuse sinfonia. Les vents n’étaient pas en reste avec un hautbois solo de haut vol qui dialoguait spirituellement avec Aristea. On entendait aussi dans le rondo, Nel lasciarti!, un violoncelle et un cor anglais aux belles sonorités. Une fois de plus Christophe Rousset dirigeait tout ce beau monde d’un geste sobre et précis et communiquait son enthousiasme aux musiciens et au public.

On ne le dira jamais assez, il n'y a pas que Mozart dans l'opéra italien du 18ème siècle finissant. Domenico Cimarosa, Antonio Salieri, Francesco Bianchi ou Giovanni Paisiello y tiennent également une place de premier plan. Merci Christophe Rousset de nous avoir permis de découvrir un nouveau fleuron de ce répertoire tellement riche.

© Pierre Benveniste. De gauche à droite: Maité Beaumont, Rocio Pérez, Mathilde Ortscheidt, Marie Lys



  1. Nick Rossi and Talmage Fauntleroy, Domenico Cimarosa, His life and his operas, Greenwood Press, Westport, Connecticut, 1999.
  2. https://piero1809.blogspot.com/2016/05/les-jeux-olympiques-vus-par-cimarosa.html
  3. https://piero1809.blogspot.com/2023/10/lolimpiade-de-vivaldi-par-jean.html
  4. https://piero1809.blogspot.com/2019/04/armida-de-joseph-haydn.html
  5. https://piero1809.blogspot.com/2014/11/leshoraces-et-les-curiaces-le-serment.html
  6. https://s9.imslp.org/files/imglnks/usimg/0/07/IMSLP351067-PMLP555381--D-2132-_Olimpiade_Atto_Secondo.pdf
  7. https://fr.wikipedia.org/wiki/Philipp%C3%A9ion
  8. Cet article est une extension d'une critique publiée dans BaroquiadeS : https://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/olimpiade-cimarosa-rousset-versailles-2024