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lundi 19 juin 2023

Turandot de Puccini à l'Opéra National du Rhin

© Photo Klara Beck.  Elisabeth Teige (Turandot)


Comme toutes les oeuvres inachevées, Turandot, dernier opéra de Giacomo Puccini (livret de Giuseppe Adami et Renato Simoni d'après Carlo Gozzi), est nimbé de mystère. Puccini est mort le 29 novembre 1924 d’une crise cardiaque subséquente au cancer de la gorge dont il souffrait mais l’écriture de son manuscrit était en panne bien avant la date de sa mort. Franco Alfano, disciple de Puccini, fut chargé de terminer l’oeuvre, tâche dont il s’acquitta avec motivation. Arturo Toscanini trouvant le finale d’Alfaro trop long, ce dernier accepta de le raccourcir  et c’est un finale tronqué qu’on entend généralement de nos jours. L’audition du finale complet réalisée ce soir à l’ONR présente un grand intérêt car Alfano utilisa plusieurs esquisses originales de Puccini c’est donc de la musique supplémentaire de ce dernier que l’on a la joie d’entendre (environ un tiers de la partition d’Alfano). Les deux autres tiers sont issus de l’imagination féconde de l’auteur de La légende de Sakùntala (1921), un opéra très réussi dont l’action se situe dans l’Inde ancienne. Les sources de cet article se trouvent dans les références 1 à 3.


Selon Marcel Marnat, Turandot n’est pas le meilleur opéra de Puccini (4). Le premier acte est un chef-d’oeuvre de bout en bout culminant avec l’hymne à la lune, Perché tarda la Luna…, un des passages les plus fascinants de tout Puccini. L’acte II se maintient à un excellent niveau avec la première scène où Ping, Pang et Pong se plaignent de leur sort, Ho une casa nell’Honan, et se livrent à des cabrioles très « commedia dell’arte » qui rappellent des scènes de l’Ariane à Naxos de Richard Strauss. La scène des énigmes, Straniera ascolta,  ne manque pas de grandeur et donne l’occasion à Turandot de conter son histoire et de clamer ses motivations dans l’air remarquable In questa reggia. Le 3ème acte n’est pas à la hauteur des précédents; il débute admirablement avec une introduction mystérieuse rappelant le cercle des adolescents et des adolescentes du Sacre du Printemps d’Igor Stravinski. La suite déçoit: l’air Nessun dorma surprend par sa banalité voire son caractère racoleur, il est devenu curieusement l’emblème de l’opéra. L’air de la mort de Liu, Tu che di gel sei cinta…,ne vaut pas son sublime premier air et la suite est interminable. Puccini semble à court d’invention. Le finale d’Alfano vient heureusement relever le niveau. Le langage harmonique est bien celui de son époque (1925), plus audacieux, plus chromatique, plus dissonant que celui de Puccini, il permet de donner une conclusion musicalement séduisante à l’oeuvre (5), nonobstant le retour tonitruant de Nessun dorma dont la vulgarité est exacerbée par une orchestration pâteuse.


Composer une fin dramatiquement cohérente était devenu un casse-tête puis mission impossible pour Puccini. Par quel tour de passe-passe, Turandot, la princesse du ciel, allait-elle céder aux caresses de Calaf? En fait le sort de la princesse était scellé par la mort de Liu dont elle était largement responsable et la seule issue dramatiquement plausible devenait sa propre mort. Une autre option eût été qu’elle retournât intacte à sa prison de glace. Il était possible que Puccini eût songé à la première option lorsqu’il disait qu’il voulait pour la dernière scène écrire un duo d’amour semblable à celui de Tristan et Isolde de Richard Wagner.


© Photo Klara Beck.  Andrei Maximov (Le Mandarin)


La mise en scène d’Emmanuelle Bastet est délibérément hyper-réaliste puisque l’action se déroule de nos jours dans une contrée assez similaire à la Chine actuelle. Les rues de Pékin sont remplies de personnages bien vêtus vaquant à leurs occupations alors que la didascalie indique des gardiens se jetant brutalement sur la foule. Ce tableau serait plutôt rassurant si des caméras de surveillance et de nombreux policiers n’étaient pas présents à tous les coins de rue. Si ce décor (Tim Northam) peut fonctionner pendant une partie de l’acte I, le fossé se creuse entre ce que l’on entend et ce qu’on voit et des distorsions apparaissent. Dès l’acte II la scène s’épure drastiquement et à l’acte III le décor se résume à un lit. Les allusions à une démocrature ou un régime totalitaire s’estompent et on revient à une Chine plus traditionnelle. Cette transposition a le mérite de la discrétion et n’empiète pas sur l’action dramatique et la musique. Par contre Emmanuelle Bastet a projeté un éclairage original sur le personnage de Turandot. Cette dernière n’est plus la princesse cruelle et capricieuse dont le seul but est de collectionner les effigies de ses prétendants martyrisés, elle est en fait une victime qui porte en elle les atrocités (viol, meurtre) dont son ancêtre fut victime par la faute des conquérants mâles. Calaf n’est plus le noble prince de conte de fées, son but est visiblement de posséder Turandot, de se l’approprier corps et âmes ce qui a pour effet de légitimer la cruelle loi  édictée par la princesse et clamée par le mandarin. Turandot n’est pas aussi froide qu’on le croit et les belles vidéos d’Eric Duranteau révèlent une princesse sujette à des désirs non assouvis. Les costumes (Véronique Seymat) sont réussis notamment la magnifique robe vaporeuse de Turandot ainsi que les jupes ou pantalons bleus, les chemises blanches et les cravates rouges des enfants. Le voile de mousseline des noces putatives de Turandot resplendit grâce aux éclairages féériques de François Thouret.


© Photo Klara Beck.   Adriana Gonzalez (Liu)


Le rôle de Turandot est confié à Elisabeth Teige. Les moyens vocaux sont énormes. La soprano norvégienne (Brunnhilde, Senta, Sieglinde) est capable de dominer un choeur surpuissant et un orchestre déchainé. Bien que le rôle fût écrasant à partir du premier tiers de l’acte 2 et jusqu’au duo final d’Alfano, aucune baisse de régime n’est détectable quelque soit le registre de sa tessiture. Les notes les plus aigües (do 5) ne sont jamais criées et les plus graves (do 3), résonnent généreusement. La cantatrice ne se cantonne pas dans les décibels mais est capable de pianissimos murmurés notamment dans In questa reggia, Sa prestation était captivante, c’était la meilleure Turandot que j’eusse jamais entendue.


© Photo Klara Beck.  Arturo Chacon-Cruz (Calaf), Elizabeth Teige (Turandot)


Arturo Chacon-Cruz avait la lourde tâche d’incarner Calaf, un rôle exigeant surtout dans le finale très tendu d’Alfano. Lors de ses premières interventions la voix paraissait plutôt mince et assez mate. A l’acte II le chanteur mexicain prenait de l’assurance et ses interventions en solo dans la scène des énigmes prenaient de l’ampleur et le timbre, des couleurs. Plus généralement il était plus à l’aise en solo que dans les duos avec Turandot où la voix de sa partenaire dominait outrageusement. Il arrive vaillamment au climax du finale: La mia gloria è il tuo amplesso avec des suraigus d’une belle intonation. Le public l’a apprécié car il arriva premier à l’applaudimètre.


Le rôle de Liu était attribué à Adriana Gonzalez, soprano. Je connaissais cette cantatrice par le disque mais ne l’avais jamais entendue en live. D’emblée la soprano guatémaltèque séduit par une voix agile, au timbre charnu et au grain fin. L’air Signor ascolta était un enchantement. Grâce à une voix fraiche et pure, au legato parfait, au phrasé subtil, à des pianissimos envoûtants, des aigus murmurés à tomber, peu ou pas de vibrato, elle a livré mardi soir une interprétations mémorable de cet air si beau, discret et émouvant. Dans l’air de l’acte III, Adriana Gonzalez a réussi à émouvoir l’auditeur jusqu’aux larmes sans pourtant en faire des tonnes. Une fois de plus la qualité de son chant, son sens aigu des nuances, sa musicalité font la différence avec la plupart des interprètes de ce rôle.


© Photo Klara Beck.  Eric Huchet (Pong), Alessio Arduini (Ping), 
Gregory Bonfatti (Pang)


On ne peut qu’être ravi par la performance collective et individuelle des trois artistes incarnant les ministres Ping, Pang et Pong (6). L’irruption de la comédie italienne dans un contexte tragique est une trouvaille et joue le même rôle que l’Arlequinade dans le drame d’Antonio Salieri, Axur re d’Ormus. Les trois ministres arrivent sur scène en trottinette électrique, impertinente trouvaille. En outre la musique de Puccini est délicieusement inspirée. Ping (Alessio Arduini) mène la danse de sa voix de baryton bien timbrée (J’ai une maison dans le Honan) et ses compères Pang (Gregory Bonfatti) et Pong (Eric Huchet) lui donnent la réplique de leurs chaudes voix de ténors. Ils chantent ensuite en trio et l’euphonie produite par ces timbres qui se complètent, est franchement délectable: un festival de couleurs. 


L’empereur Altoum qui veille au destin de la Chine éternelle, était incarné par le ténor argentin Raul Giménez. Sa fille est pour lui un instrument de pouvoir et il était prêt à la livrer aux doigts de ses prétendants à condition que ces derniers résolussent les énigmes. Ce rôle était tenu avec autorité et majesté par le ténor argentin. La basse russe Mischa Schelomianski captivait par sa voix de basse profonde dans le rôle de Timur. Bien qu’il ne bénéficiât pas d’un véritable air, Il était  émouvant au troisième acte quand il se lamente sur le corps sans vie de Liu. Le mandarin apparaît sur scène au tout début avec un solo emblématique au plan musical et dramatique: Popolo di PekinoAndrei Maksimov harangue la foule d’une voix impérieuse qui résonne hardiment sur la scène. Sa deuxième intervention à l’acte 2 avec les mêmes paroles et musique  était encore plus impressionnante. Ce jeune chanteur de l’Opéra Studio a décidément beaucoup de potentiel. Enfin deux servantes (Clémence Baïz et Nathalie Gaudefroy) et le prince de Perse (Nicolas Kuhn), tous trois venant du choeur, apportaient leur concours avec des voix bien chantantes. 


Le choeur omniprésent est un composant essentiel de cet opéra, c’est lui qui confère en grande partie la couleur chinoise à la musique. On ne peut que féliciter le choeur de l’Opéra National du Rhin, le choeur de l’Opéra de Dijon et la maîtrise de l’Opéra National du Rhin. L’hymne à la lune de l’acte 1 était grâce à leur voix, un moment sublime de musique pure.


Un orchestre philharmonique de Strasbourg des grands jours était à l’oeuvre sous la direction experte de Domingo Hindoyan. Un orchestre bigarré où intervenaient nombre d’instruments inhabituels: xylophone, xylophone basse, divers gongs, cloches tubulaires, blocs de bois et tam-tam donnaient à la musique les plus brillantes couleurs. Le célesta élargissait le champs des possibles dans le registre le plus aigu tandis que des bois savoureux apportaient une note bucolique aux rêves de Ping, Pang et Pong.


Un spectacle somptueux, une musique étincelante, servis par les meilleurs artistes du moment

  


(1)  https://piero1809.blogspot.com/search?q=Turandot

(2)  Entretien avec Domingo Hindoyan, Turandot, un opéra aux limites, Programme de salle de Turandot. Juin 2023.

(3)  https://en.wikipedia.org/wiki/Turandot

(4)  Marcel Marnat, Giacomo Puccini, Fayard, 2006.

(5) Alain Perroux, Défense et illustration du premier finale d'Alfano, Programme de salle de Turandot. Juin 2023.

(6). Jürgen Maehder (Ed.), Esotismo e colore locale nell'opera di Puccini. Atti dello convegno internazionale sull'opera di Puccini a Torre del lago (1983) Pisa (Giardini) 1985.

dimanche 4 juin 2023

Le conte du Tsar Saltane de Rimski-Korsakoff à l'Opéra National du Rhin

© Photo Klara Beck  Babarikha, la Tisserande, la Cuisinière, la Tsarine Militrissa

Le conte du Tsar Saltane, un opéra en un prologue et quatre actes de Nicolai Rimski-Korsakoff, livret de Vladimir Bielski d'après le conte d'Alexandre Pouchkine, a été créé le 3 novembre 1900 au Théâtre Solodovnikov de Moscou.

Suite à une machination de ses deux soeurs jalouses, la tsarine Militrissa est condamnée à l’exil avec son fils, le tsarévitch Gvidone, accusé d’être un monstre. La mère et son enfant jetés à la mer dans un tonneau, finalement accostent sur l’île de Bouïane. Ayant sauvé avec son arc l’oiseau-cygne des griffes d’un vautour, Gvidone apprend de l’oiseau reconnaissant qu’il a en fait tué un sorcier et que ce dernier avait ensorcelé l’île. Quand Gvidone et sa mère se réveillent, la ville merveilleuse de Ledenetz leur apparaît. Le peuple demande à Gvidone de devenir roi. Ce dernier accepte puis se transforme en bourdon pour revenir à la cour du Tsar. Il apprend l’existence d’une belle princesse et veut la retrouver. L’oiseau-cygne lui révèle que la princesse se trouve devant lui. Ses yeux se décillent et il veut épouser la princesse sur le champ, union bénie par Millitrissa. Le tsar Saltane se rend à Bouïane et le mariage est célébré dans la liesse.


© Photo Klara Beck.  Ledenetz, la ville dont Gvidone est le roi



L’idée majeure qui sous-tend la mise en scène de Dimitri Tcherniakov est que Gvidone, le fils du Tsar Saltane et de la Tsarine Militrissa, n’est effectivement pas un enfant comme les autres, il est autiste, une pathologie qui s’exprime dans le monde réel mais pas dans le monde de ses rêves, en fait celui des contes que sa mère lui lit et particulièrement l’histoire du tsarévitch Gvidone. Le décor de Tcherniakov est totalement en phase avec sa vision du livret. Froid et sans relief quand il décrit le monde réel, il devient luxuriant dans le monde imaginaire. Il en est de même pour les costumes d’Elena Zaytseva: costumes de ville sobres dans le monde réel, ils évoquent la vieille Russie  dans le conte avec des étoffes aux teintes pastels qui tracent des tableaux irréels et parfois oniriques, en accord avec les coupoles et les dômes des églises. Les vidéos de Gleb Filshtinsky tracées au crayon ou au fusain apportent beaucoup de vie et de poésie aux scènes où elles interviennent.


© Photo Klara Beck  La tsarine Militrissa


Bogdan Volkov exprimait avec précision le caractère de Gvidone, un être à la fois souffrant et triomphant. Sa somptueuse voix de ténor tantôt héroïque, tantôt plaintive, est enthousiasmante. Il est en même temps un acteur formidable. Le duo d’amour avec la princesse-cygne à l’acte IV, Chudo ne maloe, est un grand moment d’opéra avec des contre-ré délectables émis sans effort par les deux amoureux. Gvidone a sauvé le cygne des serres du vautour. Reconnaissant, le cygne lui dévoile un secret: « Ce n’est pas un oiseau que tu as protégé, c’est la vie d’une jeune fille que tu as sauvée ». Cette scène nous vaut un des passages les plus fascinants de l’opéra: il débute par une figure en notes répétées des bois au dessus d’arpèges des altos et de la harpe, un magnifique solo de cor et de violon puis la princesse-cygne, nichée dans l’écrin que constitue la vidéo, émet un chant ineffable dans l’aigu d’une pureté admirable, Ty Tsarévitch mog spasitel. Cette scène nous permet de découvrir Julia Muzychenko, soprano colorature dont la voix claire et agile, a en même temps une projection étonnante. Elle est la révélation de la soirée.


© Photo Klara Beck.  La princesse-cygne, le tsarévitch Gvidone


Tatiana Pavlovskaya joue et chante remarquablement le rôle de la Tsarine Militrissa déchue, exilée et devenue mère célibataire. La voix puissante au timbre riche et coloré et aux belles courbes, est très émouvante quand elle apprend qu’elle sera jetée à la mer dans un tonneau avec son fils nouveau-né, c’est alors que débute un chant déchirant tandis qu’une vidéo montre le tonneau ballotté par une mer déchainée. Le tsar Saltane fait preuve d’une naïveté sans égale quand il prête foi aux mensonges des deux soeurs de son épouse, la tsarine Militrissa. A la fin il pardonne aux soeurs calomnieuses. Ante Jerkunica donnait à ce personnage au demeurant un peu simplet beaucoup de chair et d’humanité. La voix de basse a un timbre somptueux et sait faire preuve de finesse et de nuances.


Stine Marie Fischer (La Tisserande), Bernarda Bobro ((La Cuisinière), Carole Wilson (Babarikha) formaient un trio haut en couleurs. Evgeny Akimov (Le vieil homme, premier navigateur), Ivan Thirion (Le messager, deuxième navigateur) et Alexander Vassiliev (Le Bouffon, troisième navigateur) avaient de fort belles voix.


© Photo Klara Beck.  Le tsar Saltane et le tsarevitch Gvidone


Un orchestre Philharmonique des grands jours  était à son affaire avec cette partition étincelante qu’Aziz Shokakhimov connaît parfaitement. Le chef insuffla aux cordes généreuses (remarquable vol du bourdon), aux bois savoureux, à des cors d’une virtuosité confondante, aux vaillantes  trompettes omniprésentes, aux harpes, au célesta… un surplus d’esprit et de créativité pour le plus grand bonheur des chanteurs et du public. Le choeur de l’ONR donnait au spectacle sa couleur populaire russe.  Il intervient en particulier dans un premier acte très coloré et plein d’action qui se termine par un puissant choeur où alternent femmes et hommes avec des modulations brutales (la bémol mineur-do mineur) qui annoncent l’Oiseau de Feu d’Igor Stravinsky. A la fin il fit trembler les murs de l’opéra quand on célébra les retrouvailles de la famille impériale avec le tsar et la tsarine exilés.


L’opéra comme on l’aime: une musique étincelante, des chanteurs d’exception, des décors féériques et une mise en scène intelligente qui apporte de la densité au livret et qui n’empiète pas sur la musique. Un spectacle enthousiasmant.