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mardi 26 janvier 2016

Le quatuor à cordes n° 15 en sol majeur et mineur de Schubert

Le quatuor à cordes n° 15 en sol majeur opus 161 D 887 de Franz Schubert (1797-1828) est, selon le musicologue Harry Halbreich, un des plus beaux quatuors jamais écrits.

Franz Schubert, peinture à l'huile d'après une aquarelle de Wilhelm August Rieder (1825)

La composition des quinze quatuors à cordes se déroule tout le long de la courte vie de Franz Schubert. Toutefois la plupart d'entre eux sont antérieurs à la vingtième année du compositeur, les six premier et le n° 10 en mi bémol datent d'avant 1813, les n° 7 et 8 sont écrits en 1814, le n° 9 en 1815, et le n° 11 en mi majeur D 353, le plus élaboré des quatuors de « jeunesse » est achevé en 1816 alors que le compositeur avait 19 ans. Viennent ensuite les « grands » quatuors : le quatuor n° 12, quartettsatz, en do mineur D 703, inachevé, date de 1820, le quatuor n° 13 en la mineur, Rosamunde, opus 29 D 804, a été composé en 1824, le quatuor n° 14 en ré mineur, La Jeune fille et la Mort, D 810, a été terminé en 1824, après le précédent. Le quatuor n° 15 en sol majeur opus 161, D 887, dernier des quatuors à cordes de Schubert, date de 1826. Ses dimensions exceptionnelles s'expliquentt peut-être par le voisinage de la neuvième symphonie en do majeur D 944 (La Grande), dont la composition débute en 1825 (1).

Quand Schubert écrit entre 1824 et 1826 ses grands quatuors, à la même époque, Beethoven révolutionnait les formes dans ses quatuors à cordes n° 12 à 17. Son quatuor n° 14 en do # mineur, opus 131 de 1826, comporte en effet sept mouvements. Pour le premier mouvement Beethoven fait appel au genre de la fugue, dans le mouvement lent (4 ème mouvement) qui est le pivot et le centre de gravité de l'oeuvre, il utilise la grande variation, forme musicale qu'il porte ici à un niveau de fantaisie inégalé, le scherzo (5 ème mouvement) est un jaillissement continu d'idées et de rythmes, prodige d'imagination et de liberté, enfin le septième mouvement est un rondo sonate extrêmement élaboré. Contrairement à Beethoven, la structure formelle n'intéresse pas Schubert, cette dernière reste infiniment classique dans les quatre mouvements de ses quatuors et ne s'écarte pas beaucoup de celles de Haydn ou Mozart : structure sonate du premier mouvement, mouvement lent de forme Lied ou thème varié conventionnel, menuet ou scherzo en troisième position et souvent rondo pour le dernier mouvement. La révolution chez Schubert réside dans le domaine harmonique comme nous le verrons dans cet ultime quatuor en sol majeur.

Quand j'écoutai pour la première fois ce quatuor, je ressentis une des plus fortes émotions musicales de mon existence. Conscient de l'immense valeur de cette œuvre, je n'ai jamais cessé depuis de l'écouter et chaque fois je suis saisi par son caractère dramatique et sa tension incroyable.

Le vaste premier mouvement, allegro molto moderato, ¾, dépasse tout ce que Schubert avait écrit jusque là en puissance et en nouveauté.
L'alternance du mode majeur et du mode mineur est le principe fondamental de ce mouvement. Une phrase commencée en majeur se termine en mineur et vice versa. Ce procédé est érigé en principe de technique compositionnelle et a un potentiel expressif immense. En général, dans cette composition, le mode mineur exprime la violence, tandis que la timidité semble caractérisée par le mode majeur (3).
L'écriture des quatre instruments fait appel systématiquement à des trémolos extrêmement rapides (triples croches répétées  dans un tempo allegro molto moderato). Ces tremolos évoquent intensément l'orchestre, celui de la Mort d'Isolde de Richard Wagner, par exemple, et on se prend à imaginer que Schubert entendait un cor lorsque, au début de l'oeuvre, le premier violon expose la mélodie au dessus des tremolos constamment modulants des trois autres instruments. Lorsque le thème est énoncé dans les profondeurs du violoncelle et que les tremolos grimpent dans les hauteurs, l'effet est incroyablement Wagnérien ! Je suis persuadé que quand il écrivait ce quatuor, Schubert pensait à une nouvelle symphonie plus ambitieuse encore que la précédente (La Grande en do majeur D 944 de 1825) (2). Le second thème très différent se déroule piano dans un ambitus très restreint ne dépassant pas l'intervalle de quarte dans sa plus grande partie, il donne lieu à un développement intermédiaire très dramatique, l'exposé du second thème et le développement intermédiaire sont répétés une deuxième fois et l'exposition se termine par des tremolos pianissimo au violoncelle qui conduisent aux barres de reprise et au développement proprement dit. Ce dernier, monumental, est construit sur le thème initial et fait alterner des passages très mystérieux pianissimo en tremolos avec des passages fortissimo d'une violence inouie. Les modulations incessantes sont de plus en plus audacieuses et m'évoquent certains passages du premier mouvemen de la sixième symphonie de Mahler (rien que ça!). La reexposition très condensée récapitule la première partie en la variant considérablement et tout se termine avec une coda basée plus que jamais sur l'alternance d'accords mineurs et majeurs violemment sabrés par les seize cordes. C'est le mode majeur qui triomphe in extremis (3).

Après un tel mouvement, un contraste s'imposait et c'est un andante un poco moto en mi mineur 4/4 qui lui est centré essentiellement sur la beauté mélodique. De forme Lied, il fait alterner un thème magnifique chanté par le violoncelle avec un épisode très orageux, faisant de nouveau appel à de furieux tremolos. Le mouvement s'achève en mi mineur dans une ambiance résignée.

Contrairement au violent scherzo du quatorzième quatuor en ré mineur, La Jeune Fille et la Mort, qui se déroule constamment fortissimo, ce magnifique scherzo, dans la tonalité de si mineur, évolue presque tout le temps pianissimo dans une ambiance mystérieuse et romantique. Il est interrompu par un adorable trio, petite valse d'une beauté mélodique typique du meilleur Schubert.

Le quatrième mouvement, sol mineur, Allegro assai 6/8 équilibre par sa taille (710 mesures!) le premier mouvement. Cette tarentelle sauvage est très proche de celle qui termine le quatrième mouvement du 14ème quatuor La Jeune Fille et la Mort. Ici le potentiel dramatique est également conféré par l'incessante alternance des modes majeurs et mineurs. Le thème principal qui domine tout le mouvement a une motricité extraordinaire et emporte tout sur son passage. Formellement, on a affaire à un rondo sonate dans lequel refrains, couplets et développement central sont construits sur un même thème. Malgré la longueur de ce mouvement, la cavalcade impitoyable, véritable course à l'abîme, ne faiblit jamais. On sent que les quatre instruments et leurs seize cordes ne suffisent plus à Schubert. En témoigne, dans la coda du mouvement, cet incroyable crescendo de trente mesures (mesures 650 à 680) qui débute piano et se termine par un triple fortissimo, climax absolu du mouvement (4). Seul un grand orchestre symphonique pourrait rendre justice à un tel passage.

Une telle œuvre a-t-elle eu une postérité ? Les quatuors à cordes de Mendelssohn, Schumann ou Brahms, me semblent relever d'esthétiques très différentes. Comme on l'a dit déjà, ce quatuor appelle l'orchestre et c'est surtout à Anton Bruckner à qui on pense, à son écoute.
Comment les animaux enterrent le chasseur Gravure sur bois d'après Moritz von Schwind, un  familier de Franz Schubert

Interprétation. La discographie est pléthorique. Je suis incapable de choisir car ma version préférée , celle du quatuor Hongrois, n'existe plus sous sa forme initiale, un disque microsillon.  Le repiquage qui a été réalisé dans un CD est nettement inférieur à l'original. Le son autrefois ample et profond est devenu sec et mat.
La question des tempi est primordiale. Une bonne exécution doit avant tout respecter la volonté du compositeur. Ce dernier a indiqué pour le premier mouvement Allegro molto moderato. On ne peut être plus précis ! Le second mouvement est un andante un poco moto. Il faut impérativement établir un contraste entre les deux mouvements et donc le premier ne doit pas être joué trop lentement, comme un andante, comme on l'entend trop souvent, mais comme un allegro dans un tempo très modéré. Quel est le tempo giusto ? Pour moi le temps d'exécution doit être compris entre 13 et 14 minutes pour le premier mouvement, ce que font quelques quatuors (quatuor Prazack pour ne citer qu'un exemple), malheureusement cette bonne intention est gâchée par la manie de ralentir les trente premières mesures qui sont capitales. Rien ne l'indique sur la partition ! Alors pourquoi introduire du pathos dans un quatuor qui n'en a absolument pas besoin ?
Une émission de music3 de la rtbf a été consacrée à ce quatuor et Harry Halbreich figurait dans le jury pour départager les meilleurs versions. Un classement a été effectué (5).

  1. Catalogue des œuvres de Schubert : https://fr.wikipedia.org/wiki/Catalogue_Deutsch
  2. La symphonie n° 10 en ré majeur, reconstruite à partir d'esquisses, ne donne malheureusement qu'une faible idée de ce qui aurait pu être l'ultime symphonie de Franz Schubert.
  3. Certaines considérations développées dans cet article sont inspirées de l'analyse musicologique de ce quatuor développée par Edouard Lindenberg dans la notice accompagnant la partition P.H. 41, éditée par Heugel et Cie.
  4. La partition est impressionnante et reflète au plan visuel l'exaltation qui règne dans cette coda.
  5. La biographie de Franz Schubert publiée dans Wikipedia est excellente. https://fr.wikipedia.org/wiki/Franz_Schubert