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jeudi 26 mars 2020

Beethoven Les quatuors à cordes Rasoumovsky

Buste en bronze de Beethoven par Antoine Bourdelle

Entre les quatuors de l'opus 18, oeuvres de jeunesse et les derniers quatuors, sommet de l'oeuvre entière de Ludwig van Beethoven (1770-1827), les septièmes, huitièmes et neuvièmes quatuors à cordes opus 59, dédiés au Comte Andreï Rasoumovsky (1752-1836), furent composés pendant l'année 1806. D'une architecture puissante, ils offrent à la musique un cadre permettant d'exprimer les sentiments les plus profonds et les situations les plus dramatiques.

Pour ouvrir la série des trois quatuors Rasoumovsky, Beethoven veut frapper un grand coup. Sans aucun doute le quatuor n°1 en fa majeur est celui de tous les superlatifs, il est le plus vaste des trois, le plus innovant, le plus audacieux. Un abime le sépare de l'opus 18 (1798-1800) qui, malgré quelques passages visionnaires, est encore une œuvre dont les racines se trouvent au 18ème siècle, comme le montre, de façon limpide, le très beau cinquième quatuor en la majeur opus 18 qui reprend exactement le plan, la coupe et en partie les harmonies du 18ème quatuor K 464 de Wolfgang Mozart (1756-1791). 
Ce premier quatuor en fa de la série des quatuors Rasoumovsky a en effet les dimensions des grandes œuvres composées à partir de 1803-4 : la symphonie n° 3 en mi bémol majeur, opus 55 Héroïque, la sonate en la majeur pour violon et piano dite à Kreutzer, opus 47, la symphonie n° 4 en si bémol majeur, les deux sonates pour piano en do majeur, opus 53 Waldstein, en fa mineur, opus 57 Appassionata et enfin la sonate pour violoncelle et piano en la majeur opus 69 de 1807 (1,3,4). Comme nous le verrons, cette oeuvre ouvre une ère nouvelle dans l'histoire du quatuor à cordes et de la musique tout court et représente à la perfection ce qu'il est convenu d'appeler la deuxième manière de Beethoven (5).

Andreï Rasoumovsky peint par J.B. Lampi


Quatuor n° 7 en fa majeur
Le premier mouvement Allegro débute par une phrase musicale admirable d'une ampleur inégalée même chez Beethoven qui se déroule sans pause sur vingt mesures à 4/4. Ce début et le mouvement tout entier me rappellent le premier mouvement du quintette en do majeur K 515 de Mozart, une structure sonate tout à fait exceptionnelle (2). Le salzbourgeois, pour une seule et unique fois dans sa vie, va élargir le cadre en concevant un mouvement, d'une dimension à peu près identique à celle de l'allegro de Beethoven (près de 400 mesures) et d'une signification musicale comparable. Après ce début extraverti et lyrique, le second thème contraste par sa douceur. Il n'arrive pas à s'imposer car le premier thème reprend bien vite ses droits. Le développement (Durchführung) très long (140 mesures) est basé essentiellement sur les quatre premières mesures du thème principal. Les croches de la troisième mesure font ensuite l'objet d'un travail modulant du premier violon quasiment soliste qui aboutit à une fugue sur un thème nouveau sempre pianissimo. La rentrée qui reproduit en gros les différentes étapes de l'exposition, aboutit à une vaste coda présentant des analogies avec celle du premier mouvement de la symphonie Héroïque. Le thème principal est maintenant triomphal, le premier violon escalade les hauteurs tandis que le violoncelle descend dans les profondeurs ouvrant ainsi à l'extrême le spectre sonore. Comme il n'y a pas de barres de reprises, ce mouvement donne une impression de flux musical continu d'une grande modernité.

Le deuxième mouvement, Allegretto vivace e sempre scherzando 3/8 en si bémol majeur est encore plus novateur. Il s'agit d'un scherzo dépourvu des barres de reprises et du trio habituels et présentant de nombreux aspects d'une structure sonate. Ce scherzo est basé sur un simple rythme exposé par le violoncelle en croches et double croches tandis que les autres instruments répondent par des pépiements ou chuchotements pianissimo. Ce rythme va ensuite circuler dans tous le mouvement comme le sang dans les veines et va donner lieu à des combinaisons d'une géniale fantaisie. Dans ce passage, l'art de la conversation est poussé à un comble de raffinement (6). Le deuxième thème à la dominante mineure (fa mineur) contraste par son lyrisme avec le caractère humoristique du premier. Il est impossible d'analyser ce mouvement de 470 mesures tant il est riche d'innovations harmoniques, rythmiques, et de contrastes dynamiques. A chaque page les modulations les plus osées attirent l'attention et une invention inépuisable défie l'imagination. Ce scherzo entièrement durchcomponiert me semble unique chez Beethoven, y compris dans ses œuvres de la dernière période.

Place au chant dans l'Adagio molto e mesto 2/4 en fa mineur qui nous transporte dans le monde de l'émotion et du sentiment. Le thème initial donne une impressions de profonde tristesse conformément à l'indication mesto (triste), il conduit à un deuxième thème en do mineur qui joue aussi un rôle important dans un registre moins accablé que le premier. On arrive à une sorte de développement basé sur le thème initial aux harmonies profondément émouvantes. Au milieu de ce développement jaillit un nouveau thème en ré bémol majeur indiqué molto cantabile qui provoque une indicible sensation de consolation et le mouvement s'achève par une longue cadence ou récitatif du premier violon solo qui aboutit à la dominante de fa majeur et sans transition au dernier mouvement. Du fait de la beauté des thèmes et de leur expressivité, l'art lyrique n'est pas loin dans ce mouvement mais il n'y a aucun relâchement dans la facture et le tissu musical reste aussi dense que dans les mouvements précédents. Le son que l'auditeur perçoit n'est pas celui d'un violon solo accompagné par les autres musiciens mais celui d'un ensemble de quatre instrumentistes qui affirment en même temps leur personnalité dans la fusion des timbres, si cet oxymore est possible. La variété et la richesse des accompagnements est extrême avec des motifs opérant dans des registres inhabituels : violoncelle dans le suraigu, l'alto à la basse par exemple.

C'est le violoncelle qui ouvre l'allegro final 2/4 par une joyeuse mélodie que Beethoven a qualifiée de thème russe en hommage au dédicataire de l'oeuvre, le Comte Rasoumovsky. De structure sonate classique, ce finale est remarquable par ses audaces rythmiques ébouriffantes. Ala fin de l'exposition, le thème initial donne lieu à une suite en rythmes pointés aux basses (violoncelle et alto) à laquelle se superpose un contrechant syncopé des  deux violons d'une complexité rythmique incroyable. Les rythmes pointés et le contrechant s'échangent entre les deux groupes d'instruments qui rivalisent d'énergie. Ce procédé joue un grand rôle lors du développement et aboutit à un climax de puissance et de dynamisme. La coda aboutit à un passage Adagio ma non troppo où le thème russe est repris dans l'extrême aigu du premier violon avec un caractère presque religieux. Un bref presto met un terme à ce mouvement d'une invention rythmique ininterrompue qui est proche de certains finales des derniers quatuors de Joseph Haydn (1732-1809), notamment ceux de l'opus 76 n° 5 en ré majeur et surtout de l'opus 77 n° 1 en sol majeur, basé lui sur un thème croate et de l'opus 77 n° 2 en fa majeur.

Joseph Haydn en 1770 par L. Guttenbrunn

La mélodie, le chant foisonnent dans ce quatuor tout particulièrement mais également dans les deux suivants. Les thèmes sont d'une beauté exceptionnelle mais Beethoven ne les gaspille pas, il en utilise toutes les facettes et toutes les possibilités dans des développements très élaborés. En cela il est l'héritier de Joseph Haydn (7). 

Les quatuors n° 2 en mi mineur et n° 3 en do majeur feront l'objet d'un autre article.

Beethoven Les quatuors à cordes Rasoumovsky

Beethoven, portrait de Joseph Karl Stieler datant de 1820

Après un premier quatuor à cordes extraverti, la seconde oeuvre de l'opus 59, le quatuor n° 8 en mi mineur, possède dans ses trois premiers mouvements, un caractère moins expansif et plus intérieur.

Quatuor n° 8 en mi mineur
Le premier mouvement Allegro de structure sonate débute en mi mineur par deux accords sabrés forte par les quatre instruments. Après une mesure de pause, le thème principal est énoncé pianissimo par le premier violon et le violoncelle. Plusieurs pauses rendent le discours musical hésitant et ce n'est qu'à la mesure 20 que l'exposition débute vraiment. Le thème principal tente de se frayer un chemin à travers un entrelacs de flexueuses doubles croches qui semblent envahir le tissu musical. Le caractère nettement rhapsodique de ce mouvement est tout à fait surprenant. Le développement débute avec de nouvelles questions suivies de pauses et se poursuit avec des figurations analogues à celles de l'exposition, notamment ces doubles croches liées, jouées souvent aux quatre instruments à l'unisson, d'abord pianissimo puis de plus en plus fort jusqu'à un fortissimo très dramatique sur les deux accords du début. La rentrée reproduit les interrogations et les doutes de l'exposition. A partir de la coda, le ton change, la musique se veut volontariste et s'enflamme jusqu'à un fortissimo très intense. Fin discrète piano.

Le Molto adagio en mi majeur qui suit est le centre de gravité de l'oeuvre. Beethoven écrit en haut de page: Si tratta questo pezzo con molto di sentimento (Ce morceau doit être joué avec beaucoup de sentiment). C'est l'exemple type du grand largo beethovénien comme ceux de la quatrième et de la neuvième symphonie. Au plan formel, il s'agirait d'une structure sonate basée sur un thème recueilli, presque religieux, en valeurs longues de quatres mesures qui malgré sa brièveté, emplit tout ce magnifique mouvement. Un second thème en valeurs surpointées contraste au plan rythmique avec le premier mais ne perturbe en rien la gravité du mouvement dans son ensemble. Après un retour du thème principal en si majeur, commence un développement très modulant basé sur la première mesure de ce thème (les deux premières blanches). Il s'agit d'une marche harmonique dramatique du violoncelle accompagné par des batteries pianissimo des autres instruments. La rentrée du thème principal pianissimo suivi du deuxième thème reproduit sans grands changements le schéma de l'exposition. Un dernier retour du thème principal fortissimo dans une version si dépouillée qu'il est réduit à sa quintessence, termine ce mouvement dans la sérénité.

L'allegretto qui suit est bien différent de l'audacieux scherzo du quatuor n° 7. Sa structure est classique avec les barres de mesures traditionnelles des menuets de Mozart ou Haydn. Il débute par un thème au rythme bancal très curieux qui maintient tout au long du discours musical une instabilité réjouissante. A la mesure quarante, un dernier retour du thème s'accompagne d'un admirable contrechant du violoncelle dans son registre suraigu tandis que l'alto assure la basse. Ce passage a une sonorité envoûtante. Le trio en mi majeur n'est pas désigné comme tel puisque Beethoven a indiqué Maggiore et thème russe sous la ligne de l'alto. Il s'agit d'un thème populaire joyeux qui sera utilisé par Modeste Moussorgski (1839-1881) dans Boris Godounov. Le thème est énoncé sous forme de fugato par les quatre instruments. Sous chaque entrée de fugue se déroule un accompagnement très varié (triolets de croches, puis croches sempre staccato) et atteint une belle puissance. Une transition mystérieuse pianissimo permet d'effectuer le da capo.

Un exubérant finale presto dissipe les interrogations et les ambigüités du premier mouvement. De forme rondo sonate, il débute en do majeur avec un refrain plein d'énergie, sorte de galop effréné qui au bout de quarante cinq mesures module en mi mineur, tonalité du quatuor. Le deuxième thème en si mineur est à la fois léger et très expressif. Le retour du refrain en do majeur est suivi par un puissant développement sur un thème nouveau en valeurs longues de type choral. Le choral est exposé à pleine voix en alternance par les deux groupes de cordes graves et aigües tandis qu'un contre-sujet de croches issu de l'entame du refrain, lui donne une réplique très énergique. La fin du développement s'enchaine sur le second thème et donc le troisième retour du refrain est omis. Le deuxième thème est largement exposé et est suivi par des jeux des quatre instrumentistes qui se renvoient pianissimo avec beaucoup d'humour l'entame du thème du refrain. Un dernier retour de ce dernier aboutit à une coda presto qui termine cette cavalcade échevelée toutes forces déployées dans la tonalité initiale de mi mineur, scellant ainsi l'unité de l'oeuvre.

Modeste Moussorgski en 1870

Le troisième quatuor de l'opus 59, le n° 9 en do majeur, surprend par son caractère plus facile en apparence, plus proche de l'esthétique de Mozart et Haydn et du classicisme en général mais ce n'est qu'une impression. Ce quatuor est aussi novateur que les deux précédents.

Quatuor n° 9 en do majeur
Il débute par une introduction (Introduzione, Andante con moto) comme le mentionne le manuscrit. Cette introduction remarquable par ses dissonances s'apparente de près à l'adagio qui ouvre le quatuor en do majeur K 465 de Mozart, dernier de la fameuse série de quatuors dédiés à Joseph Haydn ou bien encore à l'introduction du quatuor opus 2 n°1 de Hyacinthe Jadin (1776-1800) (8). 
L'allegro vivace débute piano par deux accords enchainés suivis par une longue phrase du premier violon solo à caractère de récitatif, séquence qui sera répétée une fois. Un tutti joyeux et conquérant débute alors forte pendant près de quarante mesures. La stabilité tonale de ce passage est étonnante et ce n'est qu'à la mesure 77 que l'on passe à la dominante (sol majeur) et au second thème piano tout aussi serein que le premier. Un troisième thème vigoureusement rythmé conclut l'exposition. Le développement de 80 mesures est presqu'entièrement construit sur les deux accords du début et de la réponse du violon solo à caractère de récitatif. Cette phrase assez placide est transfigurée par les modulations et croit sans cesse en dramatisme jusqu'à un climax où les basses et les deux violons s'affrontent fortissimo dans un combat de titans, passage qui frappa les contemporains de Beethoven. Lors de la réexposition, le tutti prend encore plus d'ampleur et de force joyeuse et aboutit à une conclusion lapidaire.

L'andante con moto quasi allegretto en la mineur 6/8 est certainement un des mouvements lents les plus originaux de Beethoven. Il s'ouvre par un thème d'une grande beauté mélodique basé sur la gamme harmonique de la mineur et accompagné par les pizzicatos du violoncelle. Ces pizzicatos vont perdurer pendant presque toute la durée du morceau. Ce thème est encadré de doubles barres de reprises. Après ces dernières surgit une mélodie conclusive d'une grande douceur. Tout ce début évoque une berceuse. Sans transition apparaît une des plus étranges phrases musicales jamais confiées à un alto, il s'agit d'une plainte dans la tonalité de do mineur auxquelles des neuvièmes mineures donnent un caractère déchirant. La tristesse laisse la place à une éclaircie avec un nouveau thème ensoleillé en sol majeur joué spiccato par les quatre instruments (9). Le retour de la plainte étrange cette fois au violoncelle donne lieu à un développement très modulant et très expressif suivie par le passage ensoleillé en la majeur cette fois. A partir de là on assiste à une réexposition qui est en fait une récapitulation de la première partie. C'est la berceuse initiale qui termine le mouvement suivie d'une extension pianissimo dans laquelle les pizzicatos du violoncelle s'enfoncent mystérieusement dans les profondeurs. 
Qui a dit que l'oeuvre de Bethoven était pauvre en mélodie? Cette magnifique ballade romantique donne un démenti cinglant à ce type d'affirmation.

Dans le menuetto Grazioso, Beethoven revient délibérément aux formes anciennes glorifiées par Haydn et Mozart. Ce menuetto et le trio qui suit déroulent de jolies mélodies sans histoires jusqu'à la fin.

Beethoven a réservé pour ce quatuor et pour la série toute entière une conclusion grandiose. Ce finale allegro molto, 2/2, débute comme une fugue. Le sujet de cette fugue est d'une longueur inhabituelle et se déroule pendant dix mesures. C'est l'alto qui ouvre les festivités suivi par le second violon, le violoncelle et le premier violon et on aboutit à un éclatant tutti. A partir de là, on n'a plus affaire à une fugue régulière mais à des jeux contrapuntiques d'une variété et d'une fantaisie inépuisables dans le cadre d'une structure sonate qui possède comme il se doit, un second thème en sol majeur. Le développement débute sur un thème nouveau basé sur la gamme harmonique de ré mineur. Ce thème dépeint une ascension dont la montée chaotique s'effectue sul una corda (sur une corde), procédé d'exécution très difficile pour l'instrumentiste mais qui donne à la phrase une intense signification musicale et métaphorique. Ce thème et cette montée passent par les quatre instruments et aboutit à un passage fortissimo déchainé et hérissé de sforzandos où le thème de la fugue passe par toutes les couleurs. Lors de la rentrée le fugato est de nouveau exposé mais avec un nouveau contre-chant très jazzy oscillant entre tonique, dominante, tonique, sous dominante et tonique. A partir de là le discours musical ne cesse de croître en intensité et la péroraison finale pousse les instruments du quatuor à cordes au maximum de leurs possibilités jusqu'au do6 suraigu du premier violon et au do1 issu des profondeurs du violoncelle. On n'entend plus alors un quatuor mais un prodigieux instrument à seize cordes couvrant cinq octaves.
Quelle conclusion fabuleuse pour ce cycle de trois quatuors !

Quatuor Aiana jouant dans les rues de Los Angeles, photo Nicky Nylon (9)

Etant donné que la discographie est pléthorique pour ces trois oeuvres, je laisse à d'autres le soin de dégager une version de référence et me bornerai à une simple remarque. Le monumental denier mouvement du quatuor n° 9 ne doit pas être pris trop vite car il ne s'agit pas d'un presto. On assiste actuellement à une course de vitesse des formations qui veulent montrer que l'impossible est à leur portée et leur virtuosité illimitée. C'est souvent parfait techniquement mais ce mouvement y perd malheureusement son âme.

  1. Quintette en do K 515 de Mozart, https://piero1809.blogspot.com/2017/05/les-quintettes-cordes-de-mozart.html
  2. Maurice Hewitt, L. van Beethoven, VIIème, VIIIème et IXème quatuors à cordes, notices des partitions de poche Heugel, Paris, 1951.
  3. Romain Rolland, Beethoven, De l'Héroïque à l'Appasionnata, Editions du Sablier, Paris 1928.
  4. Joseph de Marliave, Beethoven's quartets, Dover Publications, Inc., New York, 1961. Publié d'abord en français par la librairie Félix Alcan en 1925.
  5. Camille Prost, Ontologie du quatuor à cordes, Philosophie de la Musique pour quatre Instrumentistes. Thèse de l'Université de Lille III, 2014.
  6. Spiccato: technique violonistique consistant à faire rebondir l'archet sur la corde et permettant de jouer des traits rapides avec légèreté.

mardi 10 mars 2020

Tolomeo au Staatstheater de Karlsruhe




Seleuce et Tolomeo, photo Falk von Traubenberg

Le triomphe du bel canto
Tolomeo HWV 25, opéra de Georg Friedrich Haendel (1685-1759), livret de Niccolo Francesco Haym d'après Franco Sigismondo Capece, fut créé à Londres le 30 avril 1728 au King's Theater, Haymarket. Il chuta sans gloire au bout de cinq représentations. On a attribué cet échec à un mauvais livret et à une musique peu inspirée. En fait il apparaît clairement que la chute de Tolomeo découle principalement d'un différend entre Francesco Bernardi dit il Senesino (1686-1759), attributaire du rôle titre, et Haendel, de la mésentente existant entre les artistes et aussi de la situation détestable des finances de la compagnie qui de ce fait n'avait plus aucun avenir au jour de la création de Tolomeo. Peu de temps après, Senesino, les deux sopranos vedettes, Francesca Cuzzoni et Faustina Bordoni quittèrent le navire. C'en était fait de la première académie créée par Haendel (1).

Tolomeo a été détroné par sa mère Cleopatra qui a donné le pouvoir à son frère Alessandro. Il vit en exil à Chypre en tant que berger sous le nom d'Osmino. Son épouse Seleuce a été contrainte de s'exiler aussi à Chypre où elle se cache sous le nom de Delia. Seleuce est courtisée avec insistance par le monarque de Chypre, Araspe, un tyran tandis qu'Elisa, sœur d'Araspe, convoite Osmino. Alessandro, frère de Tolomeo, a été sauvé de la noyade et d'une mort certaine par le roi déchu, il est amoureux d'Elisa mais Elisa le repousse. Au terme de péripéties variées, Osmino et Delia finissent par se rencontrer. Ils se reconnaissent en tant que Tolomeo et Seleuce au péril de leur vie car Araspe a juré la perte de Tolomeo afin d'épouser Seleuce. Tolomeo se sacrifie, il boit le poison concocté par Elisa sur ordre d'Araspe afin de sauver Seleuce, mais ce n'était qu'un somnifère. Une fin heureuse réunit les deux époux et Alessandro beau joueur remet le trône à Tolomeo.

Le livret de Tolomeo objectivement n'est pas aussi mauvais qu'on l'a prétendu. Haym et Haendel renouent avec l'Egypte mais on ne peut refaire l'histoire. Avec César et Cléopâtre, ils avaient sous la main deux légendes. Qui connaissait par contre Ptolémée IX, personnage historique sans aucun doute, ayant régné en Egypte à la fin du deuxième siècle avant Jésus Christ, deux fois détrôné, puis relégué aux oubliettes de l'histoire ? D'autre part, Tolomeo n'est pas un personnage falot comme on l'a souvent clamé. Après tout, il donne sa vie pour sauver celle qu'il aime ce qui n'est pas rien. Les personnages de Seleuce et Elisa sont bien caractérisés. Séleuce est douce et aimante. Elisa est d'abord prête à tout pour obtenir ce qu'elle veut, c'est à dire Tolomeo, mais renonce à ses projets malfaisants. Araspe est un tyran sans scrupules comme les aimaient les scénarios baroques. Tous sont des personnages typiques d'opéra seria.

Seleuce et Tolomeo, photo Falk von Taubenberg

La mise en scène (Benjamin Lazar et Elisabeth Calleo) a contribué à approfondir certains aspects du scénario. En fait dans cette mise en scène, les cinq personnages sont frappés d'autisme, les uns (Tolomeo et Seleuce) sont déracinés et ont perdu leur identité, les autres (Elisa et Araspe) ont une idée fixe, celle de s'emparer de Tolomeo et de Seleuce respectivement. Chacun est dans son monde et regarde ailleurs. Pendant que l'action se déroule, les uns ont le dos tourné et regardent le paysage, les autres sont prostrés dans leur coin. Alessandro erre comme une âme en peine. L'incommunicabilité est totale et les protagonistes tournent en rond. Le déclic survient quand Tolomeo réalise qui il est et quel est son devoir. Il sait qu'il lui faudra affronter Alessandro et Araspe au péril de sa vie. Une direction d'acteurs remarquable permet aussi de faire monter la tension au bon moment et au bon endroit.

L'admirable scénographie (Adeline Caron) a donné un relief inattendu au drame. L'essentiel de l'action se situe dans la vaste salle d'un palais en marbre. De superbes colonnes se détachent de murs aveugles brillamment éclairés ou bien plongés dans l'obscurité. A partir de l'acte II les murs s'ouvrent sur un prodigieux spectacle marin grâce à une vidéo ingénieuse (Yann Chapotel). Cette mer, foncièrement inamicale, est quelquefois irisée par les rayons du soleil qui jouent avec les flots, elle est le plus souvent tempêtueuse et menaçante et le spectateur ressent ce dialogue permanent du vent et de la mer. La nuit tombe enfin sur un merveilleux coucher de soleil (éclairages Mael Iger).

Tolomeo, photo Falk von Taubenberg

Certes, Claude Debussy n'est pas loin et serait prêt à commenter ce spectacle mais c'est Haendel qui est aux commandes du navire. Il fallait beaucoup de génie pour faire monter la tension jusqu'à l'incandescence mais Haendel en avait à revendre. Musicalement Tolomeo est un des plus beaux opéras de Haendel. Si les airs héroïques sont moins nombreux qu'ailleurs, on y trouve de magnifiques arie di paragone dont un est vraiment extraordinaire, il s'agit de l'air de Tolomeo : Son quel rocca percossa dal onde... dont la métaphore du rocher qui résiste aux coups de boutoir d'une mer démontée, est admirablement illustrée par le paroxysme de fureur de la video à cet instant. Plus que dans d'autres opéras, la musique exprime ici avec profondeur les affects des protagonistes et plus spécifiquement leur détresse, leur solitude et le sentiment d'abandon. Haendel est décidément le maître du cantabile et du bel canto qui triomphent, notamment dans les trois émouvants duos de Seleuce et Tolomeo.

Jakub Josef Orlinski que l'on voit et entend souvent dans des rôles importants, certes, mais assez rarement dans des rôles titres, chantait et jouait celui de Tolomeo. Il a pu ainsi composer un personnage à la mesure de son immense talent. Il n'est plus question ici de Hip hop ou d'autres exhibitions un peu tape à l'oeil mais d'un travail approfondi sur l'évolution du caractère de Tolomeo qui s'affirme au fur et à mesure de la progression de l'action et qui aboutit à son sacrifice ultime. C'est alors qu'un sommet d'émotion nous étreint à l'écoute de l'admirable récitatif accompagné, Inumano fratel, barbara madre... et du lamento, Stille amare..., où se conjuguent à merveille le génie du compositeur et celui de l'interprète et dont le seul défaut est d'être trop court ! On ne va pas énumérer ici toutes les qualités de ce chanteur, cela a été fait déjà maintes fois, je dirais simplement que sa prestation fut sans défaut, sans temps mort, d'une redoutable efficacité, bref parfaite du début à la fin. Je fus particulièrement impressionné par la projection de sa voix, puissante et homogène dans toute l'étendue de sa tessiture. Orlinski est un phénomène, on le savait déjà mais il lui manquait un rôle à sa mesure. C'est chose faite avec Tolomeo.

Louise Kemény fut une Seleuce au départ un peu diaphane qu'on aurait bien vu endosser le costume de Mélisande. Par la suite, elle abandonna la douceur et la gentillesse de la tendre bergère Delia tandis que son personnage gagnait en intensité en même temps que sa voix devenait plus corpulente. Sa voix s'épanouit pleinement dans les deux duos magnifiques de l'acte II. Le premier d'entre eux, Dite que fa, dov'è l'idolo mio..., était un chant admirable ponctué par les interventions de Tolomeo qui répétait en écho a capella ses phrases, moment très poétique. Le second, tout aussi magnifique, conclut l'acte II sous un tonnerre d'applaudissements.

La situation était différente pour Eléonore Pancrazi (Elisa) dont le rôle moins gratifiant était au départ celui d'un personnage peu sympathique. En dépit d'une intonation optimale, d'une agilité vocale indiscutable et d'une superbe technique, les airs plutôt virtuoses, bourrés de vocalises, ne permettaient pas à sa voix de s'épanouir pleinement. Toutefois on devinait dans certains passages le très grand potentiel de cette chanteuse, notamment dans l'arioso qui ouvre l'acte II, Voi, dolci aurette al cor, dont la musique était très gracieuse. Sa ressemblance avec une célèbre mélodie de Giovanni Paisiello, Nel cor piu non mi sento...est sans doute le fait du hasard (2).

Morgan Pearce, baryton-basse, endossait brillamment le rôle du méchant Araspe. Ses trois airs sont parmi les plus beaux donnés à ce type de personnage par Haendel. Dans le second, Piangi pur, le plus réussi des trois, adressé à Seleuce en ces termes: Pleure donc et n'essaye point d'apitoyer et d'éteindre par une mer de larmes le feu qui brûle dans mon âme jalouse, le chanteur australien impressionna par la puissance de son chant.

Dans le rôle d'Alessandro, Meili Li a pu faire valoir une voix de contre-ténor au timbre superbe et à l'ambitus étendu notamment dans son magnifique Largo, Madre, pagasti alfine quell'ultimo tributo..., aux harmonies chromatiques et aux superbes vocalises. Le chanteur chinois a très bien tiré son épingle du jeu et s'est avéré être un des contraltos sur lequel il faudra compter.

Aux saluts: Morgan Pearce, Louise Kemény, Jakub Josef Orlinski, Eleonore Pancrazi, Meili Li, photo P. Benveniste

C'est un orchestre baroque plantureux qui accompagnait les chanteurs. Il comportait quatorze violons, quatre altos, cinq violoncelles et deux contrebasses plus les vents et le continuo, effectif nécessaire au vu des dimensions de la scène et de la salle. On avait du son et du fondu sans rien sacrifier à la nervosité. Avec Federico Maria Sardelli aux commandes et sa direction remarquablement engagée, l'orchestre vibrait au diapason de l'action depuis une ouverture tendue comme un ressort jusqu'à l'aria en si bémol mineur de Tolomeo, Stille amare, acmé de ce magnifique spectacle que l'orchestre accompagnait d'un motif répété obstiné particulièrement expressif. Les interventions des bois dont un joli traverso et deux remarquables flûtes à bec furent rares mais précieuses. Le continuo était très efficace avec un magnifique théorbe qu'on entendait distinctement.

(1) Piotr Kaminski, Haendel, Purcell et le baroque à Londres, Fayard, 2010, p. 160-3.
(3) Cette chronique a été publiée précédemment dans BaroquiadeS: http://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/tolomeo-haendel-sardelli-karlsruhe-2020
(4) Je remercie l'attachée de presse du festival de Karlsruhe, Johanna Olivia Brendle pour les photos.


Représentation du 22 février 2020
Badisches Staatstheater Karlsruhe. Représentation dans le cadre du Festival International Haendel 2020.

Jakub Josef Orlinski, Tolomeo
Louise Kemeny, Seleuce
Eleonora Pancrazi, Elisa
Meili Li, Alessandro
Morgan Pearse, Araspe

Benjamin Lazar, Mise en scène
Elizabeth Calléo, Assistance à la mise en scène
Adeline Caron, Scénographie
Alain Blanchot, Costumes
Mathilde Benmoussa, Masques
Yann Chapotel, Vidéo
Mael Iger, Lumières
Deborah Maier, Dramaturgie
Federico Maria Sardelli, Direction musicale