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jeudi 26 mars 2020

Beethoven Les quatuors à cordes Rasoumovsky

Beethoven, portrait de Joseph Karl Stieler datant de 1820

Après un premier quatuor à cordes extraverti, la seconde oeuvre de l'opus 59, le quatuor n° 8 en mi mineur, possède dans ses trois premiers mouvements, un caractère moins expansif et plus intérieur.

Quatuor n° 8 en mi mineur
Le premier mouvement Allegro de structure sonate débute en mi mineur par deux accords sabrés forte par les quatre instruments. Après une mesure de pause, le thème principal est énoncé pianissimo par le premier violon et le violoncelle. Plusieurs pauses rendent le discours musical hésitant et ce n'est qu'à la mesure 20 que l'exposition débute vraiment. Le thème principal tente de se frayer un chemin à travers un entrelacs de flexueuses doubles croches qui semblent envahir le tissu musical. Le caractère nettement rhapsodique de ce mouvement est tout à fait surprenant. Le développement débute avec de nouvelles questions suivies de pauses et se poursuit avec des figurations analogues à celles de l'exposition, notamment ces doubles croches liées, jouées souvent aux quatre instruments à l'unisson, d'abord pianissimo puis de plus en plus fort jusqu'à un fortissimo très dramatique sur les deux accords du début. La rentrée reproduit les interrogations et les doutes de l'exposition. A partir de la coda, le ton change, la musique se veut volontariste et s'enflamme jusqu'à un fortissimo très intense. Fin discrète piano.

Le Molto adagio en mi majeur qui suit est le centre de gravité de l'oeuvre. Beethoven écrit en haut de page: Si tratta questo pezzo con molto di sentimento (Ce morceau doit être joué avec beaucoup de sentiment). C'est l'exemple type du grand largo beethovénien comme ceux de la quatrième et de la neuvième symphonie. Au plan formel, il s'agirait d'une structure sonate basée sur un thème recueilli, presque religieux, en valeurs longues de quatres mesures qui malgré sa brièveté, emplit tout ce magnifique mouvement. Un second thème en valeurs surpointées contraste au plan rythmique avec le premier mais ne perturbe en rien la gravité du mouvement dans son ensemble. Après un retour du thème principal en si majeur, commence un développement très modulant basé sur la première mesure de ce thème (les deux premières blanches). Il s'agit d'une marche harmonique dramatique du violoncelle accompagné par des batteries pianissimo des autres instruments. La rentrée du thème principal pianissimo suivi du deuxième thème reproduit sans grands changements le schéma de l'exposition. Un dernier retour du thème principal fortissimo dans une version si dépouillée qu'il est réduit à sa quintessence, termine ce mouvement dans la sérénité.

L'allegretto qui suit est bien différent de l'audacieux scherzo du quatuor n° 7. Sa structure est classique avec les barres de mesures traditionnelles des menuets de Mozart ou Haydn. Il débute par un thème au rythme bancal très curieux qui maintient tout au long du discours musical une instabilité réjouissante. A la mesure quarante, un dernier retour du thème s'accompagne d'un admirable contrechant du violoncelle dans son registre suraigu tandis que l'alto assure la basse. Ce passage a une sonorité envoûtante. Le trio en mi majeur n'est pas désigné comme tel puisque Beethoven a indiqué Maggiore et thème russe sous la ligne de l'alto. Il s'agit d'un thème populaire joyeux qui sera utilisé par Modeste Moussorgski (1839-1881) dans Boris Godounov. Le thème est énoncé sous forme de fugato par les quatre instruments. Sous chaque entrée de fugue se déroule un accompagnement très varié (triolets de croches, puis croches sempre staccato) et atteint une belle puissance. Une transition mystérieuse pianissimo permet d'effectuer le da capo.

Un exubérant finale presto dissipe les interrogations et les ambigüités du premier mouvement. De forme rondo sonate, il débute en do majeur avec un refrain plein d'énergie, sorte de galop effréné qui au bout de quarante cinq mesures module en mi mineur, tonalité du quatuor. Le deuxième thème en si mineur est à la fois léger et très expressif. Le retour du refrain en do majeur est suivi par un puissant développement sur un thème nouveau en valeurs longues de type choral. Le choral est exposé à pleine voix en alternance par les deux groupes de cordes graves et aigües tandis qu'un contre-sujet de croches issu de l'entame du refrain, lui donne une réplique très énergique. La fin du développement s'enchaine sur le second thème et donc le troisième retour du refrain est omis. Le deuxième thème est largement exposé et est suivi par des jeux des quatre instrumentistes qui se renvoient pianissimo avec beaucoup d'humour l'entame du thème du refrain. Un dernier retour de ce dernier aboutit à une coda presto qui termine cette cavalcade échevelée toutes forces déployées dans la tonalité initiale de mi mineur, scellant ainsi l'unité de l'oeuvre.

Modeste Moussorgski en 1870

Le troisième quatuor de l'opus 59, le n° 9 en do majeur, surprend par son caractère plus facile en apparence, plus proche de l'esthétique de Mozart et Haydn et du classicisme en général mais ce n'est qu'une impression. Ce quatuor est aussi novateur que les deux précédents.

Quatuor n° 9 en do majeur
Il débute par une introduction (Introduzione, Andante con moto) comme le mentionne le manuscrit. Cette introduction remarquable par ses dissonances s'apparente de près à l'adagio qui ouvre le quatuor en do majeur K 465 de Mozart, dernier de la fameuse série de quatuors dédiés à Joseph Haydn ou bien encore à l'introduction du quatuor opus 2 n°1 de Hyacinthe Jadin (1776-1800) (8). 
L'allegro vivace débute piano par deux accords enchainés suivis par une longue phrase du premier violon solo à caractère de récitatif, séquence qui sera répétée une fois. Un tutti joyeux et conquérant débute alors forte pendant près de quarante mesures. La stabilité tonale de ce passage est étonnante et ce n'est qu'à la mesure 77 que l'on passe à la dominante (sol majeur) et au second thème piano tout aussi serein que le premier. Un troisième thème vigoureusement rythmé conclut l'exposition. Le développement de 80 mesures est presqu'entièrement construit sur les deux accords du début et de la réponse du violon solo à caractère de récitatif. Cette phrase assez placide est transfigurée par les modulations et croit sans cesse en dramatisme jusqu'à un climax où les basses et les deux violons s'affrontent fortissimo dans un combat de titans, passage qui frappa les contemporains de Beethoven. Lors de la réexposition, le tutti prend encore plus d'ampleur et de force joyeuse et aboutit à une conclusion lapidaire.

L'andante con moto quasi allegretto en la mineur 6/8 est certainement un des mouvements lents les plus originaux de Beethoven. Il s'ouvre par un thème d'une grande beauté mélodique basé sur la gamme harmonique de la mineur et accompagné par les pizzicatos du violoncelle. Ces pizzicatos vont perdurer pendant presque toute la durée du morceau. Ce thème est encadré de doubles barres de reprises. Après ces dernières surgit une mélodie conclusive d'une grande douceur. Tout ce début évoque une berceuse. Sans transition apparaît une des plus étranges phrases musicales jamais confiées à un alto, il s'agit d'une plainte dans la tonalité de do mineur auxquelles des neuvièmes mineures donnent un caractère déchirant. La tristesse laisse la place à une éclaircie avec un nouveau thème ensoleillé en sol majeur joué spiccato par les quatre instruments (9). Le retour de la plainte étrange cette fois au violoncelle donne lieu à un développement très modulant et très expressif suivie par le passage ensoleillé en la majeur cette fois. A partir de là on assiste à une réexposition qui est en fait une récapitulation de la première partie. C'est la berceuse initiale qui termine le mouvement suivie d'une extension pianissimo dans laquelle les pizzicatos du violoncelle s'enfoncent mystérieusement dans les profondeurs. 
Qui a dit que l'oeuvre de Bethoven était pauvre en mélodie? Cette magnifique ballade romantique donne un démenti cinglant à ce type d'affirmation.

Dans le menuetto Grazioso, Beethoven revient délibérément aux formes anciennes glorifiées par Haydn et Mozart. Ce menuetto et le trio qui suit déroulent de jolies mélodies sans histoires jusqu'à la fin.

Beethoven a réservé pour ce quatuor et pour la série toute entière une conclusion grandiose. Ce finale allegro molto, 2/2, débute comme une fugue. Le sujet de cette fugue est d'une longueur inhabituelle et se déroule pendant dix mesures. C'est l'alto qui ouvre les festivités suivi par le second violon, le violoncelle et le premier violon et on aboutit à un éclatant tutti. A partir de là, on n'a plus affaire à une fugue régulière mais à des jeux contrapuntiques d'une variété et d'une fantaisie inépuisables dans le cadre d'une structure sonate qui possède comme il se doit, un second thème en sol majeur. Le développement débute sur un thème nouveau basé sur la gamme harmonique de ré mineur. Ce thème dépeint une ascension dont la montée chaotique s'effectue sul una corda (sur une corde), procédé d'exécution très difficile pour l'instrumentiste mais qui donne à la phrase une intense signification musicale et métaphorique. Ce thème et cette montée passent par les quatre instruments et aboutit à un passage fortissimo déchainé et hérissé de sforzandos où le thème de la fugue passe par toutes les couleurs. Lors de la rentrée le fugato est de nouveau exposé mais avec un nouveau contre-chant très jazzy oscillant entre tonique, dominante, tonique, sous dominante et tonique. A partir de là le discours musical ne cesse de croître en intensité et la péroraison finale pousse les instruments du quatuor à cordes au maximum de leurs possibilités jusqu'au do6 suraigu du premier violon et au do1 issu des profondeurs du violoncelle. On n'entend plus alors un quatuor mais un prodigieux instrument à seize cordes couvrant cinq octaves.
Quelle conclusion fabuleuse pour ce cycle de trois quatuors !

Quatuor Aiana jouant dans les rues de Los Angeles, photo Nicky Nylon (9)

Etant donné que la discographie est pléthorique pour ces trois oeuvres, je laisse à d'autres le soin de dégager une version de référence et me bornerai à une simple remarque. Le monumental denier mouvement du quatuor n° 9 ne doit pas être pris trop vite car il ne s'agit pas d'un presto. On assiste actuellement à une course de vitesse des formations qui veulent montrer que l'impossible est à leur portée et leur virtuosité illimitée. C'est souvent parfait techniquement mais ce mouvement y perd malheureusement son âme.

  1. Quintette en do K 515 de Mozart, https://piero1809.blogspot.com/2017/05/les-quintettes-cordes-de-mozart.html
  2. Maurice Hewitt, L. van Beethoven, VIIème, VIIIème et IXème quatuors à cordes, notices des partitions de poche Heugel, Paris, 1951.
  3. Romain Rolland, Beethoven, De l'Héroïque à l'Appasionnata, Editions du Sablier, Paris 1928.
  4. Joseph de Marliave, Beethoven's quartets, Dover Publications, Inc., New York, 1961. Publié d'abord en français par la librairie Félix Alcan en 1925.
  5. Camille Prost, Ontologie du quatuor à cordes, Philosophie de la Musique pour quatre Instrumentistes. Thèse de l'Université de Lille III, 2014.
  6. Spiccato: technique violonistique consistant à faire rebondir l'archet sur la corde et permettant de jouer des traits rapides avec légèreté.

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