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dimanche 31 décembre 2023

Haydn 2032 - volume 6 - Lamentatione





La symphonie n° 26 Lamentatione a donné son nom à l’album tout entier. C’était assez logique car elle en est l’oeuvre de loin la plus connue. Pourtant ce titre ainsi que la photo de couverture tous deux très dramatiques ne reflètent pas du tout le caractère de l’album car les trois autres symphonies au programme  (n° 3, 30 et 79) sont très joyeuses. 

La symphonie n° 3 en sol majeur Hob I.3 fait partie d'un groupe de 20 symphonies antérieures à l'entrée de Joseph Haydn (1732-1809) chez les Esterhazy (1761). Cette symphonie possède quatre mouvements, commence par un allegro et possède un menuetto en troisième position comme ce sera toujours le cas dans la symphonie de l'époque classique (1).


Le premier mouvement Allegro 3/4 est une structure sonate à deux thèmes. Le premier thème est formé de quatre blanches pointées et frappe par son énergie; le second fait dialoguer de façon étonnement moderne les cordes et les vents. Le développement lui est basé uniquement sur le premier thème et dans sa dernière partie joue aussi sur des oppositions vents cordes. 


Le deuxième mouvement, Andante moderato, en sol mineur est remarquable par son sentiment mélancolique. Il se déroule constamment à mezza voce.


Le Menuetto est un canon entre violons et basses au mouvement très entraînant, on remarque le rôle des cors qui font la liaison entre les deux groupes. Quant au trio, il nous ravit par sa grâce et son charme mélodique, les vents, bois et cors, ont la part du lion et dialoguent avec un violon solo.


Le Finale Alla breve Allegro est une fugue dont le sujet, quatre rondes, rappelle le premier thème du premier mouvement et fait immanquablement penser au thème du finale de la symphonie Jupiter de Wolfgang Mozart (1756-1791). Dans ce brillant morceau on admire les qualités de symphoniste de Haydn: tous les instruments de l'orchestre (cordes, hautbois, cors) sont utilisés pour notre plus grand plaisir.


Cette symphonie petite par la taille, est grande par son contenu. Haydn avait moins de trente ans quand il l’écrivit. L’interprétation du Kammerorchester de Bâle est très brillante et la présence des instruments d’époque apporte un plus indiscutable dans une oeuvre encore ancrée dans le monde baroque.


Pietro Perugino (1448-1523) - Crucifixion avec la Vierge Marie et Saint Jean. National Gallery of Art - Washington D.C.

La symphonie n° 26 en ré mineur Lamentatione Hob I.26 a été composée en toute probabilité en 1768. Elle est donc contemporaine de la symphonie n° 49 en fa mineur La Passione. Joseph Haydn utilise dans la symphonie n° 26 des thèmes religieux se référant précisément à la liturgie de la Semaine Sainte ce qui n'était pas le cas de la symphonie La Passione dont la musique pouvait aussi bien correspondre à une action dramatique profane. Toutefois il était exclu que l’on jouât la symphonie n° 26 pendant le Triduum pascal (Jeudi, Vendredi et Samedi Saints). Toute musique instrumentale était en effet prohibée à l’église durant cette période. Rien n’excluait cependant que cette musique fût jouée dans la résidence privée d’un notable. Il était aussi possible que cette symphonie fît partie de la liturgie du Mercredi Saint pendant laquelle étaient chantés des psaumes dont les textes étaient tirés des Lamentations de Jérémie.


Le premier mouvement, Allegro assai con spirito, débute forte avec un thème fougueux, typiquement Sturm und Drang, remarquable par ses syncopes. Les quatre mesures piano qui suivent marquent un temps de réflexion et le thème du début reprend avec la même énergie. Tout s'arrête et les seconds violons doublés par les deux hautbois entonnent fortissimo un choral solennel (marqué chorale sur la partition), accompagné par les arpèges des premiers violons qui termine l'exposition. Le développement, véhément et passionné, est entièrement bâti sur le thème initial ainsi que les quelques mesures méditatives qui interrompaient l'énoncé du thème. Lors de la réexposition, le choral reparaît avec une puissance accrue cette fois en ré majeur, tonalité sur laquelle se termine le mouvement. Dans l’interprétation du Kammerorchester de Bâle, le thème du choral ne ressort pas assez à notre avis car il est étouffé par des premiers violons trop forts.


L'Adagio en fa (2) est entièrement basé sur une sublime mélodie de choral, chantée par les seconds violons doublés par les hautbois dans leur registre grave, tandis qu'au dessus les premiers violons dessinent un magnifique contrechant qui se transforme en un accompagnement de triolets de doubles croches. Le thème de choral est ensuite repris dans le registre le plus grave des hautbois (3) et on arrive aux barres de reprises. Au cours du développement, en fait une simple transition, le début du choral est énoncé dans plusieurs tonalités et on arrive à la réexposition dans laquelle le choral est énoncé par les hautbois et les cors à l'unisson avec un surcroît de vigueur. La conclusion pianissimo est empreinte de recueillement. Les interprètes placés sous la direction de Giovanni Antonini participent à cette ineffable prière collective avec une intensité extraordinaire .


Dans le Menuetto en ré mineur tout caractère proprement religieux a disparu mais le ton reste grave. Le tempo mesuré donne a ce mouvement un caractère solennel, digne de conclure l'oeuvre. Dans la deuxième partie du menuet, un vigoureux canon entre les violons et les basses donne lieu à des harmonies acerbes dont Marc Vignal souligne la parenté avec la fugue pour deux pianos KV 426 de Wolfgang Mozart (4). Le trio en ré majeur, seul passage un peu "léger" dans la symphonie, fait alterner de façon amusante un thème piano aux violons doublés par les vents avec un violent accord sabré par tout l'orchestre.


Camille Corot (1796-1879), Forêt de Fontainebleau, Musée des Beaux Arts, Boston

La symphonie n° 79 en fa majeur Hob I.79 fait partie d'une série de trois (n° 79 en fa majeur, n° 80 en ré mineur et n° 81 en sol majeur) composées en 1784, peu après Armida, dernier opéra écrit à Eszterhàza. Fa majeur est une tonalité assez rarement utilisée par Joseph Haydn dans ses symphonies (six symphonies en tout, les n° 17, 40, 58, 67, 79 et 89) surtout si on compare avec ré majeur (22 symphonies), ut majeur (20 symphonies), si bémol majeur (14 symphonies), et sol majeur (12 symphonies), tonalités les plus utilisées. Pourtant fa majeur avec un seul bémol à la clé est une tonalité sans histoires! La symphonie n° 79 est écrite pour une formation comportant le quintette à cordes, une flûte, deux hautbois, deux bassons, deux cors en si bémol et en fa.


Le premier mouvement allegro con spirito 4/4 débute par un thème très chantant aux premiers violons doublés par le basson. Curieusement ce thème disparaît de la scène. Il n'en reste qu'une sorte de gruppetto qui revient ensuite deux fois et même quatre fois de suite, sous des formes diverses dont une manifeste une ressemblance avec le sujet de fugato sur lequel est construit l'ouverture de la Flûte Enchantée de Mozart. A plusieurs reprises, on s'attend à un second thème qui ne vient pas car c'est toujours le même gruppetto qui reparait dans un contexte différent. Dans le développement le thème initial reparaît fugitivement mais ce développement est très court et c'est bientôt la réexposition, pleine de surprises car profondément remaniée. Elle donne lieu à un passage extraordinaire qui est en fait un second développement sur un motif contenant le fameux gruppetto donnant lieu à des modulations hardies et à des dissonances troublantes. A la fin le gruppetto sera répété huit et enfin douze fois!! Il y a dans ce mouvement une aptitude extraordinaire de Haydn à tirer tout le parti possible d'une cellule de six notes. Alors qu'à première audition ce mouvement semble improvisé, on s'aperçoit en écoutant attentivement que c'est un des plus rigoureusement construit de Haydn. On doit cette révélation à Giovanni Antonini et le Kammerorchester qui arrivent à maintenir la cohésion nécessaire pour que les idées géniales de ce morceau ne partent pas dans tous les sens. 


Le mouvement lent Adagio cantabile ¾ est également très curieux. Il débute par un thème au rythme pointé, comportant deux parties, et se poursuit par une variation des deux parties du thème, jouée par les bois, à laquelle répondent les syncopes des violons. Le climat à la fois recueilli et solennel évoque les dernières compositions de Haydn ainsi que, selon Marc Vignal, l'andante con moto de la symphonie n° 39 de Mozart (5). Il semble qu'à ce point de l'oeuvre, le compositeur fut face à un problème, posé par une nouvelle variation dans le même tempo. Réveillez-vous, on est en train de s'endormir! s'exclama-t-il peut-être en pensant à ses musiciens ou son public et il composa en guise de deuxième partie un poco allegro 2/2 rapide n'ayant rien à voir avec ce qui précède. Ce passage est aussi exubérant que le début était réservé c’est pourquoi il serait tentant de considérer ce morceau comme un intermezzo, un mouvement supplémentaire entre l’adagio et le menuet.


Dans le trio du menuet on notera un très joli solo de hautbois. D'aucuns ont noté une ressemblance avec le rondo du concerto pour cor K 412/386b de Mozart de 1791 tout en signalant qu'il était peu probable que Mozart eût connu cette symphonie (6-8)


Le finale Vivace est un rondo aux vastes proportions de structure A B A C A. Le refrain A est typiquement haydnien avec sa fraiche et franche gaité. Le premier couplet B en fa mineur au thème très énergique, issu de celui du refrain, fonctionne comme un développement. C'est un refrain A habillé par une nouvelle orchestration qui reparaît ensuite et qui laisse la place au second couplet C en si bémol majeur au caractère vigoureusement rustique. Dans le dernier retour du refrain le basson double le premier violon de la manière la plus spirituelle et on aboutit à une coda endiablée et à la fin du mouvement (9).


La symphonie n° 30 en ut majeur "Alleluia" Hob I.30 date de l'année 1765. Au cours de cette féconde année, Joseph Haydn composa trois autres symphonies: les n° 31 en ré majeur Appel du cor, 28 en mi majeur et 29 en la majeur dans l'ordre chronologique probable. La symphonie Alleluia est la dernière symphonie en trois mouvements avec la coupe vif, lent, vif de la sinfonia italienne (10). A partir de cette oeuvre, Haydn abandonne définitivement la coupe à l'italienne pour ne composer exclusivement que des symphonies en quatre mouvements avec généralement un menuetto en troisième position. Son surnom provient du fait que dans le premier mouvement Haydn utilise l'alleluia grégorien pour la nuit de Pâques (11). L'effectif instrumental utilisé est important, il comprend une flûte, deux hautbois, un basson doublant la basse, deux cors et deux trompettes (12).


Théodore Rousseau (1812-1867), Chênes à Apremont, Musée d'Orsay

Dans le premier mouvement, Allegro 4/4, le thème clamé par les trompettes est quelque peu différent de l'alleluia grégorien, ce début éclatant est tout à fait typique des symphonies festives en ut majeur qui jalonnent la production symphonique de Haydn. Le second thème piano est très proche du premier. On peut donc considérer ce mouvement comme monothématique. Le développement, basé sur le thème initial, consiste en vigoureuses imitations sur les quatre premières notes du thème de l'alleluia tandis que les violons parcourent l'espace sonore de brillantes gammes ascendantes et descendantes en doubles croches. Lors de la réexposition, les trompettes interviennent en force pour conclure brillamment ce mouvement. 


Avec l'Andante en sol majeur 2/4 nous retrouvons l'esprit de l'adagio de la symphonie n° 24 avec un ravissant solo de traverso. Toutefois la flûte ne monopolise pas toute la scène et laisse au hautbois quelques passages mélodieux. Le développement, une simple transition en fait, consiste en une marche harmonique d'esprit baroque à la flûte solo.


Le troisième mouvement Tempo du menuetto, piu tosto allegretto 3/4, est plus proche d'un rondo que d'un menuet. On ne saurait trop admirer dans ce morceau l'extraordinaire charme mélodique du thème principal ou refrain joué par les cors et les violons. Le premier intermède, un solo de la flûte et du violon solo à l'unisson, est une merveille de grâce et d'élégance. Le retour du refrain est suivi par un nouvel intermède mineur assez étrange: le thème est énoncé d'abord par les violons alors que les cors et les hautbois à l'unisson tiennent un mi un peu inquiétant pendant toute la durée de cette première partie. Dans une deuxième partie le thème passe aux basses avec de brusques sforzandos et devient quelque peu menaçant mais tout se calme vite avec le retour du refrain. Une coda dans laquelle le thème du début est repris par les cors et un violon solo de manière très poétique termine cette symphonie particulièrement joyeuse. L’interprétation du Kammerorchester de Bâle (Giovanni Antonini) donne à cette symphonie festive (et aux trois autres) un éclat extraordinaire. Un virtuose est assis devant chaque pupitre: un flûtiste génial, deux hautbois mordants, des cors naturels confondants de moelleux ou d’énergie, des cordes incisives ou soyeuses etc.…  


Plusieurs musicologues ont considéré à juste titre que ces symphonies de l'année 1765, généralement sereines, correspondaient à la fin d'une époque et à un adieu de Haydn à sa jeunesse (11). A partir de cette date, l'inspiration de Haydn devient plus sombre comme en témoigne la symphonie n°34 en ré mineur, composée vers 1766, premier exemple peut-être du style Sturm und Drang chez Haydn. 




(1) Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1788. pp 829-830.

(2) La tonalité de fa surprend après le ré majeur qui conclut le premier mouvement, audace dans la succession des tonalités qui deviendra monnaie courante après 1784.

(3) Haydn a-t-il pensé à des cors anglais pour cette symphonie?

(4) Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, pp. 987-8.

(5) Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, pp. 1115-6.

(6) http://en.wikipedia.org/wiki/Symphony_No._79_(Haydn)

(7) Luigi della Croce, Les 107 symphonies de Haydn, Editions Dereume, Bruxelles, 1976, pp. 265-7.

(8) Pourquoi Mozart n'aurait-il pas connu la symphonie n° 79? Les références à Mozart sont nombreuses dans cette symphonie. Elles sont encore plus évidentes dans la symphonie n° 78 en ut mineur (1782) dans laquelle Mozart puisa largement comme le signalent EC Robbins Landon ou Marc Vignal.

(9) Partition consultable et écoute gratuite sur le site http://www.haydn107.com/index.php?id=2&sym=79&lng=2

(10) La symphonie n° 34 en ré mineur qui date vraisemblablement de 1766, est également en trois mouvements mais c'est une symphonie d'église débutant avec un mouvement lent.

(11) Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1788, pp. 846-7.

(12) http://en.wikipedia.org/wiki/Symphony_No._30_(Haydn)

jeudi 7 décembre 2023

Haydn 2032 - Volume 13 - L'appel du cor

 

Cor naturel - photo © Lexofadown

L’album l’Appel du cor, volume 13 du projet Haydn 2032 (enregistrement d’une intégrale des symphonies de Joseph Haydn par Giovanni Antonini et Il giardino armonico), comporte trois symphonies, n° 31, 59 et 48, dans l’ordre chronologique, donnant au cor une place prépondérante. Toutefois le titre appel du cor s’applique spécifiquement à la n° 31 qui comporte quatre cors dans son orchestration.  La période comprise entre mai et septembre 1765, seul moment de cette année où l'orchestre de Haydn comptait quatre cors (1), est sans doute celle de la composition de la symphonie n° 31 en ré majeur Appel du Cor. Bien plus développée que la symphonie n° 72, composée en 1763 que l’on considère souvent comme une étude préliminaire à la n° 31, elle garde le même aspect divertimento caractérisé par d'importants solos instrumentaux dans chaque mouvement (2,3). 

Cor postal - photo © Kandschwar - Erbes-Büdesheim

Symphonie en ré majeur Hob I.31

Le premier mouvement Allegro 3/4 débute par une éclatante fanfare des quatre cors. Un siècle et  demi plus tard, Gustav Mahler confiera à huit cors à l’unisson le soin d’ouvrir sa troisième symphonie. La fanfare des cors est suivie par des sauts d'octaves du premier cor, sortes d'appels (indiqués sur la partition par la mention: cor de poste de Nuremberg) qui marquent de leur sceau ce mouvement. On retrouvera ces appels dans le second menuetto de la sérénade en ré majeur KV 320 dite Cor de Postillon de Mozart. Dans ce mouvement au caractère symphonique affirmé, le second thème survient juste avant les barres de reprises comme ce sera souvent le cas dans maintes oeuvres ultérieures de Haydn. Le développement débute avec les fanfares du début dans des tonalités mineures mais s'oriente rapidement vers le second thème qui fera l'objet d'une élaboration digne des grandes symphonies à venir. On remarque tout particulièrement à la fin du développement un passage dans lequel le second thème, réduit à ses deux premières mesures, est sans cesse modulé par le premier violon piano et accompagné par les batteries des autres cordes, les violoncelles dans leur registre aigu et sans les contrebasses (4). Comme dans la symphonie n° 72, la réexposition omet le premier thème qui reparaîtra à la fin du morceau qui s'achèvera comme il avait commencé par de brillantes fanfares.


Dans L'adagio en sol majeur 6/8 au rythme de sicilienne, plusieurs solistes alternent: un violon, un violoncelle et deux cors (sur les quatre). Chaque solo est accompagné par les pizzicatos des cordes et interrompu par des unissons forte de tout l'orchestre. Le violon monte à des hauteurs stratosphériques (étonnant Stefano Barneschi) et les solos de cors sont acrobatiques. Le tout est harmonieusement fondu et dégage une poésie indicible. Cet adagio est un des plus profonds parmi les mouvements lents de cette époque. Avant les barres de reprises le thème principal remanié revient pianissimo deux fois avec une harmonisation chaque fois différente, passage sublime préfigurant les moments les plus intenses des quatuors à cordes à venir. On pense à la petite phrase de la sonate de Vinteuil qui fera les délices du narrateur dans A la Recherche du Temps perdu (5).


Le menuetto est remarquable par son caractère symphonique et son allure viennoise. Une petit développement commence dans la seconde partie. Dans le trio qui est un laendler, le premier cor monte jusqu'au ré suraigu, partie qui devait probablement être jouée par les cornistes fraichement recrutés en mai 1765 Franz Stamitz et Joseph Dietzl (1).


Comme dans la symphonie Hob I.72, le finale Moderato molto 2/4 est un thème varié. Le thème avec ses syncopes et la variété de ses rythmes porte indubitablement la marque de Joseph Haydn. La première variation appartient aux hautbois et aux cors, les cordes accompagnent. Le violoncelle solo (Paolo Beschi) règne avec une grande virtuosité dans la seconde variation. C'est au tour de la flûte (Marco Brolli) avec ses sauts d'octaves et ses arabesques de nous ravir dans la troisième variation. La quatrième variation est confiée aux quatre cors. Le premier cor (Johannes Hinterholzer) nous éblouit par sa démonstration de haute voltige, il grimpe jusqu'au fa# suraigu. Comme tout ce passage doit se jouer piano voire pianissimo, on se demande comment cela était possible avec des cors naturels mais les virtuoses d’Il giardino armonico sous la direction de Giovanni Antonini y arrivent parfaitement. Le violon solo est aux commandes dans la cinquième variation puis l'orchestre au complet dans la sixième qui reprend le thème sans changements et enfin la contrebasse (ou le violone à cinq cordes) dans la septième qui s'enchaine à un joyeux finale presto se terminant par les fanfares du début scellant ainsi un chef-d’oeuvre absolu et peut être la fin d'une époque insouciante (2).


Trompe de chasse -  Contrairement au cor naturel, elle ne possède pas de coulisse d'accord qui permet de jouer dans plusieurs tonalités - © Photo Luna 04 (12)

Symphonie en la majeur Hob I.59

La numérotation de Manckiewicz est erronée dans le cas de la symphonie n° 59 en la majeur Le Feu, et dans celui de la n° 58 en fa majeur (6,7). Comme la symphonie n° 60 en ut majeur Le Distrait date de 1774-5, on pourrait croire à une date de composition voisine pour les n° 58 et 59. Il n'en est rien car les symphonies n° 58 et 59 ont vu le jour bien avant, très probablement en 1767-8. Viennent à l'appui de cette datation, des arguments stylistiques et le fait que le menuet alla zoppa de la n° 58 est pratiquement identique à celui du trio pour baryton n° 52 datant de 1767-8. Le surnom Le Feu ne fut pas donné par Joseph Haydn, il résulte du fait que cette symphonie a été utilisée comme musique de scène pour le spectacle Die Feursbrunst (l'Incendie) de Gustav Grossmann, donné à Eszterhazà en 1774 ou 1778. Contemporaine de la tragique symphonie n° 39 en sol mineur, emblématique de cette période dite "Sturm und Drang" qui débute, la symphonie n° 59 est par contre une oeuvre résolument optimiste et extravertie.


Le premier mouvement Presto 4/4 débute en fanfare par un thème très incisif des cors et violons dont le caractère quelque peu hystérique pourrait évoquer une alerte incendie, mais ce caractère ne se maintient pas: le contraste est vif en effet entre ce début tonitruant et la suite énoncée en rondes mystérieuses pianissimo. Un second thème très calme termine l'exposition pianissimo. Le très beau développement est bâti sur le thème principal et donne lieu à de vigoureuses imitations entre violons et basses.


L'andante o piu tosto allegretto en la mineur 3/4 qui comme le reste de la symphonie, servit de musique de scène pour la pièce Die Feursbrunst, a une dimension théâtrale évidente. Le premier thème en la mineur à la fois énergique et mélancolique illustre bien une comédie sentimentale. Un second thème cantabile en ut majeur a une grande beauté mélodique et s'apparente de près à un passage du deuxième mouvement de la symphonie n° 60 Le Distrait. Le retour du thème initial en ut majeur est suivi par une ritournelle assez longue jusqu'aux barres de reprises. Toute cette première partie est écrite pour les cordes seules. Après les barres de reprises et une transition, le premier thème revient accompagné par une pédale de mi aux basses d'aspect assez menaçant puis brusquement c'est la surprise: le second thème plus cantabile que jamais refait surface avec un accompagnement somptueux des hautbois et des cors. Ces derniers font par la suite, une apparition incongrue fortissimo lors de la dernière apparition du thème initial, intervention surprenante, véritable incivilité correspondant peut-être à un événement surgissant dans la pièce de théâtre ou bien premier effet de surprise, procédé dont Haydn sera coutumier dans de nombreuses symphonies suivantes. 


Le thème du menuetto 3/4 est très similaire à un thème de l'andante nonobstant la transposition de la mineur en la majeur. Le trio en la mineur est écrit pour un quatuor à cordes (deux violons, un alto, un violoncelle). En fait il se réduit presque à un duo des deux violons (Haydn et Tomasini?), l'alto et la basse intervenant de part en part de façon discrète. Ce menuet et son trio possèdent une certaine élégance contrastant avec le caractère agressivement populaire des morceaux correspondants de la symphonie n° 58 en fa contemporaine.


L'allegro assai final, alla breve, est certainement le mouvement le plus connu des quatre. Il débute par une magnifique sonnerie de cors auxquels répondent les hautbois, se poursuit avec un passage véhément, véritable torrent de croches. Enfin un second thème très doux, joué par les deux hautbois, nous amène aux barres de mesures. Après un développement court mais au contrepoint très serré,  ce sont les violons piano à la place des cors qui démarrent la réexposition avec un effet de surprise témoignant de l'humour inépuisable de Haydn. Les cors reviennent en force dans la coda en renouvelant leurs sonneries d'abord forte puis plus doucement piano. Marc Vignal cite la Water Music de Georg Friedrich Haendel (Suite n° 2, alla hornpipe, HWV 349) dans son commentaire sur ce finale (6). Deux accords de tout l'orchestre forte mettent un point final à cette oeuvre contrastée et colorée.


Première représentation de Musiques sur l'eau en 1717 sur la Tamise par Edmond Jean Conrad Hamman


Symphonie en do majeur Hob I.48  Marie-Thérèse

Les circonstances de la composition par Joseph Haydn de la symphonie n° 48 en ut majeur et le débat concernant sa date de conception, sa dédicace à l'Impératrice Marie Thérèse et son orchestration (authenticité des parties de trompettes en particulier) sont détaillées par Marc Vignal (8) et Antony Hodgson (9). Cette symphonie date probablement de 1769 (et non de 1773 comme on l'a cru longtemps) et de ce fait forme avec les symphonies n° 38 (Echo) et n° 41, toutes deux en ut majeur et datant de la même année, une véritable trilogie de symphonies festives. Composée peut-être en dernier, la symphonie n° 48 est plus ambitieuse et plus développée que ses devancières.


L'Allegro initial frappe par la magnificence de son début. Après un accord fortissimo sabré par tout l'orchestre, le thème principal est clamé par les cors altos. Les parties de trompettes dont l’authenticité est douteuse, ont été supprimées par Giovanni Antonini dans la présente version. Quelle grandeur, quel éclat! Le deuxième exposé du thème est suivi par un motif déjà présent dans la symphonie n° 38 mais bien plus richement développé ici. On assiste ensuite à une alternance de moments de grande tension et de détente. On peut noter parmi ces derniers un second thème énoncé piano par les violons délicatement accompagnés par les autres cordes. Ce thème est suivi par un farouche unisson qui jouera un rôle important lors du développement et qu’on retrouvera dans le premier mouvement de la symphonie Hob I.82, l’Ours. La fin de l'exposition est caractérisée par de spectaculaires gammes ascendantes (10) et roulades entonnées par tout l'orchestre. Lors du magnifique développement l'unisson que nous avons signalé reparait et devient encore plus menaçant du fait des modulations auquel il est soumis, il est ensuite suivi par un travail thématique poussé sur le motif qui suivait le thème initial lors de l'exposition..


L'Adagio 6/8 con sordini inaugure une série de mouvements lents solennels et profonds que l'on rencontrera fréquemment dans les symphonies des années suivantes. Le thème initial très doux fait collaborer étroitement cordes avec sourdines et vents avec pour résultat une sonorité splendide. L'exposé du thème est suivi par un passage confié aux violons qui jouent piano un thème syncopé accompagné par quelques timides notes des basses. Ce long passage à une voix, d'une impressionnante nudité (11) se termine par un motif solennel cette fois richement harmonisé. A la fin du développement les cors interviennent de façon quasi wagnérienne! Cet adagio introspectif contraste vivement avec la luminosité des trois autres mouvements.


Le troisième mouvement, Allegretto est le menuetto le plus puissant et le plus symphonique écrit à ce jour par Haydn. La deuxième partie est remarquable: après le retour du thème, on entend une spectaculaire sonnerie de cors qui anticipe certains menuets des symphonies londoniennes. . Contraste étonnant avec le trio en do mineur pour cordes seules qui débute avec un dramatique unisson. La suite adopte l’écriture des quatuors à cordes et notamment celle du quatuor Hob III.22 en ré mineur contemporain.


Le finale allegro 2/2 est un morceau plein de feu et d'énergie. Il s’ouvre par un motif formé de gammes ascendantes et descendantes, que l'on avait déjà entendu lors de l’exposition du premier mouvement. Le développement, court mais concentré débute par des gammes chromatiques ascendantes et descendantes qu’on avait déjà entendues au milieu de l’exposition; il contient un passage qui montre clairement le degré de virtuosité impressionnant exigé des instrumentistes. Une fausse rentrée débouche sur un épisode dramatique issu d'une ritournelle orchestrale de l'exposition. La véritable rentrée n'apporte que peu de changements. Décrire avec des mots la vie et le dynamisme qui se dégagent de ce morceau est chose impossible.


L’orchestre que Haydn avait à sa disposition à Eszterhàza comptait une quinzaine d’exécutants au maximum, formation qui pourrait sembler un peu maigre face aux quatre cors de la symphonie Hob I.31. Avec une vingtaine d’exécutants, l’orchestre Il giardino armonico nous semble parfaitement calibré. L’usage d’instruments anciens de grande qualité à tous les pupitres, confère à cette version de Giovanni Antonini une supériorité incontestable sur les versions sur instruments modernes. L’adéquation du style, le respect du texte et l’art des nuances placent très haut ces interprétations parmi les versions concurrentes historiquement informées. 



(1) https://en.wikipedia.org/wiki/Symphony_No._31_(Haydn) 

(2) Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, Paris, 1988, pp. 840-848 

(3) Marc Vignal, Ibid, pp. 846-847.

(4) http://imslp.info/files/imglnks/usimg/9/9c/IMSLP21880-PMLP50273-Haydn-Symphony_No.31.pdf

(5)   Marcel Proust, A la Recherche du Temps perdu, Tome 1, Gallimard 1947, pp 370. 

(6)   Marc Vignal, Ibid, pp. 983-985.

(7)  https://en.wikipedia.org/wiki/Symphony_No._59_(Haydn)

(8)   Marc Vignal, Ibid, pp. 990-991

(9)  Antony Hodgson, The Music of Joseph Haydn: The Symphonies. London: The Tantivy Press (1976): 77. (ISBN 9780904208214)

(10) Ces gammes ascendantes répétées appelées fusées par Marc Vignal, figurent dans un nombre élevé de symphonies antérieures à 1775. 

(11)  Nudité, air raréfié, nombreux silences sont des traits présents dans les mouvements lents de nombreuses symphonies des années 1769 à 1774 (n° 48, 43, 54 etc…).

(12)  https://en.wikipedia.org/wiki/GNU_Free_Documentation_License

vendredi 17 novembre 2023

Ariodante de Haendel à l'Opéra de Dijon

© Photo V. Arbelet.   Ginevra et le roi d'Ecosse

Moi, moi impudique?

Ariodante est un dramma per musica de Georg Friedrich Haendel (1685-1759) créé le 8 janvier 1735 au théâtre de Covent Garden de Londres. Le livret d’auteur inconnu, est une adaptation de Ginevra, principessa di Scozia d’Antonio Salvi (1664-1724), un texte inspiré lui-même d’un épisode d’Orlando furioso (chants 5 et 6) de l’Arioste et écrit pour un opéra de Giacome Antonio Perti représenté en 1708. Cet opéra reçut un accueil favorable avec onze représentations. Il est désormais un des plus joués de Haendel, représentations dont BaroquiadeS s’est fait récemment l’écho (1)

Ginevra, princesse d’Ecosse et le valeureux chevalier Ariodante se déclarent leur amour et font des projets de mariage, union approuvée par le roi d’Ecosse et père de Ginevra. Polinesso, duc d’Albany et rival d’Ariodante, brigue le pouvoir suprême et pour cela imagine un stratagème diabolique. Il exploite la naïveté de Dalinda, suivante de Ginevra en lui proposant d’apparaître au balcon en sa compagnie, habillée comme Ginevra. Dalinda qui est amoureuse du félon, accepte cette étrange mission. Dalinda ignore leș soupirs de Lurcanio, frère d’Ariodante. A l’acte II, Ariodante aperçoit sa promise dans les bras de Polinesso; désespéré il disparaît après avoir tenté de se suicider et on apprend bientôt sa mort ainsi que la trahison infâme de Ginevra. Déshéritée puis condamnée à mort par son père, cette dernière sombre dans la folie tandis que Polinesso est couronné roi. Ariodante en fait n’est pas mort et rode dans les environs; il entend les cris de Dalinda que les sbires de Polinesso veulent supprimer. La jeune femme est sauvée in extremis et raconte tout à Ariodante. Le roi éclairé par les supplications de sa fille, ne peut plus rien pour elle car le pouvoir est dans les mains de Polinesso. Lurcanio provoque Polinesso en duel et le blesse à mort. Ce dernier avoue ses méfaits avant d’expirer. C’est alors qu’Ariodante apparaît aux yeux de tous. La vérité est révélée et le roi pardonne la faute de Dalinda. Ginevra plongée encore dans la tourmente, est réhabilitée et rétablie dans ses droits. La double union de Ginevra et Ariodante d’une part et de Dalinda et Lurcanio d’autre part, est fêtée dans la joie.

Ce livret est certainement un des meilleurs que Haendel ait eu entre ses mains. Il est simple, clair et va droit au but (2,3). Il regorge d’actions chevaleresques et les protagonistes sont bien caractérisés. A côté de héros au grand coeur comme Ariodante et Lurcanio, d’une princesse Ginevra très touchante, Polinesso est le pire méchant de tous les opéras de Haendel. Quant à Dalinda c’est une troublante figure; de cette jeune fille apparemment naïve mais en même temps séductrice avec l’air de ne pas y toucher, on ne sait ce qu’il faut penser et cette incertitude apporte du piment à la trame. Certains aspects du livret sont annonciateurs du romantisme mais en même temps la présence de ballets dus à la collaboration de la chorégraphe Marie Sallé (1709-1759), évoque la tragédie lyrique à la française.

En l’espace de deux ans Haendel va concevoir trois opéras tirés du Roland furieux de l’Arioste : Orlando (1733), Alcina (1735) et Ariodante (1735) ; mais ces trois œuvres sont très différentes. Tandis que les deux premières font intervenir le fantastique et le surnaturel, la dernière est un drame dans lequel évoluent des personnages en chair et en os auxquels on peut facilement s’identifier et s’attacher. Ariodante est dramatiquement et scéniquement le meilleur des trois et la musique est d’un agrément mélodique exceptionnel. A une époque où triomphait l’aria da capo à cinq sections comme le montre L’Olimpiade contemporaine d’Antonio Vivaldi (1734) (4), Haendel malmène sérieusement cette forme musicale et sacrifie certaines sections au gré des effets dramatiques qu’il souhaite obtenir. Ainsi dans la structure tripartite A/B/A’, parfois la partie B disparaît, ou bien la reprise da capo est supprimée. Dans certains cas, seule subsiste la partie A. Cette tendance se confirmera dans l’antépénultième opéra italien du saxon, Serse (5). Bien que Ariodante et Ginevra soient les personnages principaux en nombre d’airs, les autres protagonistes sont loin d’être des figurants ou faire-valoir. Dalinda (quatre airs) et Lurcanio (trois) chantent aussi un duetto, le roi avec trois airs est un personnage majeur et Polinesso emplit la scène de sa présence maléfique.

© Photo V. Arbelet.  La sinfonia dirigée de main de maître.

L’acte I évolue dans une plaisante ambiance pastorale. Après une ouverture à la française classique, Ginevra donne ensuite le ton avec un arioso très gracieux au rythme ternaire, Vezzi lusinghe (I,1). Le duetto très charmant, Prendi da questa mano (Ginevra, Ariodante), est interrompu par le roi d’Ecosse (I,5). Ce dernier chante un des airs les plus fameux : Voli colla sua tromba, accompagné de deux cors (I,7) qui donnent à l’orchestre beaucoup de tonus et confèrent à la scène un côté plein air. Polinesso charme la crédule Dalinda avec un des airs les plus séduisants de la partition, Spero per voi (I,9). La dernière scène, chantée et dansée, comporte un prélude richement orchestré, un superbe duo d’amour entre Ariodante et Ginevra, Se rinasce nel mio cor (I,13), repris par le chœur dans un mouvement plein de grâce et de plénitude et une suite de danses éminemment françaises (une gavotte, deux musettes et un allegro) écrites pour Marie Sallé.

Contraste absolu dès le début de l’acte II qui renferme l’œil du cyclone. Après un magnifique prélude orchestral anticipant le lever du soleil dans la symphonie Le Matin Hob I.6 de Joseph Haydn (6), Polinesso joue devant Ariodante une scène d’amour avec Dalinda déguisée en Ginevra. Ariodante anéanti chante alors le célèbre lamento en sol mineur, Scherza infida, sommet incontesté de l’opéra (II,3). Les thrènes endeuillées des deux bassons évoquent une cérémonie funèbre. Formellement il s’agit d’une aria avec da capo mais ici la structure disparaît devant la puissance et l’intensité des affects. Dalinda se réjouit dans un air fort ambigu, Se tanto piace il cor (II.4), une sicilienne mélancolique (non exécutée dans cette production) révélant ses espérances et ses doutes. Le désespoir de Ginevra éclate dans un autre sommet de la partition, l’air Il mio crudel martoro, un lamento bouleversant, sorte de marche funèbre en mi mineur, superbe exemple du bel canto haendélien (II,10). La fin de l’acte combine habilement des récitatifs accompagnés véhéments, des pièces instrumentales sinistres et le ballet des songes agréables et funestes.

A l’acte III, l’équilibre naturel des choses est progressivement rétabli au terme d’une longue marche vers la lumière. Ariodante exprime sa colère et son désespoir dans un air d’une sombre grandeur précédé par un arioso tragique, Numi, lasciarmi vivere (III.1). Entre temps Dalinda réalise qu'elle a été trompée par Polinesso et exprime sa colère dans un air bourré de vocalises, Negghitosi, or vos che fate. On arrive au sommet de l’acte avec l’aria di furore de Ginevra, Si, morro, ma l’onore mio, en fa dièse mineur, aussi court qu’il est intense et dont l’orchestration est subtile avec un violon et un violoncelle solos et trois parties de violons (III.5). Le traître est démasqué et tué et Ariodante exprime son exaltation dans un air de bravoure, Dopo notte, bourré de syncopes et de vocalises (III.8). C’est le seul air de la partition de forme da capo à cinq sections (4). Le duo d’amour Lurcanio-Dalinda (III.9) n’en est pas un en fait, car les deux protagonistes chantent à tour de rôle et ne s’unissent que lors de la cadence finale de l’air. Dalinda est incapable de simuler des sentiments qu’elle n’éprouve pas. Par contre dans le duo d’amour Ariodante-Ginevra, Bramo aver mille vite, qui termine l’opéra, les deux amoureux chantent ensemble dans un style contrapuntique raffiné et s’unissent totalement à la fin (III.11).

© Photo V. Arbelet.   Réjouissances finales

Visiblement William Christie a insisté sur les aspects français de cet opéra en donnant aux ballets leur juste place. Ces derniers ne sont pas des pièces rapportées mais au contraire s’intègrent intimement dans l’action. Dommage que le chef ait procédé à quelques coupures notamment la troublante sicilienne de Dalinda à l’acte II. Une mise en espace sobre et efficace (Nicolas Briançon) a placé habilement les acteurs dans un cadre féerique crée par la vidéo (Valéry Faidherbe) qui emplit totalement le fond de la vaste scène de l’Auditorium de Dijon. La vidéo suit fidèlement la didascalie avec au premier acte des paysages bucoliques (buissons fleuris, forêts et collines, un château au milieu des arbres, un vieux pont gothique. Aux actes 2 et 3 apparaissent des architectures grandioses figurant des palais, des cathédrales toujours enfouis dans une épaisse forêt évoquant l’ambiance romantique de l’Ecosse. Les éclairages (Jean-Pascal Pracht) donnaient la vie et des couleurs au cadre et aux personnages.

Une belle équipe d’acteurs-chanteurs a conféré à la représentation un lustre exceptionnel. Renato Dolcini est un roi d’Ecosse idéal, il a tout pour lui, la présence scénique, une voix noble de baryton-basse superbement projetée, au timbre doux et puissant. Il agrémenta son chant de remarquables vocalises notamment dans son air, Voli con la sua tromba. Dalinda, suivante de Ginevra est-elle aussi naïve qu’il paraît ? Après tout elle s’amourache d’un triste sire et est prête à tout pour que ce dernier s’intéresse à elle. Ana Vieira Leite a accompli une remarquable prestation : intonation impeccable, ductilité d’une voix souple capable de triompher de toutes les difficultés de la partition et notamment de redoutables coloratures. Toutefois son personnage m’a paru un peu trop lisse et j’eusse apprécié qu’elle montrât une touche de perversité. Le détestable Polinesso était incarné par le contre-ténor Hugh Cutting. Ce dernier chanta son rôle avec une intonation parfaite. Le timbre de la voix était diablement enjôleur dans l’air séduisant Spero per voi ; les vocalises formidables de Se l’inganno sortisce felice, io detesto per sempre virtu, véritable profession de foi maléfique du duc d’Albany (II.5), étaient conduites avec brio. Malheureusement il manquait au remarquable chanteur britannique, la noirceur exigée par ce rôle de sinistre Tartuffe. Kresimir Spicer prêtait sa voix de ténor au personnage de Lurcanio. En tant qu’amoureux transi éconduit par Dalinda, il n’était pas à son avantage mais le chanteur croate a transfiguré ce rôle ingrat de sa voix puissante à la projection insolente et aux belles couleurs, notamment dans son air magnifique, Del mio sol vezzosi rai (I.10). Son souffle inépuisable et des pianissimos à tomber, ont illuminé cette émouvante déclaration d’amour dédaignée pourtant par Dalinda. A Lea Desandre (Ariodante) étaient attribués les plus beaux airs de la partition et notamment le célébrissime Scherza infida. Malgré un tempo très lent, la mezzo-soprano franco-italienne est arrivée à maintenir une tension insoutenable du début à la fin de cet air absolument extraordinaire; elle a maîtrisé un autre aspect du bel canto haendélien, l’aria avec coloratures, Dopo notte aura e funesta, écrite sur mesure pour le castrat Giovanni Carestini. Cette flamboyante aria di paragone aux sensationnelles acrobaties, utilise la métaphore de la barque que la tempête a failli engloutir mais qui entre dans le port et touche le rivage (7). La mezzo nous a enchantés avec des vocalises à couper le souffle d’une précision millimétrée. Les acrobaties vocales et les ornements subtils jamais mécaniques ou gratuits, étaient toujours au service de la musicalité et du beau son. Une bruyante ovation du public salua son exploit. Le rôle de Ginevra est sans doute le plus lourd avec pas moins de huit airs ou ariosos. Ana Maria Labin a fourni une prestation d’une qualité exceptionnelle en exprimant avec justesse et sincérité tous les affects possibles, de la joie la plus pure dès l’annonce de son union avec Ariodante au désespoir absolu au moment où elle est qualifiée d’impudique et reniée par son père. Son engagement atteint un sommet d’intensité dans la grande aria, Io ti bacio (III.4) où elle se montre bouleversante. Odoardo, conseiller du roi, était interprété par Moritz Kallenberg. Il ne chantait pas d’airs mais intervenait dans les récitatifs secs et les chœurs avec une belle voix bien timbrée.

Plus qu’ailleurs chez Haendel, l’orchestre joue ici un rôle de premier plan. Dans les danses, interludes et postludes, toujours parfaitement intégrés à l’action, l’orchestre Les Arts Florissants est le liant qui assure l’unité du spectacle. Dans un ensemble de cordes d’une homogénéité sans faille, le violon et le violoncelle solos faisaient admirer la belle sonorité de leur instrument. Les vents n’étaient pas en reste avec de belles parties de flûte, de hautbois et de basson solistes. Les cors naturels contribuaient activement à créer une ambiance pastorale dans l’acte I. Les trompettes naturelles donnaient à la scène finale tout son panache. Le continuo (un violoncelle, une basse d’archet, le clavecin et le théorbe) apportait son soutien harmonique au récitatif sec. On appréciait aussi quelques beaux moments de complicité entre le théorbiste et Lea Desandre. William Christie dirigea tout ce beau monde avec engagement et enthousiasme. En hommage à Marie Sallé, Léa Desandre se livra au cours de la fête finale à une danse. D’abord soliste brillante, elle fut rejointe par William Christie qui lui donna la réplique avec humour et élégance.

Un spectacle d’une beauté à couper le souffle et un festival de bel canto haendélien. Cet article est une extension d'une chronique publiée dans Baroquiades le 20 octobre 2023 (8).

© Photo P. Benveniste.   De gauche à droite: Renato Dolcini, Lea Desandre, Ana Maria Labin, Ana Vieira Leite, Hugh Cutting, Kresimir Spicer.


  1. https://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/ariodante-haendel-goettingen-2021
  2. Piotr Kaminsky, Haendel, Purcell et le baroque à Londres, Fayard, 2010, pp 202-207.
  3. Olivier Rouvière, Les Opéras de Haendel, Van Dieren Editeur, Paris, 2022, pp 268-275.
  4. Isabelle Moindrot, L’Opéra seria ou le règne des castrats, Fayard, 1993, pp 123-128.
  5. Olivier Rouvière, Les Opéras de Haendel, Van Dieren Editeur, Paris, 2022, pp 314-321.
  6. https://piero1809.blogspot.com/2023/03/les-heures-du-jour.html
  7. Xavier Cervantès, Les arias de comparaison dans les opéras londoniens de Haendel: Variations sur un thème baroque, International Review of the Aesthetics and Sociology of Music. 26(2), 147-166, 1995.
  8. https://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/ariodante-haendel-christie-dijon-2023