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samedi 7 mai 2022

Cosi fan tutte à l'Opéra National du Rhin

Photo Klara Beck, Fiordiligi, Ferrando, Guglielmo, Dorabella

Dans le vortex du temps.

En vertu de l'unité de temps, de lieu et d'action érigés en principes dans le théâtre classique, l'intrigue de Cosi fan tutte, chef-d'oeuvre de Wolfgang Mozart et Lorenzo da Ponte, s'inscrit dans une courte durée (1). David Hermann a choisi de rompre avec ces contraintes en développant l'action au cours d'un demi-siècle, dans des lieux variés et en y plaquant des épisodes supplémentaires. Les amants vont en effet traverser deux terribles guerres dont ils sortiront brisés, ils connaitront les années folles de 1920, la ruine et la déliquescence morale des années 30. L'explosion atomique de 1945 mettra fin à toutes les illusions. Dans le vortex du temps, les passions humaines ballotées par les vents tragiques, apparaitront dérisoires et le sort des deux couples recomposés à la hâte à la toute fin de l'opéra sera plus qu'incertain. Dans cette mise en scène complexe, la direction d'acteurs est attentive et précise. Les décors de Jo Schramm sont élégants et sophistiquées. On évolue dans des intérieurs Jugendstil, Art déco et enfin, me semble-t-il, inspirés de Jean Lurçat. Les harmonieux costumes de Bettina Walter sont en accord avec les temps et les lieux. Les éclairages de Fabrice Kebour apportent périodiquement un climat d'inquiétude que soulignent les inflexions de la musique.


Tout ceci est très ambitieux et on pourrait craindre un décalage profond voire des dissonances entre la vision de Hermann et le propos de Da Ponte et Mozart. De manière étonnante il n'en est rien et la musique glisse sur les aspérités du scénario. On me dira que la musique de Mozart résiste à tout. Ce n'est pas toujours vrai et j'ai vu des mises en scène désastreuses qui trahissaient et même abimaient la musique. Si dans le cas présent ça passe plutôt bien c'est que la mise en scène avec sa temporalité rend presque plus vraisemblable l'intrigue développée par Mozart et Da Ponte sans altérer les propos sur l'inconstance des hommes et des femmes.


Photo Klara Beck, Guglielmo et Dorabella

Une particularité du Cosi fan tutte de Mozart mérite d'être mentionnée avec toute l'humilité nécessaire. Tandis que l'acte I est un chef d'oeuvre parfaitement abouti, une des créations les plus inventives de Mozart, un flot ininterrompu de musique sublime d'une variété infinie, l'acte II ne se maintient pas à ce niveau au plan dramatique bien que la musique reste toujours à un niveau admirable. Il manque dans le livret un grand ensemble en milieu d'acte et de ce fait la succession d'airs pourtant tous plus beaux les uns que les autres, finit par être monotone (2). En tout état de cause, il m'a semblé que la mise en scène de Hermann apportait une tension supplémentaire bienvenue à l'acte II que j'ai trouvé supérieur au plan scénique à l'acte I. De ce point de vue, l'ajout du canon en fa mineur, Nascoso è il mio sol K 588, chanté a capella est une remarquable initiative.


Photo Klara Beck, Fiordiligi et Dorabella

Très impatient d'écouter pour la première fois Gemma Summerfield, je n'ai pas été déçu. La projection de la voix est puissante, le timbre chaleureux et rond dans tous les registres de sa tessiture. Le medium est d'une rare plénitude et les aigus triomphants. Le grand air Per pieta a été chanté avec retenue au départ permettant d'admirer le légato voluptueux de la voix pour se terminer avec beaucoup d'engagement et de passion. La prestation de la cantatrice britannique sublimait cette merveille de chant mozartien. Ambroisine Bré est une remarquable Dorabella, personnage à laquelle la mezzo-soprano a apporté un supplément de profondeur et d'âme en opposition avec des schémas convenus qui font de Dorabella une femme frivole et légère. Dans son air de l'acte I, Smanie implacabili, de style opéra seria, on admire chez cette artiste la clarté de l'articulation, du phrasé et par dessus tout une merveilleuse ligne de chant. Despina est un personnage essentiel car c'est elle qui fixe les règles des jeux amoureux des protagonistes et Lauryna Bendziunaité qui avait été une remarquable Suzanne à l'ONR trois ans auparavant, a donné une image stimulante et dynamique du personnage notamment dans l'air, Una donna a quindici anni. Les hommes n'avaient pas à rougir face à leurs collègues féminines. Jack Swanson (Ferrando) a brillé tout au long de l'opéra avec endurance et panache. Le ténor américain a donné une superbe interprétation de Un'aura amorosa. La ligne de chant était harmonieuse et le légato parfait. Bjorn Bürger ne passe pas inaperçu ; dès les premières notes on est abasourdi par la projection insolente de sa voix de baryton. Le rôle de basso buffo lui va comme un gant mais une autre tâche l'attendait ici car Guglielmo, même s'il participe à quelques scènes comiques, est avant tout l'amant de Fiordiligi avant de succomber aux charmes de Dorabella comme il le montre avec un charme ravageur dans son air, Non siate ritrosi. Nicolas Cavalier incarne enfin Don Alfonso avec la maestria et la bravoure qu'on lui connait. Son interprétation du rôle de Merlin dans Le roi Arthus d'Ernest Chausson à l'ONR est restée dans toutes les mémoires. Il campe ici avec autorité et d'une voix magnifique un Don Afonso qui tire toutes les ficelles de l'intrigue. Le timbre chaleureux de sa voix de basse apportait beaucoup de punch aux ensembles de la partition.


Photo Klara Beck, Dorabella, Don Alfonso et Ferrando

Après une ouverture étincelante, il était évident que l'Orchestre Philharmonique de Strasbourg était à son affaire. D'emblée le chef britannique Duncan Ward a trouvé le tempo giusto ainsi qu'une pulsation et une dynamique rendant justice aux voix de la plus belle des manières. Tous les pupitres étaient sollicités; les bois étaient de grande qualité avec en particulier des clarinettes voluptueuses, instrument privilégié que Mozart dédie à l'amour ainsi qu'à tous les aspects de sa satisfaction. J'ai beaucoup apprécié les cuivres avec en particulier des trompettes fort affairées mais surtout deux excellents cors à la sonorité de velours. Ces derniers brillèrent tout particulièrement dans l'air de Fiordiligi avec cor obligato, Per pieta.

Avec un sextuor de solistes exaltant et une mise en scène stimulante, le public strasbourgeois était gâté et exprima avec enthousiasme sa gratitude. Il serait souhaitable qu'un enregistrement soit réalisé afin de pérenniser ce moment musical exceptionnel.


1. Les sources d'inspirations de Mozart sont probablement: La grotta di Trofonio (1785) d'Antonio Salieri avec également deux couples ne commettant cependant pas d'infidélités, L'arbore di Diana (1788) de Vicent Martin i Soler qui contient, chanté par Diana, l'exact pendant de l'aria Per pieta de Fiordiligi (3) et Le trame deluse (1786) de Domenico Cimarosa dont la musique anticipe génialement celle de Cosi fan tutte.

2. Georges de Saint Foix, Wolfgang Amadée Mozart, vol 5, Les dernières années, Desclée de Brouwer, Paris, 1940.

3. Dorothea Link, L'arbore di Diana, a model for Cosi fan tutte, in Essay on opera: 1750-1800, edited by John A. Rice, 2010.

4. Distribution:

Cosi fan tutte
Wolfgang Mozart
Opéra buffa en deux actes, livret de Lorenzo da Ponte, créé le 26 janvier 1790 au Burgtheater de Vienne

Duncan Ward, Direction musicale
David Hermann, Mise en scène
Jo Schramm, Décors
Bettina Walter, Costumes
Fabrice Kebour, Eclairages
Alessandro Zuppardo, Chef de Choeurs
Sora Elizabeth Lee, Assistante à la mise en scène
Luc Birraux, Assistant à la mise en scène

Gemma Summerfield, Fiordiligi
Ambroisine Bré, Dorabella
Lauryna Bendziunaité, Despina
Jack Swanson, Ferrando
Björn Bürger, Guglielmo
Nicolas Cavalier, Don Alfonso

Choeur de l'Opéra National du Rhin
Orchestre Philharmonique de Strasbourg
Tokiko Hoyoya, pianoforte