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vendredi 26 avril 2019

Armida de Joseph Haydn

Un chef d'oeuvre classique entre l'Armide de Lully et l'Armida de Rossini

Armida, composée en 1783-4, est le douzième opéra italien de Joseph Haydn et le dernier à avoir été composé pour Eszterhàza; c'est le deuxième opéra seria après Acide (1763). Le livret, inspiré de la Gerusalemme liberata de Torquato Tasse, est en fait une compilation effectuée probablement par Nunziato Porta à partir de sources diverses. 


Armida par Jacques Blanchard (17ème siècle), musée des Beaux Arts de Rennes
Armida fut le plus joué de tous les opéras montés par Haydn à Eszterhaza (73 titres, tous styles confondus) avec 54 représentations; sa réputation s'étendit au delà des frontières autrichiennes et une exécution triomphale en mémoire du compositeur (la fausse nouvelle de son décès ayant été annoncée) eut lieu à Turin en 1804 (1). Cet évènement amusa beaucoup Haydn qui déclara que s'il avait su la nouvelle à temps, il serait allé à ses obsèques.

Renaud et Armide, Nicolas Poussin, 1616, Dullwich Picture Gallery

Armida, une princesse magicienne, alliée aux Sarrasins, a, grâce à ses charmes, dompté Rinaldo, chevalier franc (2). Au début de l'oeuvre qui nous occupe, Rinaldo est alors prêt à combattre dans les rangs des Sarrasins. La suite de l'opéra décrit le conflit qui se joue chez Rinaldo entre son honneur de soldat franc et son amour pour Armida. Cette dernière voyant que Rinaldo épouse progressivement la cause des croisés et lui échappe, le presse de façon de plus en plus intense et frénétique à choisir son camp. C'est celui des croisés que Rinaldo enfin décide de gagner tout en promettant à Armide de la retrouver après la victoire des Francs. Pas dupe, Armide laisse éclater son dépit et sa frustration. 


Notons que le livret contient une idylle entre Zelmira, la suivante d'Armida et Clotarco, un guerrier franc. Cette idylle se noue dans l'acte I mais est oubliée dans les actes suivants. Malgré cette invraisemblance, le livret a le mérite de centrer l'action autour du combat intérieur de Rinaldo et de la passion de plus en plus désespérée d'Armida. La magie intervient finalement peu ou bien semble bien inefficace pour détourner Rinaldo de son devoir. 


Quand Haydn s'attela à la composition d'Armida, les opéras composées sur le même sujet étaient très nombreux comme le montre la chronique de Jérôme Pesqué (3). Haydn aurait pu connaître l'Armida de Ferdinando Bertoni (1747), celles de Tommaso Traetta (1761), d'Antonio Salieri (1771), d'Antonio Sacchini (1772), de Johann Gottfried Naumann (1773) bien qu'aucun de ces opéras ne faisaient partie du répertoire du theâtre d'Eszteràza. Il faut noter à ce stade que Traetta d'une part et Gluck de l'autre avaient effectué dans les années 1758, une réforme de l'opéra italien sur le modèle de la tragédie lyrique française et d'une de ses plus glorieuses représentantes, l'Armide de Jean-Baptiste Lully (1686). Traetta et Gluck incorporèrent choeurs et ensembles à la suite souvent monotone d'arias qui caractérisait l'opéra seria baroque italien, réforme qui verra son accomplissement avec Antigona de Traetta (1772) et Idomeneo de Mozart (1780).
J. Haydn semble ignorer cette réforme et prend pour modèle un opéra seria qu'il avait mis en scène et dirigé à Eszterhaza en 1783, 
Giulio Sabino de Giuseppe Sarti (4). En effet Haydn reprend scrupuleusement le plan adopté par Sarti, celui d'un opéra en trois actes, avec un duo d'amour terminant le 1er acte, un terzetto à la fin du 2ème acte et un bref ensemble achevant le 3ème acte. Comme chez Sarti, les ensembles sont donc réduits à leur plus simple expression et les airs et les récitatifs secs et accompagnés constituent le moteur de l'action. Il est probable que l'Armida de Haydn devrait également être comparable, du point de vue du style, aux opéras seria éponymes de Pasquale Anfossi (1770) et d'Antonio Sacchini (1772). Ces deux derniers n'ayant plus été représentés depuis leur création, il est pour le moment impossible d'en juger. L'Armida abbandonata de Nicolo Jommelli (1770) qui traite le même sujet mais avec un livret différent, aurait pu être également une source d'inspiration pour Haydn. Comme Armida abbandonata a fait l'objet d'un superbe enregistrement par Christophe Rousset et les Talens lyriques, on peut désormais comparer les œuvres de Jommelli et de Haydn comme nous le verrons plus loin.

Rinaldo e Armida, Battistino del Gessi, 17ème siècle

Sur la trame simple mais efficace de Nunziato Porta, Haydn a réalisé son opéra le plus parfait. Le découpage en trois actes qui, dans ses opéras précédents nuisait à la progression dramatique, est au contraire tout à fait appropriée ici. On assiste en effet à un crescendo de passion et d'émotion au fil des trois actes, le 3ème étant, à mon humble avis, une des plus merveilleuses créations de J. Haydn. Voici les moments les plus forts de cet opéra seria.
Acte I
-la sinfonia, s'apparente du point de vue de la coupe en trois mouvements à celle de l'Isola disabitata, opéra seria de Haydn datant de 1780, sans en avoir le côté percutant et disruptif. Cette sinfonia a quand même un grand intérêt car on y trouve tous les thèmes utilisés dans les trois actes. 
-l'air de Rinaldo, Vado à pugnar contento...(je vais combattre content), est une Aria di guerra avec da capo de type typiquement napolitain avec de belles vocalises et un magnifique accompagnement de trompettes. On retrouve les mêmes trompettes guerrières dans un air, Sibilar gli angui d'Aletto..., situé au début du Rinaldo de Haendel, œuvre que Haydn ne connaissait certainement pas.
-le fameux duetto d'amour entre Armida et Rinaldo qui clôt l'acte I: Cara, saro fedele..., dure près de dix minutes, il est certainement le plus beau (avec celui d'Orfeo et Euridice dans l'Anima del filosofo) des duettos du même type de Haydn avec ses magnifiques vocalises napolitaines. Il possède des analogies avec le duetto des mêmes protagonistes situé au même endroit dans l'Armida abbandonata de Jommelli. Le duetto de Haydn suscita l'admiration de Mozart qui le recopia intégralement vers 1786 en simplifiant certains traits, dans l'optique peut-être d'une exécution publique (Emmanuelle Pesqué, communication personnelle). 
Acte II
-l'air de Clotarco, Ah, si plachi il fiero nume est très attachant. Le chevalier Clotarco propose une trève au roi ennemi Idreno mais évoque la possibilité d'une éventuelle tromperie qui se traduit par une dissonance étonnante sur les mots, se c'inganni (si nous sommes abusés).
-l'intensité expressive croit en intensité et culmine avec le formidable air d'Armida "Odio, furor, dispetto..." qui est l'archétype de l'aria di furore baroque avec ici un côté Sturm und Drang. Son extrême concentration et sa densité expressive sont dignes du meilleur Haydn. L'accompagnement orchestral de cet air est passionnant. La ligne mélodique des basses évoque très nettement le début du concerto pour piano en ré mineur KV 466 de Mozart (1785). Un air au même endroit, avec les mêmes paroles et un caractère presque hystérique, figure dans l'Armida de Jommelli.
-un très beau terzetto "Partiro, ma pensa, ingrato..." clôt l'acte II. Ce terzetto passionné se situe dans la lignée des fins d'actes d'opéras baroques de Vivaldi ou de Haendel. Ici le contrepoint règne en maître, et on admire la rigueur et la richesse de cette musique.
Acte III 
D'une seule pièce, durchcomponiert (mis à part un bref récitatif secco d'une minute), cet acte est une merveille et on retient son souffle jusqu'à la fin. Haydn s'émancipe des influences du passé et crée une musique complètement nouvelle.
-L'air d'Armida "Ah! Non ferir, t'arresta..." est le plus émouvant et le plus intense de tous les airs de l'opéra; il ne déparerait pas un mouvement lent de quatuor à cordes (ceux de l'opus 64 de1790 par exemple). Les ornements qui délicatement varient la reprise da capo de l'air sont un enchantement et évoquent fugitivement le début de Casta diva...!. Cet air a sa contrepartie, avec les mêmes paroles et un sentiments voisin dans l'Armida de Jommelli.
-Quand Rinaldo se trouve dans le jardin magique d'Armida, l'orchestre a des accents qui évoquent La Création. Mais quand Rinaldo s'approche du myrte enchanté pour l'abattre, des furies s'en échappent et le tiennent à distance; un magnifique interlude orchestral se déchaine pour décrire les combats de Rinaldo. L'action dramatique est interprétée de manière symphonique ce qui est nouveau pour l'époque (5).
A la fin, sur fond de troupes franques défilant en armes, Armida vaincue, laisse échapper sa douleur et sa fureur en invectivant Rinaldo "Mostro di crudelta...! (monstre de cruauté) et l'opéra s'achève comme il avait commencé sur de martiales sonneries de trompettes.

Les analogies entre les Armida de Haydn et de Jommelli sont donc nombreuses mais les différences le sont également ce qui ne saurait étonner vu que des deux œuvres furent composées à près de quinze ans d'intervalle.


Deux versions sont disponibles au disque à ma connaissance, une version dirigée par Nikolaus Harnoncourt avec Christoph Pregardien dans le rôle de Rinaldo ; Olivier Widmer, Idreno ; Patricia Petitbon, Zelmira, Markus Schaëfer, Clotarco et Cecilia Bartoli dans le rôle titre (6) et la version historique d'Antal Dorati avec Jessie Norman dans le rôle titre, Claes Ahnsjö, Rinaldo ; Norma Burrowes, Zelmira ; Samuel Ramey, Idreno (5). Les deux versions sont excellentes à différents égards. Dans la version Harnoncourt, je donnerais un avantage à l'orchestre car ce dernier joue sur instruments d'époque et possède une grande présence. Patricia Petitbon transcende le rôle de Zelmita. Markus Schaëfer est très bon dans le rôle de Clotarco. Cecilia Bartoli est inégale, très bonne dans presque tous ses airs, elle rate complètement
Odio, furor, dispetto. Haydn a mis dans cet air suffisamment de pathos pour qu'il ne soit pas nécessaire d'en rajouter, pourtant elle en rajoute des tonnes si bien que cet air se résume en une suite assez pénible de cris de fureur. Dans la version Dorati, je suis béat d'admiration devant Jessye Norman, une sublime Armida dont la voix est un enchantement et qui domine la distribution pourtant de très haut niveau. Samuel Ramey est un Idreno de luxe. Norma Burrowes donne à Zelmira beaucoup de charme. Egalité pour Prégardien et Ahnsjö, excellents tous les deux dans le rôle de Rinaldo.


Entre l'Armide de Lully, sommet de l'art baroque et la déjà romantique Armida de Rossini, il ne fallait pas passer à côté de l'Armida de Joseph Haydn, chef d'oeuvre lyrique de son auteur.
  1. Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard 1988, pp 1054-8.
  2. Ce fatal ennemi, ce superbe vainqueur est enfin en ma puissance, clame Armide dans le livret de Philippe Quinault, utilisé par Jean-Baptiste Lully et Christoph Willibald Gluck pour la tragédie lyrique éponyme
  3. Wilhelm Pfannkuch, Armida, un dernier opéra pour Eszterhaza, Livret de présentation de l'enregistrement dirigé par Antal Dorati, Philipps, 1978.
  4. David Wyn-Jones, Ma meilleure œuvre jusqu'à présent, Livret de présentation de l'enregistrement dirigé par Nikolaus Harnoncourt, Teldec, 2000.