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vendredi 29 septembre 2023

Haydn 2032. Volume 11. Au goût Parisien

Le palais des Tuileries où furent jouées les symphonies Parisiennes de Haydn par Nicolas Raguenet (1757)

Deux symphonies de "jeunesse" (les n° 2 et 24) et deux symphonies Parisiennes (n° 87 et la géniale n° 82 dite l'Ours), c'est le programme généreux du volume 11 (Au goût Parisien) de l'intégrale des symphonies de Joseph Haydn (1732-1809) par Giovanni Antonini et le Kammerorchester Basel.

Les quelque trente symphonies composées par Haydn entre 1757 et 1761, date de l'installation du musicien au service du prince Esterhazy, sont étonnamment diverses. Ainsi la symphonie n° 2 en do majeur Hob I.2 est radicalement différente de la n° 1 en ré majeur; contrairement à cette dernière d'esprit très moderne, elle regarde encore vers le passé. 

Le premier thème de l’allegro liminaire a une allure presque vivaldienne (1) et cet aspect est encore plus marqué dans le développement. Comme dans la symphonie précédente, le second thème à la dominante mineure, trait archaïque, apporte une touche de mélancolie. On est typiquement en présence d’une musique de transition, trait d’union entre les styles baroque et classique. Peu avant que cette musique fût composée, Nicola Porpora (1686-1768), contemporain de Jean-Sébastien Bach, avait été le mentor de Haydn (2)

L'andante qui suit, est écrit pour les cordes seules et ressemble au mouvement lent de la symphonie précédente mais lui est supérieur par ses émouvantes incursions dans le mode mineur et la poésie qui l'imprègne. Le premier violon joue sans interruption une mélodie très ornementée, hérissée de mordants, sobrement accompagné par les croches isolées des autres cordes. De discrets accords du clavecin auraient été les bienvenus dans un tel morceau mais cela n'a pas été l’option choisie par Giovanni Antonini qui a exclu le clavecin de toutes les symphonies de jeunesse du maître d’Eszterhàza.

Le finale Presto ¾ est un rondo, forme musicale relativement rare chez Haydn. Le refrain est en soi un minuscule morceau de sonate, le premier couplet aux cordes seules est plutôt méditatif, le second couplet démarre de manière insouciante mais oblique rapidement vers les tons mineurs. Le dernier retour du refrain aboutit à une conclusion vigoureusement scandée par les cors.



La symphonie n° 24 en ré majeur  Hob I.24 contraste avec les trois autres symphonies n° 21, 22 (le Philosophe) et 23, composées par Joseph Haydn en 1764, par son caractère plus aimable et plus chantant. Elle est écrite pour une flûte, deux hautbois, deux cors, un basson doublant les basses et le quintette à cordes (3). 


Le premier mouvement Allegro 4/4 débute par un thème syncopé aux contours bien marqués joué par les hautbois et les cors. Le second thème piano, également syncopé, est suivi par une vigoureuse gamme de la majeur répétée quatre fois que Marc Vignal appelle fusée. Le thème principal joue un rôle majeur dans le développement. Ce dernier consiste en répétitions obstinées et agressives d'un arpège descendant des premiers violons dans les tonalités les plus variées. A la fin du développement, le thème principal est transposé dans le mode mineur ce qui en change complètement le sens. De joyeux et dynamique, il devient particulièrement sombre. Comme c'est parfois le cas dans d'autres oeuvres de Haydn des années 1760, la fin du développement s'articule sur le second thème. La suite de la réexposition se déroule normalement et tout se termine avec une dernière fusée en ré majeur. Ce mouvement est remarquable par son architecture et aussi par son orchestration accordant aux vents un rôle très indépendant.

L'adagio en sol majeur ¾ cantabile consiste en un ravissant solo de flûte discrètement accompagné par l'orchestre qui peut faire regretter les concertos pour flûte perdus. Du fait de l'absence de ritournelles orchestrales, le style ici est plutôt celui d’une sérénade italienne galante. En tout état de cause, ce mouvement est d’une beauté mélodique sans pareille.

Le menuetto possède une ampleur et une majesté nouvelles, il débute par un vigoureux unisson auquel répond le hautbois solo. Le trio très dansant est un laëndler, la mélodie est confiée principalement aux vents (cors et flûtes).

Le finale allegro 4/4 débute de façon assez mystérieuse pianissimo avec un ré tenu par les cors et les seconds violons. Ce début est suivi par une sorte de cantus firmus formé de blanches au dessus duquel surgissent des gammes ascendantes puis descendantes (fusées) voisines de celles du premier mouvement. Le développement est axé principalement sur le cantus firmus; à la fin, on remarque la merveilleuse transition vers la réexposition où, soit dit en passant, les violoncelles sont séparés des contrebasses. Lors de la rentrée les blanches sont devenues des rondes et le cantus firmus est maintenant identique au fameux thème du finale de la symphonie Jupiter de Wolfgang Mozart, déjà entendu chez Haydn dans le finale de sa 13 ème symphonie. 


Ours brun par Nicolas Maréchal (1808)


Avec la symphonie n° 87 en la majeur Hob I.87 composée en 1785, dernière des six Parisiennes d'après la numérotation mais peut-être composée en premier, on entre dans le coeur du sujet. Ces symphonies étaient destinées à la Loge Olympique et à son promoteur, le comte d'Ogny.


Le premier mouvement Vivace 4/4 ne comporte pas d'introduction lente. Il débute "sur les chapeaux de roues" avec un thème auquel de fréquentes notes répétées et des unissons donnent un caractère nerveux. Un thème nouveau plus calme en valeurs longues apparaît mesure 20 et donne lieu à de belles modulations. Le véritable second thème en mi majeur apparaît à la fin de l'exposition et apporte une touche humoristique avec ses notes piquées. Le magnifique développement qui suit est d'abord axé sur le premier thème qui passe par les modulations les plus imprévues. C'est ensuite le thème en valeurs longues aux violons qui fait aussi l'objet de belles modulations accompagné de superbes envolées de la flûte. Enfin le second thème termine le développement, il passe de fa# mineur à sol# mineur, les dièzes et doubles dièzes prolifèrent à tous les pupitres, enfin la tonalité de mi majeur amène tout naturellement la réexposition. Cette dernière est notablement différente de l'exposition et de nouvelles facettes du thème y sont développées de manière subtile car Haydn veut exploiter tout le potentiel du premier thème.

L'adagio en ré majeur ¾ est le plus profond des mouvements lents des Parisiennes après bien sûr le Largo Fantasia de la symphonie n° 86 en ré majeur, Hob I.86. Il est basé sur un thème hymnique (4) joué par les violons. Lors d'un deuxième exposé du thème, la flûte dessine un admirable contre-chant au caractère aérien. Le hautbois et le basson jouent ensuite un thème nouveau au dessus d'un accompagnement du premier violon en sextolets. Retour du thème inital aux violons avec une nouvelle participation très active des vents. Après un intermède magnifique joué uniquement par les bois (flûte, hautbois), le thème initial revient aux violons en la majeur et donne lieu à des modulations troublantes qui amènent une sorte de réexposition. Cette dernière présente quelques changements et notamment un échange d'arpèges en sextolets entre la flûte et le hautbois, évoquant l’art délicieux de Domenico Cimarosa (5). Dans la coda le thème principal admirablement harmonisé est habillé des plus belles couleurs par les bois coruscants d’un Kammerorchester Basel au mieux de sa forme.

Après un menuetto en la majeur très élégant, le trio, dans la même tonalité, consiste en un solo très périlleux du hautbois qui doit grimper jusqu'au mi au dessus de la portée.

Le Presto Vivace 2/2 est construit autour d'un thème unique mis à part la courte intervention d'une idée nouvelle juste avant les barres de reprises. Le développement entièrement basé sur le thème initial brille par son orchestration transparente avec des passages dans lesquels les basses se taisent et l'assise harmonique est assurée par les altos. La réexposition est très modifiée par rapport à l'exposition, en particulier le thème initial a disparu, il reparaîtra toutefois une dernière fois dans la coda qui conclut brillamment la symphonie. Anthony Hodgson préconise l'emploi du clavecin pour ce mouvement (6).



On arrive maintenant au monument qu’est la symphonie n° 82 en do majeur Hob I.82, dite l’Ours. Avec la symphonie n° 88, c’est une des plus grandes parmi toutes les symphonies de Haydn et un jalon essentiel dans l’histoire de ce genre musical. Dans une chronique antérieure (7), la symphonie l’Ours de Haydn a été comparée avec la symphonie n° 38 en ré majeur dite Prague de Mozart afin de montrer combien ces deux oeuvres contemporaines (1786) étaient différentes. L'accent va être mis ici sur l’apport de Haydn dans l'évolution de la symphonie classique.


Le début du Vivace initial est électrisant. Quel panache, quel brio dans cet arpège en do majeur clamé par le tutti orchestral. Giovanni Antonini fait résonner très fort ses magnifiques trompettes naturelles et leur éclat est augmenté du fait que le pupitre des cordes est relativement restreint. On arrive alors à un passage très dissonant (secondes mineures: un la bémol qui frotte terriblement avec le sol de l’accord de do mineur) anticipant génialement le développement de la symphonie Héroïque de Beethoven (8). Malgré un second sujet léger et insouciant, le corps et l’essence de ce mouvement sont dramatiques, notamment dans le développement bref mais très dense aux sonorités romantiques envoûtantes. 

On ne s’attardera pas sur le deuxième mouvement, allegretto en fa majeur. Il consiste en variations sur un thème appartenant peut-être au folklore autrichien. Lors de la dernière variation, le tissu orchestral devient riche et dense et l’ambiance agressivement populaire, premier exemple de passages anticipant certains mouvements des symphonies de Gustave Mahler (9).

Après un menuetto sans histoire, le quatrième mouvement Vivace est le sommet indiscutable de l'oeuvre et, à mon avis, le plus puissant finale de toutes les symphonies de Haydn. Il débute par un do tenu à la basse pendant huit mesures (pédale de basse) (10). Les appogiatures (11) accroissent le côté rustique de cette basse qui évoque nettement une cornemuse. Au dessus de cette basse le thème au violon est formé par la répétition trois fois d'un court motif qui va jouer un rôle dominant dans tout le morceau. Le même dessin se répète inversé, le do avec ses appogiatures est tenu dans l'aigu par les violons forte tandis que le thème est échangé entre violoncelles et altos. Le second thème très bref confié aux bois est suivi par un tutti orchestral d'une grande rudesse qui, par ses modulations rapides, évoque irrésistiblement un passage du premier mouvement de la symphonie Eroica de Beethoven. Le développement, un des plus géniaux de Haydn, débute avec la note tenue et ses appoggiatures jouée par tous les instruments sauf les violons et la flûte, en fa puis en mi bémol majeur. Suit ensuite une élaboration contrapuntique du court motif du thème. Les canons, imitations sont tellement serrés, la succession des modulations tellement rapide que ce passage est difficile à mémoriser, mais à l'audition, d'une efficacité extraordinaire. La parenté de ce développement avec le passage correspondant du finale de la symphonie Hob I.44 a été signalée par Marc Vignal (12). On regrette toutefois qu’avec seulement trois violoncelles et deux contrebasses, les basses du Kammerorchester Basel ressortent insuffisamment dans cette polyphonie complexe. La réexposition est génialement renouvelée; désormais la pédale harmonique (avec ses appogiatures) va envahir la substance du mouvement, elle revient trois fois; la seconde fois les tenues des basses sont renforcées par les altos et les cors fortissimo et la troisième fois par de formidables roulements de timbales également fortissimo. Giovanni Antonini a parfaitement saisi l’esprit de cette oeuvre: cette fin est d'une puissance sans exemple dans les symphonies antérieures et même postérieures de Haydn. Ce formidable mouvement est à des années lumière du surnom ursin de la symphonie. 


Après la Calisto de Francesco Cavalli et avec cette symphonie de Giuseppe Haydn, ce plantigrade mal-aimé a de nouveau trouvé le chemin des étoiles (13). 



1. Le 28 juillet 1741, expire à Vienne Antonio Vivaldi (1678-1741). Il n'a droit qu'aux funérailles du pauvre avec toutefois six petits chanteurs, parmi lesquels on imagine volontiers le jeune Haydn, âgé de neuf ans. Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, pp 44.

2.  Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, pp 827-8.

3.  Ibid, pp 843-4.

4.  Ibid, pp 1194-5.

5.  Joseph Haydn monta, révisa et dirigea une douzaine d'opéras de Domenico Cimarosa (1748-1801) à Eszterhàza.

6.  Anthony Hodgson, The music of Joseph Haydn. The symphonies. The Tantivy Press London, 1976. 

7.  https://piero1809.blogspot.com/2021/01/ursus-arctos-peint-par-nicolas-marechal.html

8.  Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, pp 1201-2.

9.  Ibid, pp 1206-8.

10. Luigi dalla Croce, Les 107 symphonies de Haydn, Dereume, Bruxelles, 1976, pp 285-8.

11. Appogiature. https://fr.wikipedia.org/wiki/Appoggiature_(ornement)

12. Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, pp994-5.

13. La Calisto, victime de la jalousie de Junon, sera transformée en ourse puis sera immortalisée sous forme d'une constellation.

lundi 7 août 2023

Marina Rebeka au zénith dans La vestale de Spontini

© Photo Gil Lefauconnier.  Marina Rebeka (Julia)



Périsse la vestale impie, objet de la haine des dieux.

La Vestale, tragédie lyrique dont la musique est de Gaspare Spontini (1774-1851) et le livret d’Etienne de Jouy (1764-1846), fut créée à l’Académie impériale de musique le 15 décembre 1807.


A Rome, le général Licinius est amoureux de Julia, une jeune vestale destinée par son père contre son gré, au culte de la déesse Vesta. La Grande Vestale alerte Julia sur les dangers de l’amour, alors que cette dernière est chargée de remettre à Licinius victorieux des Gaulois, la couronne de gloire lors d’une cérémonie solennelle. Cette dernière étant terminée, Licinius apprenant que Julia est dans le temple, la rejoint et là les deux amoureux se livrent à une étreinte si passionnée que Julia oublie de veiller sur le feu sacré qui s’éteint. Ayant avoué son forfait au Grand Pontife, elle est condamnée à être enterrée vive au champs d’exécration. Renonçant à dénoncer Licinius et résignée à mourir, elle implore Latone, déesse tutélaire d’avoir pitié d'elle. Lors de la cérémonie de mise à mort, Vesta se manifeste devant la foule ébahie et le flamme est rallumée. Ayant compris que la vestale a été pardonnée par les dieux, le Grand Pontife la libère de ses voeux. L’union de Julia et de Licinius est alors célébrée dans l’allégresse. 


Ce livret d’Etienne de Jouy avait tout pour plaire, une histoire simple et linéaire, une intrigue amoureuse émouvante, un rôle titre en or, des foules, des défilés militaires, des Romains et des Gaulois, figures appartenant aux mythes fondateurs de la société française et une fin à grand spectacle. Ce scénario d’un « péplum » avant la lettre, n’était pas sorti du chapeau d’un prestidigitateur; le napolitain Domenico Cimarosa avait composé en 1796 Gli Orazi ed i Curiazi, un opéra seria qui avait obtenu un énorme succès et que Gaspare Spontini devait certainement connaître. L’exaltation des vertus romaines et des valeurs républicaines dans Les Horaces et les Curiaces et dans La Vestale servaient évidemment la politique expansionniste du temps justifiée, à l’instar de la Rome antique, par une mission civilisatrice. Trois ans après la création de Gli Orazi ed i Curiazi, l’avancée des troupes de Bonaparte devait entrainer la fuite des Bourbons et l’avènement de la République Parthénopéenne à Naples. Dans La Vestale, l’identification de Licinius, le vainqueur des Gaulois à Napoleon Ier et de Julia à Joséphine de Beauharnais, était dans tous les esprits.


Au plan musical, outre les opéras de Cimarosa, les tragédies lyriques de Christoph Willibald Gluck et Les Danaïdes d’Antonio Salieri furent une source d’inspiration pour Spontini. A cela il faut ajouter ses contemporains, compositeurs d’opéras vers 1807, comme Valentino Fioravanti (I virtuosi ambulanti), Ferdinando Paër (Leonora) (1), Giovanni Simone Mayr (L’amore conjugale) (2), Ludwig van Beethoven (version de 1806 de Fidelio). Au plan strictement musical il est évident que La Vestale ne soutient pas la comparaison avec le chef d’oeuvre absolu qu’est Gli Orazi ed i Curiazi, une merveille de beauté mélodique, de noblesse et d’élégance (3). Par contre Spontini surclasse ses concurrents italiens et allemands en innovations dramatiques en tous genres. Il utilise un énorme orchestre avec un copieux pupitre de cuivres dont quatre cors et trois trombones, une harpe, un tam-tam dont c’est une des premières utilisations à l’opéra. Il est frappant de constater la sagesse de l’orchestration des opéras de ses concurrents y compris Beethoven et leur usage timide voire inexistant des trombones. Les choeurs sont aussi utilisés de façon tout à fait nouvelle avec un rôle spécifique attribué à chaque pupitre: vestales, soldats, peuple etc…Les choeurs ne commentent plus l’action mais participent en direct à cette dernière ce qui permet d’obtenir des effets scéniques extraordinaires. La postérité de La Vestale sera nombreuse, avec Norma de Vincenzo Bellini vers 1830, les oeuvres lyriques d’Hector Berlioz, le grand opéra de Giacomo Meyerbeer, Adolphe Adam et Daniel-François-Esprit Auber. A méditer la critique magnifique (1808) de Jean-Augustin Amar Du Rivier, dit Amar, présent dans la notice du coffret (4).


Nimfodora Semenova dans le rôle de Julia en 1828, portrait de Orest Kiprensky

La Vestale regorge de passages remarquables. L’acte I n’est pas très convaincant avec des passages assez banals comme l’interminable choeur: De lauriers couvrons le chemin…ou encore: La paix est en ce jour le prix de vos conquêtes. Par contre le récitatif dramatique de la Grande Vestale: Pour la dernière fois et son air magnifique: L’amour est un monstre barbare, sont un temps fort de cet acte qui permet de découvrir Aude Extremo, une interprète exceptionnelle dont la voix de contralto agile et profonde, ne craint pas d’affronter des trombones déchainés et donne à ce personnage une importance bien supérieure à celle de son rôle.


L’acte II débute très fort avec le grand air de Julia avec cor obligé: Toi que j’implore avec effroi, un des sommets de la partition. C’est le triomphe du cantabile, un air très exigeant qui demande beaucoup de souffle, une ligne de chant harmonieuse et un legato parfait, qualités que Marina Rebeka possède au plus haut point en plus d’un timbre de voix au grain fin tout à fait ensorcelant. Après un récitatif dramatique soutenu par un orchestre puissant, la soprano lettone récidive avec l’air bouleversant: Impitoyables dieux…qui n’est pas sans rappeler l’air de fureur d’Elettra à l’acte III d’Idomeneo de Mozart que Spontini n’a pas pu connaître vu que cet opéra était dès sa création en 1781 voué aux oubliettes. A noter à la fin de l’air un superbe contre ut très belcantiste. Stanislas de Barbeyrac (Licinius) est à son meilleur dans le trio avec Cinna (Tassis Christoyannis) et Julia: Ah! Si je te suis chère, et surtout dans le duo d'amour avec Julia, Quel trouble, quels transports. Sa voix de ténor relativement sombre et d’une intonation impeccable donne à ces ensembles leur puissance dramatique. Sa déclamation du français est parfaite et il incarne à merveille le héros glorieux et l’amoureux passionné. On eût aimé que la prise de son lui rendît davantage justice. Tassis Christoyannis (Cinna) lui donne la réplique avec fougue et beaucoup d’ardeur, Ce n'est plus le temps d'écouter. Tout l’acte II se maintient au plus haut niveau; il se termine par un choeur sensationnel: De son front que la honte accable….chanté par le Grand Pontife (Nicolas Courjal absolument remarquable), la Grande Vestale (Aude Extremo), les prêtres et les vestales dans lequel Le chœur de la Radio Flamande brille de tous ses feux. Le contraste est grand entre la mélodie tournoyante des femmes et le piétinement sauvage des voix d’hommes. Ce choeur très novateur anticipe la grand opéra français et plus généralement l’opéra romantique jusqu’à Verdi. Cette formation était aussi performante dans la douceur avec le bel hymne du matin, Fille du ciel, éternelle Vesta…et son symétrique, l’hymne du soir, Feu créateur, âme du monde.


Le sommet de l’acte III et peut-être de l’opéra entier est le choeur génial: Périsse la vestale impie, accompagné par un orchestre impressionnant où dominent les quatre cors, les trois trombones et les timbales. C’est le prototype du choeur de désolation que le 18ème siècle prodigua: la déploration suite à la mort de Castor dans Castor et Pollux de Rameau, le magnifique choeur, Oh voto tremendo,  au 3ème acte d’Idomeneo, etc… Du fait du contraste entre les jeunes filles et les vestales qui demandent le pardon de Julia et la foule déchainée qui exige son supplice, ce choeur est un grand moment d’opéra. L’air de Julia qui suit Toi que je laisse sur la terre, est du même niveau. Marina Rebeka s’y montre très émouvante et livre une prestation impeccable.  C’est le triomphe du beau chant avec d’étonnantes incursions dans le registre grave de sa tessiture. Le vibrato important n’est jamais importun car il concourt à maintenir la stabilité et la densité de la ligne de chant. La suite n’a plus la même intensité malgré un bel air du Souverain Pontife (Nicolas Courjal) et une courte mais efficace intervention du chef des Aruspices (David Witczak). 


© Photo Gil Lefauconnier.   Marina Rebeka et Christophe Rousset

L’orchestre Les Talens lyriques sonne admirablement, un pupitre de cordes relativement modeste  (deux contrebasses) permet aux bois et notamment aux hautbois et clarinettes de ressortir avec clarté. Les violoncelles sont généreux et expressifs tandis que les violons emmené avec maestria par Gilone Gaubert sont d’une grande précision. Félicitations au premier cor qui avec un instrument naturel donne la réplique à Julia à l’acte II et procure un beau moment de musique historiquement informée. Tout au plus pourrait-on trouver les trois trombones quelque peu envahissants. Utilisés avec intempérance par Spontini, leur impact solennel ou dramatique s’émousse au fil du drame, tendance qui s’accentuera dans le grand opéra français des décennies suivantes avec parfois des effets vulgaires.


Grâce à Christophe Rousset, voici une version dépoussiérée, électrisante et inspirée de La Vestale. L’emploi d’instruments d’époque, le respect scrupuleux du texte donnent à cet enregistrement un label d’authenticité réconfortant à une époque souvent envahie par le goût du clinquant et du mélange des genres. Des solistes prestigieux, un orchestre et des choeurs magnifiques font désormais de cet enregistrement une version de référence (5).



(1)  https://www.baroquiades.com/articles/recording/1/leonora-paer-de-marchi-cpo

(2)  https://www.baroquiades.com/articles/recording/1/amore-conjugale-mayr-opera-fuoco-aparte

(3)  https://piero1809.blogspot.com/2014/11/leshoraces-et-les-curiaces-le-serment.html

(4)  Jean-Augustin Amar Du Rivier, La vestale, l'oeuvre pas à pas, Gazette nationale ou le Moniteur universel, 17 et 29 octobre 1808, dans la notice du coffret.

(5) Cet article est une extension d'une chronique publiée dans la revue BaroquiadeS: https://www.baroquiades.com/articles/recording/1/vestale-spontini-rousset-bru-zane






vendredi 7 juillet 2023

Haydn 2032. Volume 12. Les jeux et les plaisirs

Pantalone, Maurice Sand (1860), Michel Lévy frères.


Le projet Haydn 2032 a été présenté dans un article précédant (1). Il consiste en l’enregistrement des 107 symphonies de Joseph Haydn dans une optique historiquement informée. Giovanni Antonini, directeur musical du projet, est à la tête du Kammerorchester de Bâle. Les trois symphonies, n° 69, 66 et 61 qui font partie de cet enregistrement, sont des oeuvres aimables et sans histoires mais la n° 61 se distingue nettement des deux autres par un adagio exceptionnel, un des plus vibrants de toute l’oeuvre de Haydn.

Arlequin, Maurice Sand (Comédie italienne), 1860.


La symphonie n° 69 en ut majeur Laudon fut composée probablement en 1775, année féconde qui vit naître un superbe oratorio Il Ritorno di Tobia, un grand opéra mi-bouffe, mi-seria, L'Incontro improviso et quatre ou cinq symphonies dont les n° 66, 67, 68 en plus de la symphonie n° 69 Laudon. Le mouvement Sturm und Drang est maintenant derrière Joseph Haydn, un esprit nouveau souffle, le style galant règne en Europe. A la même époque Wolfgang Mozart et Michael Haydn cessent de composer des symphonies et le premier nommé multiplie les divertissements et les sérénades (2,3). Chez Joseph Haydn la galanterie n’est pas absente mais toujours équilibrée par un vigoureux style populaire. La symphonie n° 69 fut dédiée au maréchal Laudon par Artaria et prit le nom de ce héros national avec l'accord de Haydn (4).


La tonalité d'ut majeur est synonyme de fête dans les symphonies n° 38, 40, 48 et 56. La symphonie n° 69 ne déroge pas à cette règle et le thème initial de l'allegro au rythme de marche scandé par les trompettes et les timbales a beaucoup d'éclat. Par contre le second thème contraste par son caractère essentiellement mélodieux. Le développement basé sur les deux thèmes de l'exposition ne possède pas le caractère dramatique associé généralement chez Haydn à cette phase de la structure sonate. La réexposition est peu modifiée et le mouvement se termine comme il avait commencé par des fanfares des cuivres.


Le Poco adagio piu tosto andante en fa majeur ¾ commence avec un thème sinueux d'une remarquable longueur et très doux chanté par les corde seules (excepté quelques notes de soutien des cors au tout début) en doubles croches principalement. Un passage forte dans lequel interviennent les vents apporte une note plus sombre et termine l'exposition. Après un intermède central dramatique, la réexposition est légèrement variée, en particulier le thème du début est en son début doublé par les cors ce qui le rehausse singulièrement. 


Le remarquable menuet plein de feu et d'éclat offre un beau contraste avec l'adagio. Les trompettes et timbales très actives donnent vraiment un caractère festif à ce mouvement. Le trio est un laëndler très séduisant consistant en un solo du hautbois avec d'amusantes notes répétées.


C'est un rondo sonate Presto 2/4 qui termine l'oeuvre. Le thème du finale piano est encadré de doubles barres de reprises. Le premier couplet forte est écrit dans un magnifique style symphonique très puissant évoquant les symphonies tardives de Haydn. Le retour du refrain est suivi par un couplet central très véhément et dramatique. Après cet épisode violent, les violons, piano, s'emparent de lambeaux du thème du refrain et grâce à de troublantes modulations amènent la réexposition ou plutôt un retour éclatant du refrain cette fois forte. Une courte coda aboutit à la fin de ce somptueux finale qui une fois de plus dépasse le premier mouvement en taille et en magnificence sonore.


Colombine, Maurice Sand (comédie italienne), 1860.


Il est possible que la symphonie n° 66 en si bémol majeur, soit la dernière composée en 1775 par Joseph Haydn, après la n° 68 et les n° 67 en fa majeur et 69 en ut majeur Laudon (5).


Le premier mouvement Allegro con brio 4/4 avec ses nombreux gruppettos ironiques évoque irrésistiblement quelque musique de scène. Le thème initial (accord parfait de si bémol majeur) exposé par les violons ouvrirait volontiers la sinfonia ou la première scène d'un opéra bouffe. Le second thème et surtout la partie de ce dernier concluant l'exposition nous maintient dans l'ambiance de l'opéra et nous rappelle que Joseph Haydn venait d'achever, l'Incontro improviso, un remarquable dramma giocoso. Le développement est bâti d'abord sur le thème principal puis sur un fragment du second thème.


L'adagio en mi bémol majeur avec sourdines 3/4 commence aussi avec un gruppetto. Le thème initial très doux, réservé aux cordes, est répété quatre fois avec des variantes. Une réponse des vents au dessus des secondes mineures des violons est frappante par son caractère plus sombre. Un solo du violon en triolets staccato ponctué par quelques accords des autres cordes se termine par une cadence et aboutit aux barres de reprises. Dans la partie centrale éclate forte le minore d'autant plus dramatique qu'il contraste avec la douceur de la première partie, premier exemple, à ma connaissance, de ces intermèdes mineurs qui jalonneront plus tard les mouvements lents de plusieurs symphonies londoniennes. La dernière partie reproduit la première sans grands changements.


Un charmant menuet est suivi par un merveilleux trio dont le rythme sensuel évoque presque une valse.


Le point culminant de la symphonie est indubitablement le finale scherzando e presto 2/4, un rondo sonate d'une grande originalité. Le refrain très dynamique qui évoque une scène du finale du premier acte de La vera Costanza "Che miro, Rosina…" (6), est encadré par de doubles barres de reprises. Le premier couplet est un premier développement contrapuntique sur le refrain. Retour du refrain varié par des traits spirituels du basson. Le second couplet fait office de développement principal. Entièrement construit sur un motif qui n'est autre qu'une modification du refrain, il offre une éblouissante élaboration contrapuntique de ce thème. Nouveau retour du refrain encore une fois varié avec humour. Une coda très spirituelle entièrement basée sur le thème initial donne un grand rôle aux cors alto et tout se termine comme cela avait commencé à la manière d'un finale d'opéra bouffe. Cette formule du rondo sonate, peut-être une invention de Joseph Haydn, offre de splendides possibilités à l'imagination sans aucune des redondance inhérentes à la structure sonate.


Brighella, Maurice Sand (comédie italienne), 1860



Seule symphonie composée par Joseph Haydn en 1776, la symphonie n° 61 en ré majeur se rattache encore par son style et son ambiance aux deux symphonies n° 66, 67 de 1775 mais elle s’en distingue par une instrumentation plus riche incluant une flûte et deux bassons en sus des hautbois et des cors et un caractère plus dramatique. Ses quatre mouvements évoquent l'opéra ou la musique de scène. Il faut savoir qu'à cette époque la troupe théâtrale de Carl Wahr, qui venait de traduire les pièces de Shakespeare en allemand, se produisit à Eisenstadt et à Eszterhazà. Dans cette symphonie, Haydn fait preuve d’une inspiration mélodique hors pair.


Dans le premier mouvement Vivace le thème initial, introduit par un vigoureux accord de ré majeur, évoque irrésistiblement l'opéra bouffe. Le second thème, très étendu, est d'abord confié aux vents et impressionne par sa beauté mélodique. Nous lui trouvons une parenté avec le thème principal de l'air célèbre de Donna Elvira au deuxième acte du Don Giovanni de Mozart "In quali eccessi, o Numi...". L'exposition se termine avec un rappel du premier thème. Le développement s'ouvre avec le second thème mais c'est le premier qui revient à l'assaut et donne lieu à une suite syncopée aux violons, le thème passe alors aux basses et la rentrée reproduit d'abord le début du mouvement. Le second thème à la tonique est encore plus chantant et est accompagné de la plus pittoresque façon par les cors.


Haydn nous gratifie, une fois de plus, d'un admirable adagio. Le premier thème, un cantabile aux premiers violons accompagnés par les deux bassons, est très émouvant et tendu. Le second thème en mineur est une mélodie d'une beauté déchirante au caractère vocal affirmé dont le lyrisme évoque la cavatine d'un opéra imaginaire. Le développement reprend d'abord le premier thème et les modulations atteignent un rare degré d'intensité. La réexposition reprend en les variant les deux thèmes de l'exposition. Cet adagio d'une beauté indicible laisse l'auditeur sous son charme.


Le menuetto Allegretto très symphonique, annonce les grands menuets de la période londonienne. Le trio est une petite valse dont la mélodie est jouée par le hautbois.


Le finale Prestissimo (indication de tempo assez rare chez Haydn) est un magnifique rondo. Le thème du refrain, a un caractère nettement humoristique et fantaisiste, son harmonisation extrêmement brillante dans laquelle participent cors à contre temps, timbales et vents, a une coloration presque néoclassique. On croirait parfois écouter Les Biches de Francis Poulenc! Ce rondo a une structure ABACDA+coda avec A = refrain et B, C, et D = couplets. Comme ce sera souvent le cas dans les rondos de Mozart, il n'y a pas retour du refrain entre les couplets C et D. Le couplet B est un vigoureux minore d'un sentiment passionné mais non dépourvu d'humour. A chaque retour du refrain l'orchestration est plus fournie et plus brillante. Une coda endiablée termine cette étonnante symphonie, une des plus belles de Haydn.


Dans ces trois symphonies Giovanni Antonini surclasse tous ses concurrents. Son orchestre a un son magnifique conféré par des instruments d’époque de qualité exceptionnelle et des virtuoses à chaque pupitre. Les cors naturels sont enthousiasmants, les trompettes brillantes et éclatantes, les hautbois,  flûtes et bassons sont coruscants. Antonini cultive l’art des contrastes ce qui convient admirablement à une musique de caractère scénique assumé. Il met en valeur les effusions lyriques de la symphonie n° 61 tout en restant dans les limites du classicisme et nous gratifie d’une version de référence de ces symphonies rarement exécutées. 



(1)  https://piero1809.blogspot.com/2020/11/la-roxolana-giuseppe-haydn.html

(2)  Théodore de Wyzewa et Georges de Saint Foix, W.-A. Mozart. II. Le jeune maître. Desclée de Brouwer, 1936, pp. 174-265.

(3) Certaines sérénades pour orchestre de Mozart, la sérénade Hafner KV 250 par exemple de 1776, ont toutefois un caractère symphonique marqué (référence 2, pages 309 à 324).

(4)  Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, pp. 1017-18.

(5)  Ibid, pp. 1018-19.

(6). La vera costanza, un dramma giocoso, sera achevé en 1779. Le manuscrit ayant brûlé peu après, Haydn recomposera l’opéra en 1785 en y rajoutant quelques passages nouveaux. 

(7)  Les illustrations libres de droits proviennent de Wikipedia que nous remercions.