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samedi 20 avril 2024

Haydn 2032 - volume 2 - Il Filosofo - Giovanni Antonini



Symphonie n° 22 Hob I.22, Il Filosofo

Durant l'année 1761, date de l’entrée de Joseph Haydn (1732_1809) au service du prince Paul Anton II Esterhazy (1711-1762), voient le jour les célèbres symphonies n° 6 Le Matin, n° 7 Le Midi et n° 8 Le Soir (1). Ces dernières révolutionnent le genre et en même temps se rattachent par beaucoup de traits: alternance de soli et de tutti rappelant le concerto grosso, présence de soli instrumentaux, marches harmoniques alla Antonio Vivaldi (1678-1741), au passé baroque. La symphonie n° 22 en mi bémol majeur Il Filosofo date de 1764, de même que trois autres symphonies (n° 21 en la majeur, n° 23 en sol majeur et n° 24 en ré majeur). Ces quatre symphonies présentent aussi certains traits qui les rattachent à l'époque baroque. Deux d'entre elles, la n° 21 et la n° 22 Il filosofo, revêtent la coupe de la sinfonia da chiesa, symphonie d'église. Ce type de symphonie débute par un mouvement lent, suivi par un mouvement rapide, un menuet plus lent vient en troisième position et un finale rapide clôt l’œuvre. Cette coupe de la symphonie d'église était très prisée par le jeune Haydn qui composa au moins six symphonies de ce type. La dernière et la plus fameuse est la symphonie n° 49 en fa mineur la Passione datant de 1769. 

Plus que toute autre, la symphonie n° 22, Hob I.22 dite Il filosofo, mérite son nom de sinfonia da chiesa car elle s'ouvre par un adagio basé sur un thème de choral. Haydn, lors d'un entretien avec Albert Christoph Dies (1755-1822), son futur biographe, aurait évoqué un dialogue entre Dieu et un pécheur non repentant dans un premier mouvement de symphonie qui a toutes les chances d'être celui qui nous intéresse ici (2).Toutefois la piste religieuse n’est pas obligatoire, c’est peut-être aussi l’Anima del Filosofo, l’âme du philosophe qu’était certainement Joseph Haydn, que l’on perçoit ici pour la première fois avant de l’entendre dans l’opéra du même nom avec les mêmes cors anglais. Le début de la symphonie est inoubliable : les deux cors entonnent la mélodie de choral et passent le relai sans hiatus aux deux cors anglais. Les cors concluent la phrase musicale avec un trille grotesque qui pourrait aisément figurer le pécheur impénitent. Lors de la réexposition, le trille grotesque a disparu et est remplacé par une « merveilleuse polyphonie des cordes » (dixit Marc Vignal), marche harmonique céleste suggérant que la bonne parole a agi sur le pécheur désormais repentant et pardonné (2). Les cors naturels alto d’Il Giardino Armonico ont parfaitement réussi l'entame, la réponse des cors anglais se déroule avec spontanéité et le fameux trille des cors a de l’humour à revendre. Tout ce mouvement est conduit avec une gravité non dénuée de charme. 

Le deuxième mouvement presto possède ce caractère presque hystérique, caractéristique de certaines œuvres d'un compositeur dont la vie ne fut pas toujours un long fleuve tranquille, il s’agit d’un mouvement très rapide, d'une énergie dévorante, d'une motricité impitoyable de type mouvement perpétuel. Ce mouvement, techniquement impeccable, fut pris, à mon avis, dans le bon tempo et s'est montré aussi disruptif que je l’espérais. 

Les cors et les cors anglais ont donné de ravissantes couleurs au menuet et au trio. Au menuet, succède un finale 6/8 presto, sorte de tarentelle qui impose ses rythmes tournoyants sans interruption de la première à la dernière note. Très enlevé, ce presto a confirmé le talent d’Il Giardino Armonico et de son chef Giovanni Antonini. Les cordes ont un beau son d'ensemble et jouent sans vibrato ce qui convient parfaitement à une œuvre émergeant tout juste du monde baroque. Les vents ne sont pas en reste et j'ai admiré les cornistes, capables d'exploiter toutes les humeurs de ce merveilleux instrument qu'est le cor naturel.

Jean Siméon Chardin (1699-1779) Le château de cartes, Washington Gallery of Art

Symphonie n° 47 en sol majeur, Hob I.47, Palindrome

La symphonie n° 47 en sol majeur forme avec la n° 46 en si majeur et la n° 45 en fa # mineur (Les Adieux) un triptyque. Toutes les trois sont composées par Joseph Haydn en 1772, - présentent des caractères "Sturm und Drang", violemment affirmés dans la n°45, plus discrets et localisés dans les deux autres, - sont exceptionnellement originales, par leur coupe (n° 45), leur tonalité (n° 45 et 46), leur langage musical (toutes les trois), -possèdent enfin un son spécial que je ne retrouve dans aucune autre symphonie antérieures (n° 42, 44, 43, 52) ou postérieures (n° 65, 51, 64). La symphonie n° 47 en sol majeur est reliée à Wolfgang Mozart à plus d'un titre. Il est certain que Mozart l'a lue ou entendue en 1783, année pendant laquelle il note les incipit de trois symphonies de Haydn: la n° 75, la n° 62 toutes deux en ré majeur et la n° 47 qui nous intéresse ici.

Le thème du premier mouvement Allegro 4/4 est inoubliable. C'est une marche au pas cadencé jouée par les vents auxquels répondent les cordes, schéma se répétant cinq fois. Mozart ne l'oublia pas car le thème du premier mouvement de son concerto pour piano KV 459 en fa majeur (décembre 1784), un des plus symphoniques parmi ses 27 concertos pour piano, s'en inspire très nettement. Ce point a été relevé par Marc Vignal (3) et par nous-mêmes (4). Le second thème en triolets joue également sur l'alternance cordes vents et les effets sonores qui en découlent. Le développement tire sa substance des deux thèmes, la transition entre les deux parties du développement consiste en répétitions du thème initial par les vents à travers des modulations expressives. Le même passage avec les mêmes harmonies assure la transition du développement vers la réexposition dans le concerto KV 459 de Mozart. Lors de la réexposition le thème initial ainsi que les oppositions cordes vents se répétant cinq fois, sont transposées en sol mineur ce qui en change complètement le sens. La palette des couleurs et des sons d’Il Giardino Armonico (Giovanni Antonini) est d'une variété et d'une richesse absolument uniques dans ce merveilleux premier mouvement.


Haydn nous gratifie ensuite d'un sublime poco Adagio qui commence par un thème magnifique au sentiment presque religieux présenté d'abord par les violons puis par les basses. Suivent ensuite quatre variations basées sur le même principe: le thème reste solidement ancré d'abord aux basses puis aux violons tel un cantus firmus et l'accompagnement est variable. Dans la première variation l'accompagnement consiste en arabesques syncopées des violons richement accompagnées par les vents. Les arabesque passent ensuite aux basses. Dans les deuxième et troisièms variations l'accompagnement consiste en triolets de doubles croches, puis en figurations variées plus ou moins syncopées. La dernière variation met en jeu cordes et vents unis, la sonorité somptueuse évoque un choeur et ce sublime mouvement se termine par un rappel du début du thème pianissimo. La version qu’en donne Giovanni Antonini est admirable de profondeur.


Le menuetto et trio figure dans la sonate pour piano n°41 (HobXVI.26) composée l'année suivante où ce menuet fait office de finale. Ce mouvement de structure palindromique est extrêmement original. Cette symphonie est parfois appelée Palindrome (5). Le tempo très rapide ne m’a pas semblé idéal car dans ce morceau basé sur des jeux contrapuntiques, on aimerait mieux distinguer les parties intermédiaires.


Le presto assai final est uns structure sonate de grande dimension. Il débute par un thème très original exposé deux fois. Ce thème est suivi d'un passage "Sturm und Drang" en ré mineur dont Marc Vignal a noté la parenté avec le premier tutti orchestral du concerto pour piano en ré mineur KV 466 de Mozart (4). Ce passage plus véhément que jamais intervient dans le développement et encore une fois lors de la réexposition. Ce mouvement comme d'ailleurs le premier, est construit autour d'une alternance entre modes mineur et majeur, entre obscurité et lumière et c'est cette dernière qui triomphe dans la conclusion. Pour des raisons mystérieuses cette symphonie me fait penser à la 3ème symphonie en sol mineur d'Albert Roussel. Il Giardino Armonico en donne une version idéale.


Jean Siméon Chardin, La fillette au volant (1741), Florence, Gallerie des Offices


Symphonie n° 46 en si majeur Hob I.46

La symphonie n° 46 en si majeur est particulièrement remarquable, d'abord par sa tonalité exceptionnelle. Il ne semble pas que cette tonalité ait été souvent utilisée dans une symphonie par un contemporain de Joseph Haydn ou après lui. Avec cinq dièzes à la clé, la symphonie n° 46 est d'une exécution difficile pour les cordes et en particulier pour les altos et les basses qui ne peuvent utiliser aucune corde à vide. 


Le premier mouvement vivace 4/4 débute avec un thème assez anguleux, qui est répété une fois. Après un pont, le thème initial très adouci reparaît en fa# majeur piano avec un accompagnement staccato du second violon. Le second thème éclate brutalement fortissimo aux premiers violons dans la tonalité de fa# mineur. Il est suivi par un motif de trois croches faisant l'objet d'imitations avec les basses et de modulations hardies et l'exposition se termine par un rappel du second thème en fa# majeur. Le développement débute par des imitations entre violons et basses sur les deux premières mesures du thème principal. Après un bref retour du thème principal à la tonique, le second thème fait l'objet de modulations audacieuses et enfin le motif de trois croches donne lieu à une extension modulée très expressive. Les harmonies sont particulièrement acerbes (neuvièmes mineures) pendant tout ce développement. La réexposition est profondément modifiée, le premier thème donne lieu à des imitations entre violons et basses puis entre premiers violons et seconds violons au cours desquelles la tonalité de ré# mineur est atteinte tandis que prolifèrent les doubles dièzes (6). Ce très beau mouvement est parfaitement mis en place par Il Giardino Armonico.


Après un premier mouvement assez âpre, Haydn nous offre un poco adagio en si mineur 6/8 avec sourdines très différent. C'est un morceau au rythme de sicilienne d'un grand charme mélodique. Le contraste est vif entre le rythme souple de sicilienne de la première mesure et le motif de six doubles croches staccato assai de la seconde mesure. Le développement est basé sur un très beau chant du premier violon issu de la première mesure de l'adagio tandis que le second violon accompagne avec un dessin au rythme syncopé très complexe. L'effet est très beau, il dut plaire beaucoup à Haydn car ce dessin syncopé est repris par le premier violon dans la réexposiition avec un magnifique accompagnement des deux haut bois et des deux cors. Les doubles croches staccato semblent maintenant tout envahir et c'est par un murmure pianissimo de tout l'orchestre que se termine ce mouvement ciselé par Giovanni Antonini et ses musiciens.


Le génial menuetto allegretto mériterait d'être aussi connu que le menuet de Boccherini. D'une élégance accomplie et d'une beauté troublante, il évoque quelque danse ancienne qu'un Watteau sut si bien représenter. Attention à ne pas jouer trop vite ce menuet noté allegretto! L’exécution trop rapide de l’orchestre bâlois lui fait perdre malheureusement une partie de sa poésie. Quel contraste avec l'étrange trio en si mineur dont l'écriture minimaliste et les harmonies d'Europe Centrale rappelle le fantomatique trio de la symphonie n° 29 en mi majeur (7).


Le finale Presto e scherzando 2/2 est rigoureusement monothématique. Le thème principal au caractère populaire est répété plusieurs fois dans des tonalités différentes et avec des contrepoints variés. L'exposition se termine pianissimo aux seuls violons. Le développement débute abruptement en ré dièze mineur, les doubles dièzes prolifèrent dans les parties des cordes. Brusquement tout s'arrête et chose unique dans une symphonie de Joseph Haydn, le rythme change (istesso tempo di menuet a noté Haydn) et c'est le thème lancinant du menuet qui reparaît (8). Le menuet s'arrête et c'est le thème initial qui refait surface mezzo forte d'abord puis piano et enfin pianissimo au dessus d'une basse de musette des cors dans l'extrême grave. Deux accords fortissimo mettent un terme à la symphonie.


Jean Siméon Chardin, Bénédicité, Paris, Musée du Louvre.



(1) https://piero1809.blogspot.com/2023/03/les-heures-du-jour.html

        (2) Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, pp 842-3.

        (3) Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, pp 997-8.

        (4) https://haydn.aforumfree.com/t281-symphonie-n-47-en-sol-majeur-entre-ombre-et-lumiere

        (5) Palindrome: mot ou groupe de mots que l'on peut lire dans les deux sens. En biologie: caractère                  de certaines séquences d'ADN auto-complémentaires susceptibles de former une épingle à cheveu.

        (6) Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, pp 999-1000.

        (7) Ibid, pp 845-6.

        (8) Luigi della Croce, Les 107 symphonies de Haydn, Dereume, 1976, pp 176-8.



Jean Siméon Chardin, La brioche (1763) Paris, Musée du Louvre.


mardi 16 avril 2024

Lohengrin à l'Opéra National du Rhin

© Photo Klara Beck.  Michael Spyres (Lohengrin) et Johanni van Oostrum (Elsa)


Composé entre 1845 et 1850 à Dresde, Lohengrin est un jalon important dans la carrière musicale de Richard Wagner. Du point de vue de la forme, le compositeur y abandonne la structure à numéros encore présente dans Tannhaüser pour adopter une forme intermédiaire entre cette dernière et le flux musical continu durchcomponiert des oeuvres ultimes (1). La musique est encore imprégnée de romantisme allemand ce qui est normal étant donné que Wagner est né à peine trois ans plus tard que Felix Mendelssohn, Robert Schumann, ou Frédéric Chopin. De nombreux passages rappellent ces compositeurs et même Franz Schubert. La révolution chromatique de Tristan et Isolde consacrera le passage à la troisième période du compositeur.  Wagner est déjà dans Lohengrin un orchestrateur génial. Contrairement à Tchaikowski qui 40 ans plus tard fait jouer ses pauvres bassonistes dans le registre le plus grave quadruple pianissimo, tâche impossible, Wagner relaie ses bassons avec la clarinette basse qui peut jouer avec élégance de tels passages. Au milieu du troisième acte, il y a un très long passage où les trompettes (placées à l’occasion dans les loges) se répondent au dessus d’un incroyable accompagnement des violoncelles en triolets extrêmement rapides qui produit un son splendide tout à fait novateur. Enfin la sonorité inouïe du prélude est une nouveauté due à l’extrême division du pupitre des violons dans lequel un des solistes grimpe jusqu’au mi 6!


© Photo Klara Beck. Martina Serafin (Ortrud) et Johanna van Oostrum (Elsa)

Face aux exigences du Chevalier au cygne de ne jamais demander son nom, le cheminement d’Elsa est logique et cohérent. Elle va amener le héros à se dévoiler et en payera le prix fort, c’est-à-dire le départ définitif de son époux. On peut même imaginer qu’elle n’aurait pas besoin des machinations d’Ortrud pour arriver à ce résultat. Elsa est saine d’esprit et elle pressent que le statut de héros et ses corollaires: l’obéissance aveugle au chef, le sacrifice de l’individu à la collectivité sont incompatibles avec l’amour conjugal et sont la marque du pouvoir absolu, celui du monarque ou du dictateur. Elle trouve ainsi selon Florent Siaud, le chemin de l’affirmation de soi. La mise en scène qui place l’action dans une époque intemporelle comme le montrent les beaux uniformes militaires (Jean-Daniel Vuillermoz) est une critique de l’absolutisme, pouvoir dont le compositeur eut lui-même à souffrir et est donc fidèle à l’esprit du livret. Le décor (Romain Fabre) qui figure une sorte de temple dans lequel séjourne Lohengrin, pourrait représenter Montsalvat le lieu d’où vient le chevalier à moins qu’il ne s’agisse d’une allusion à la démocratie athénienne. Le fait que ce temple soit à demi détruit, peut être interprété comme la perte des illusions de Wagner concernant l’avènement d'un système politique conforme à ses idées. L’observation au début de l’oeuvre de la constellation du cygne est une belle idée poétique non présente dans la didascalie. La mise en scène est sobre, respecte la musique et les chanteurs. La direction d’acteurs est excellente avec de belles interactions entre les protagonistes. De ce point de vue la confrontation de Lohengrin et d’Elsa au début de l’acte III est d’une admirable intensité. Seul handicap, l’exiguïté de la scène, bondée de choristes et de figurants, entraine quelques difficultés dans les déplacements des chanteurs.


© Photo Klara Beck. Edwin Fardini (Le Héraut)

Pour Michael Spyres, il s’agit d’une prise de rôle. Après deux actes où son activité est modérée, le troisième est par contre très chargé. Il donne le meilleur de lui-même dans le grand duo avec Elsa du début de l’acte III (Atmest du nicht mir die sussen Dufte), scène extrêmement dramatique où le ténor peut faire briller sa typologie vocale particulière, ses beaux graves et l’intonation parfaite d’aigus aux brillantes couleurs. L’air, In ferne Land…, seule concession à l’opéra à numéros, est magistralement chanté du moins en sa première partie, à la fin le son devient plus plat, moins coloré, reflétant sans doute un début de fatigue. Néanmoins la prestation de Spyres fut globalement remarquable.


Johanni van Oostrum faisait ses débuts à l’ONR. Elle était annoncée souffrante mais consentit à tenir son rôle. Sans être corpulente, la voix était chaleureuse et toujours bien projetée. D’emblée j’ai été captivé par son timbre de voix mordoré, la ligne de chant harmonieuse et la parfaite gestion de l’articulation et du phrasé. Tandis que dans les deux premiers actes, son chant se cantonne dans un confortable médium avec cependant quelques aigus très purs, tout change à l’acte III dans son dialogue extrêmement dramatique avec le chevalier inconnu. Ce dernier répète des arguments, toujours les mêmes dont elle ne peut plus se contenter; elle va aller au bout de sa démarche et aligner d’une voix déchirante mais toujours parfaitement controlée, la série de questions interdites qui provoqueront sa perte. 


Anaïk Morel souffrante fut remplacée par Martina Serafin dans le rôle d’Ortrud, un rôle très exigeant. A Ortrud sont confiés les passages les plus audacieux et novateurs au plan harmonique de l’opéra. L’accompagnement des bassons, de la clarinette basse et du cor anglais créent une ambiance oppressante et sinistre. Les passages déclamés alternent avec les ariosos soulignant la complexité du rôle. Martina Serafin faisait valoir ses atouts: une technique vocale affirmée, une perception aigüe des failles d’Elsa. A ce jeu la colombe est rapidement terrassée par l’oiseau rapace. Dans un début d’acte II palpitant, le registre très tendu de la partition d’Ortrud met parfois à mal la soprano avec des suraigus stridents.


Le rôle de Friedrich von Tetramund est complémentaire de celui d’Ortrud. Il fut tenu avec maestria par Josef Wagner. La projection du baryton autrichien que le public strasbourgeois eut le plaisir d’entendre dans Les oiseaux de Walter Braunfels, est phénoménale et il livra un Weil eine Stund d’anthologie.


Dans le rôle d’Henri l’Oiseleur, roi de Germanie, l’excellente basse finlandaise Timo Riihonen faisait montre d’une présence scénique évidente. Chacune de ses interventions effectuées d’une voix d’une grande noblesse, apportait un calme bienfaisant et salvateur. La révélation de la soirée était, à mon sens, le héraut, incarné par Edwin Fardini. Ce jeune baryton a déjà une expérience de l’opéra avec le rôle titre de Guillaume Tell ou encore celui du comte Almaviva dans les Noces de Figaro. Sa voix bien timbrée et puissamment projetée donnait à ce personnage une présence  impressionnante.


© Photo Klara Beck.  Elsa, Lohengrin, Timo Riihonen (Henri l'Oiseleur)

Protagoniste aussi important que les solistes ou le choeur, l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg montra clairement qu’il était une des phalanges françaises les plus talentueuses. Pendant tout l’opéra il manifeste sa présence puissante et dominatrice dans les grands ensembles qui terminent les trois actes. Il pouvait aussi montrer de la tendresse et de la subtilité dans les scènes plus intimistes ou encore dans le magique prélude. Les nobles trompettes wagnériennes me réconciliaient avec un instrument souvent galvaudé dans le grand opéra français sous la forme du cornet à piston. A tous les pupitres se trouvaient des artistes prestigieux et notamment les violons éblouissants du prélude. Aziz Shokhakimov infusait son enthousiasme à l’orchestre de son geste large et lui conférait l’impulsion rythmique appropriée sans laquelle la musique ne peut s’épanouir. Le choeur de l’ONR renforcé par le choeur Angers-Nantes apportait une puissance inouïe aux grands ensembles des trois actes. Dans ces derniers il savait aussi chanter pianissimo afin de permettre aux solistes de s’envoler dans les hauteurs les plus éthérées, instants magiques qu’il faudrait fixer dans l’éternité grâce à un enregistrement.


Ce spectacle a fait l'objet d'une critique publiée dans Le forum - Odb-Opéra (2).  



(1) Yael Hèche, Lohengrin: entre morceaux détachés et continuité sans faille, Notice du spectacle donné par l'O.N.R., Strasbourg, 2024.

(2) https://odb-opera.com/viewtopic.php?f=6&t=25790




 

mardi 2 avril 2024

Haydn 2032 - Volume 5 - Joseph Haydn et Joseph Martin Kraus - Giovanni Antonini



L’Homme de Génie, tel est le titre du volume 5 du projet Haydn 2032. Au programme, trois symphonies de Joseph Haydn (1732-1809) et une symphonie de Joseph Martin Kraus (1756-1792) interprétées par Il Giardino Armonico-Kammerorchester Basel sous la direction de Giovanni Antonini. L’intérêt de ce volume réside principalement dans la juxtaposition de deux parmi les plus belles symphonies composées entre 1783 et 1784, la symphonie en do mineur VB 142 de Kraus et la symphonie en ré mineur Hob I.80 de Haydn. Le maître d'Eszterhàza fut tellement impressionné par la symphonie de Kraus qu'il qualifia ce dernier d'homme de génie.

Marguerite Gérard (1761-1837) L'Elève intéressante (1786) Musée du Louvre

Symphonie en ré majeur  Hob I.19 

Cette symphonie en trois mouvements, à l’italienne, a été probablement composée entre 1758 et 1761, c’est-à-dire avant l’installation de Haydn au service de Paul Anton II Eszterhazy. Le premier mouvement, Allegro molto ¾, débute avec un thème qui comporte trois parties: successivement un accord parfait ascendant de ré majeur, un court trait "horizontal" formé de quatre doubles croches et deux croches et un motif descendant riche en appoggiatures. Plus loin une dissonance fugitive (mesure 14) est suivie par une marche harmonique sur la deuxième partie du thème. Le développement débute avec le thème successivement à la dominante puis à la tonique; après des trémolos modulants, un travail thématique donne lieu à des imitations très ingénieuses sur les trois parties du thème. Les hautbois, présents en plus des cors dans cette symphonie se contentent généralement de doubler les premiers violons.

L'andante en ré mineur 2/4 pour les cordes seules est très expressif; il débute par un accord parfait descendant de ré mineur, pendant symétrique du début de l'allegro initial. Les nombreux passages syncopés sont typiques des mouvements lents de cette époque. Après un petit développement, la transposition du discours musical en ré mineur lors de la réexposition accroît encore l'émotion du morceau et tout se termine pianissimo avec des triolets de doubles croches. 

Le presto final 3/8 est remarquable par son caractère dansant conféré par un rythme aux basses composé d'une croche, de deux doubles croches et d'une croche répétés obstinément. L’utilisation d’instruments d’époque et la direction nerveuse de Giovanni Antonini confère beaucoup de charme et de punch à cette symphonie de « jeunesse » de Haydn.


Marguerite Gérard, La Lecture (1795), Collection particulière


Symphonie en sol majeur Hob I.81

La symphonie n° 81 en sol majeur fait partie d'une série de trois (comportant la n° 79 en fa majeur et la n° 80 en ré mineur) composées durant l'année 1784, peu de temps probablement après la création d'Armida, dernier opéra composé par Joseph Haydn à Eszterhaza. Haydn n'ayant plus d'opéra en chantier, peut se consacrer à la musique instrumentale et sa production symphonique augmente de façon significative avec pour l'année 1785 la composition des trois premières symphonies Parisiennes. La symphonie n° 81 est écrite pour le quintette à cordes, une flûte, deux hautbois, deux bassons et deux cors.


Le premier mouvement Vivace 4/4 est très original. Après un accord sabré par tout l'orchestre, le thème principal piano débute avec un fa becarre étrange tenu au dessus de batteries de croches des basses. La suite très brillante, conformément à cette lumineuse tonalité de sol majeur, comporte des motifs tournoyants aux violons ainsi que des rythmes pointés caractéristiques. Le second thème insouciant et spirituel aboutit aux barres de reprises. Le développement, très long et varié, met en jeu plusieurs motifs de l'exposition et en particulier les premières notes du thème initial auquel Haydn ajoute des dissonances singulières (secondes mineures) dont l'effet est amplifié par une orchestration subtile. Après cette démonstration d'originalité impliquant le premier thème, Haydn, symphoniste génial, évite ce dernier lors de la réexposition qui est profondément modifiée par rapport à la première partie. Le premier thème revient cependant de façon très spirituelle dans la coda et le mouvement s'achève tout doucement.


Un thème varié, Andante 6/8, tient lieu de second mouvement. Le thème au rythme de sicilienne, a un caractère gymnique très émouvant. La première variation ne s'écarte pas beaucoup du thème. La variation mineure surgit brusquement et le thème est réduit à l'essentiel, une série d'accords puissants, afin d'obtenir un maximum d'intensité expressive. La quatrième variation est une délicate broderie du premier violon. Dans la cinquième variation, l'orchestration est somptueuse, le thème est principalement à la flûte, les hautbois interviennent par de poétiques échos et les cordes accompagnent par des pizzicattos.


Les vents très actifs et la direction inspirée de Giovanni Antonini donnent au menuetto un caractère très piquant et beaucoup d'humour. Le trio est particulièrement original avec des effets de vielle par le violon, un vrai crin-crin de village accompagnant un joli thème de laendler aux bassons. 


Le finale allegro assai 2/2 débute par un thème partagé entre les basses et les violons. Ce thème est omniprésent pendant l'exposition mis à part un épisode en sextolets qui joue un peu le rôle de second thème suivi par d'amusants rythmes lombards aboutissant à une cadence. Le développement utilise le thème principal, un rythme issus du premier thème et le motif en sextolets. Ce dernier passe par des modulations dramatiques. Lors de la rentrée le premier thème fait l'objet d'un nouveau développement. Trois accords énergiques mettent un point final à ce mouvement très travaillé. Les cordes ultra-précises du Kammerorchester Basel ont donné beaucoup de nerf et de vivacité à la symphonie toute entière.



Marguerite Gérard, Le Déjeuner du chat, Grasse, musée Jean-Honoré Fragonard


Symphonie en ré mineur Hob I.80

Le premier mouvement Allegro spiritoso débute de la manière la plus spectaculaire qui soit par un thème dramatique cantonné aux basses sous des trémolos rageurs des violons (1). Le second thème, joué par le premier violon doublé par la flûte au dessus des pizzicatos des basses, offre un vif contraste par son caractère franchement humoristique. Dans le magnifique développements, les deux thèmes vont s'opposer sans cesse, le second passe par des modulations lointaines qui le changent complètement; de moqueur, il devient inquiet et semble poser une question; la réponse appartient au premier thème, encore plus véhément et agité, qui va donner lieu à des imitations entre violons et basses et passer par les modulations les plus hardies. La réexpédition est tronquée du double exposé du premier thème, initiative géniale car ce motif avait atteint un tel degré d'intensité dans le développement que sa répétition pure et simple aurait pu sembler presque mièvre en comparaison. Toute la fin du morceau est en ré majeur et ce mouvement se termine avec le second thème plus ironique que jamais.


Le superbe adagio en si bémol majeur est un des plus lyriques composé à cette époque; peut-être sous l’influence d’Armida, magnifique opéra seria.  On reste confondu par l'inventivité du compositeur dont l'imagination est inépuisable. Le premier thème d'abord piano est très beau et les rythmes lombards lui donnent un caractère très original, il est répété forte. La suite donne la chair de poule: des gruppettos (2) descendants précèdent un nouveau thème admirable chanté par les premiers violons doublés par la flûte au dessus des sextolets des seconds violons et des altos. La qualité des violons du Kammerorchester Basel donne à ce merveilleux passage toute sa puissance expressive. Ce passage débouche sur le second thème proprement dit qui oppose d'abord les violons aux basses puis donne lieu à un canon entre ces deux groupes. Le développement débute avec le premier thème transposé en mineur, rapidement suivi par le second thème donnant lieu à des imitations entre violons et basses, puis par l'épisode si expressif accompagné par des sextolets. A partir de là, la réexposition très abrégée s'effectue sans modification notables mis à part une très belle coda réservée aux vents..


Le menuetto est en ré mineur, épisode purement symphonique sans caractère dansant. Le ravissant trio est un laëndler remarquable par son ambiguité tonale. La ligne mélodique est franchement en ré majeur tandis que l'accompagnement joue un la dièze, sensible de la gamme de si mineur. 


Le finale Presto (ré majeur) débute piano avec un thème très syncopé joué "flautendo" par les violons qui, selon moi, a un caractère "turc" prononcé. Les sonorités étranges et exotiques abondent dans cette exposition monothématique. L'orchestration très subtile donne une grande importance aux instruments à vents et notamment à la flûte. Le développement basé sur le thème unique frappe par sa hardiesse harmonique, ses dissonances, ses chromatismes. Ce magnifique morceau plein d'humour quelque peu grinçant met un point final à une symphonie particulièrement contrastée et originale. L’interprétation du Giardino Armonico est idéale.


Marguerite Gérard,  Claude-Nicolas Ledoux (1787), Paris, Musée Cognacq-Jay


Symphonie en do mineur VB 142 Joseph Martin Kraus

Composée en 1783 à Vienne, la symphonie en ut mineur VB 142 est une refonte de la symphonie en ut # mineur VB 140 de l’année précédente. Elle est écrite pour deux hautbois, deux bassons, quatre cors, et le quintette à cordes avec deux parties d’alto indépendantes écrites sur deux portées. Comme plusieurs parmi les symphonies de Joseph Martin Kraus qui nous sont parvenues, elle comporte trois mouvements (3,4).


1er mouvement Larghetto Allegro. L’introduction lente évoque les symphonies Sturm und Drang de Haydn notamment le premier mouvement de la symphonie n° 49 La Passione (1769). Le style est polyphonique et sévère. On y remarque en son milieu une série d’accords dissonants très impressionnants soulignés par les cors fortissimo. Les harmonies sont souvent proches de celles présentes dans l’ode funèbre K 477 de Mozart composée deux ans plus tard en 1785. Le vaste allegro 4/4 qui suit est très ambitieux car l’exposition ne comporte pas moins de trois thèmes. Le premier groupe de thèmes commence par un motif très étendu très lyrique piano, un second motif consistant en un unisson des cordes tranche par son caractère énergique et martial. Le second groupe de thèmes est sur le même modèle d’abord assez élégiaque puis plus agité. Un troisième thème très chantant en mi bémol majeur clôt l’exposition qui s’achève par un rappel du second motif du premier groupe de thèmes. Le développement très véhément et relativement long est construit sur les deux premiers groupes de thèmes. La réexposition est notablement écourtée car le second groupe de thèmes ne reparaît plus. Le thème 3 est transposé en mineur ce qui change complètement son expression et le rend bien plus mélancolique. Coda très énergique.


2ème mouvement. Andante en mi bémol majeur 3/8. Son début en contrepoint à deux voix évoque le sublime mouvement lent de la symphonie n° 47 en sol majeur Hob I.47 de Joseph Haydn datant de 1772 (5). Un sentiment grave et solennel parcourt le mouvement entier. Suite à un beau solo des deux hautbois, on remarque à la fin du mouvement un passage triple pianissimo très mystérieux naviguant en ré bémol mineur.


3ème mouvement. Allegro assai 2/4. Le debut très emporté, très Sturm und Drang évoque encore les symphonies dans le mode mineur de Haydn ou de Vanhall écrites aux alentour de 1770. C‘est une forme sonate à deux thèmes très contrastés, le premier très énergique et le second en mi bémol majeur bien plus doux. Cette exposition débouche de façon abrupte sur un puissant développement construit sur le premier thème, on admire les effets dramatiques que le compositeur arrive à tirer du premier thème ainsi que le rôle des basses qui s’emparent de ce thème avec une détermination farouche. La coda extrêmement violente et passionnée clôt en beauté cette magnifique symphonie. La direction très engagée de Giovanni Antonini rend parfaitement justice à cette oeuvre exceptionnelle.


A l’écoute de la symphonie, on réalise qu’il s’agit d’une oeuvre très personnelle qui n’exclut pas toutefois de nombreuses influences, notamment celles de Carl Philipp Emanuel Bach (1714-1788) et de Joseph Haydn dans sa période Sturm und Drang. Compte tenu de sa date de composition, cette symphonie peut sembler assez primitive du point de vue de son orchestration: les cordes y sont prépondérantes et les bois généralement, soit doublent les cordes, soit procèdent par tenues. Les quatre cors bien que n’ayant pas un rôle thématique soulignent avec vigueur les passages les plus dramatiques. On notera aussi le rôle prépondérant des basses, trait typique des symphonies Sturm und Drang. Par son austérité et sa densité, cette symphonie est très différente de celles composées à la même époque par Joseph Haydn (symphonies n° 76-78 et n° 79-81) et par Wolfgang Mozart (symphonies n° 35 Haffner K 385 et 36 Linz K 425). On considère souvent Kraus comme le lien entre Haydn et Beethoven en prenant également la symphonie Funèbre VB 148 comme exemple. A mon humble avis, cette symphonie VB 142 n’a pas grand chose de Beethovénien, elle regarde surtout vers le proche passé mais n’en est pas moins passionnante par la beauté de ses thèmes, leur élaboration, la densité et l’audace des aggrégats harmoniques utilisés.



(1) Ce début me fait penser à celui du concerto pour piano n° 20 en ré mineur KV 466 de Mozart de février 1785. Cantonné aux basses sous les tenues syncopées des violons, l'allure générale du thème de Mozart (très différent au note à note) a, à mon humble avis, un air de famille avec celui de Haydn.

(2) http://it.wikipedia.org/wiki/Abbellimento

Article incontournable sur les ornements, gruppettos, rythmes lombards (en italien).

(3) https://fr.wikipedia.org/wiki/Joseph_Martin_Kraus

(4) https://www.musicologie.org/19/rusquet_kraus.html

(5) https://haydn.aforumfree.com/t281-symphonie-n-47-en-sol-majeur-entre-ombre-et-lumiere