Libellés

jeudi 27 octobre 2016

Quatuor Le Cavalier de Haydn



Le quatuor à cordes en sol mineur HobIII.74, Le Cavalier, est le troisième et dernier de l'opus 74. Les quatuors à cordes opus 71 et opus 74 sont composés par Joseph Haydn à Vienne en 1792-3, peu après le retour du premier voyage de Londres. Les quatuors opus 71 sont généralement réunis avec l'opus 74 pour former une série de six. Le comte Antoine von Apponyi, par ailleurs bon violoniste, paya cent ducats pour recevoir la dédicace de l'opus 71 et de l'opus 74 et de bénéficier d'une année de droits exclusifs (1). On a insisté sur l'influence des symphonies Londoniennes sur ces quatuors. Cette influence se traduit par une écriture incorporant des procédés orchestraux et également par la présence d'une introduction. Cette dernière n'est pas forcément lente et ne compte que quelques mesures, toutefois elle donne aux mouvements liminaires une personnalité unique dans le corpus des quatuors de Haydn.

Le Cavalier polonais, Rembrandt ou son élève Willem Drost

A première audition on est frappé par le son unique, brillant, parfois éclatant des quatuors opus 71. Ils furent une révélation pour moi quand je les entendis pour la première fois! L'écriture des quatre parties est bien plus virtuose que celle des précédents quatuors opus 64 et s'apparente aux quatuors concertants de l'élève de Haydn, Ignaz Pleyel,. Ces quatuors s'adressent à des exécutants chevronnés comme pouvaient l'être Johann Peter Salomon et les relations de ce dernier (2).
On note une évolution dans les trois quatuors de l'opus 71. Le n° 1 en si bémol majeur est celui qui se rapproche le plus de l'opus 64 précédent, le volume sonore du n° 2 en ré majeur est déjà bien plus conséquent. Le plus brillant est sans aucun doute le n° 3 en mi bémol majeur qui ressemble par bien des côtés à la symphonie n° 99 contemporaine dans la même tonalité.
Tout ce que nous avons aimé dans les quatuors à cordes opus 71 nous le trouvons magnifié et approfondi dans l'opus 74. Le plan des quatuors opus 74 est plus ambitieux que celui des quatuors précédents, le cadre est notablement élargi pour accueillir les idées nouvelles et brillantes qui affluent. Haydn met en jeu des procédés harmoniques nouveaux, des modulations plus hardies, il utilise les changements de tonalité pour modifier l'éclairage, apporter des couleurs nouvelles. Ainsi les trios des menuets commencent à être écrits dans des tonalités éloignées qui contrastent vivement avec celle du menuetto. L'évolution vers le scherzo est en marche. Les mouvements terminaux des opus 74 n° 1 en do majeur et 2 en fa majeur sont les plus vastes et les plus complexes jamais écrits par Haydn pour un quatuor à cordes, ils ont un caractère symphonique marqué et se rapprochent des mouvements terminaux des symphonies Londoniennes. Dans ces trois quatuors, la virtuosité atteint des sommets, cette virtuosité n'est jamais gratuite, elle sert à mettre en valeur les idées nouvelles du compositeur.

Le quatuor opus 74 n° 3 en sol mineur dit Le Cavalier est très différent de ceux qui précèdent et s'apparente par certains côtés aux quatuors de l'opus 76. Il ménage ainsi une transition idéale entre les deux groupes d'oeuvres. Il est de loin le plus populaire des six de l'opus 71 et 74 et sa célébrité est totalement justifiée. C'est de plus le plus novateur de la série. Dans la modeste analyse musicale qui suit, j'ai voulu montrer ce que ce quatuor avait d'exceptionnel.

Allegro, 3/4, structure sonate. Contrairement aux trois quatuors de l'opus 71 et aux deux autres quatuors de l'opus 74, le quatuor en sol mineur Le Cavalier ne débute pas par une introduction. On est plongé d'emblée dans le vif du sujet avec un thème initial à l'unisson, remarquable par les appogiatures rapides précédant toutes les notes de ce thème sauf la première. On a entendu dans ce thème le galop d'un cheval d'où le surnom (Le Cavalier) de ce quatuor. Ce Cavalier de Haydn s'apparente dans une certaine mesure à cet aristocratique personnage, peint par Rembrandt. Toutefois, il contient en germe des cavalcades plus débridées comme celles, inspirées de la ballade de Lenore de Gottfried August Bürger (1774), mises en musique par Franz Schubert dans ses quatuors à cordes n° 14 La jeune Fille et la Mort, D 810. et n° 15, D 887. Très curieusement ce thème du Cavalier va disparaître de la scène et cela pendant toute l'exposition. Cela est inhabituel car chez Haydn le thème initial parcourt généralement toute la première partie du mouvement. Un nouveau groupe de thèmes prend le relai : un simple arpège sur l'accord de sol mineur au violoncelle auxquel répondent, par une plainte très expressive, l'alto, le second violon puis le premier violon. Un deuxième motif composé de deux noires suivies par trois triolets de croches contraste pas son dynamisme avec ce qui précède. Ce motif en triolets prend une grande importance et nous amène au second (ou troisième si on prend en compte le thème initial) thème proprement dit. Ce dernier en si bémol majeur, de caractère joyeux et au rythme de valse, s'épanouit largement et est bientôt combiné avec le motif en triolets. Ce second thème doit être joué sul una corda, sur une corde, ce qui rend son exécution périlleuse. La présence d'un second thème aussi clairement individualisé est rare dans les structures sonates de Haydn (3). On arrive aux barres de mesure et au delà, au développement. C'est le motif en triolets de croches qui ouvre le développement et bientôt le thème initial dont nous avions souligné les appogiatures revient en scène. Très agressif, il est combiné avec le motif en triolets durant treize mesures magnifiques. Le motif en triolet continue tout seul et passe par de belles modulations. Le second thème prend le relai, mais absolument transfiguré par d'admirables et pathétiques modulations qui, après un groupe d'accords fortissimo amènent la réexposition. Cette dernière ne montre d'abord pas de changements importants sauf que le second thème reparait en sol majeur, tonalité sur laquelle s'appuie la coda. Deux accords finaux de sol majeur en doubles et triples cordes, scellent ce superbe mouvement. On remarque que contrairement à l'habitude classique consistant à transposer lors de la réexposition, le second thème à la tonique sol mineur, Haydn considérant que son thème, exposé dans le mode majeur durant l'exposition, ne se prête pas à une transposition dans le mode mineur, choisit de terminer son mouvement qui avait commencé en sol mineur, dans la tonalité homonyme majeure c'est-à-dire sol majeur. On voit que Haydn ne considère pas la forme sonate comme un moule immuable mais comme un support où son imagination pourra se déployer de plus en plus librement.

Der blaue Reiter, peint en 1903 par Wassili Kandinsky 

Largo assai, mi majeur, 4/4, forme Lied. Nous voici arrivé au sublime mouvement lent, sommet incontesté du quatuor. Le quatuor avait débuté en sol mineur, nous voici maintenant en mi majeur, tonalité très éloignée du sol mineur initial. Ce mouvement au tempo très lent et en valeurs longues a un caractère frisant l'immobilité, signalé par de nombreux auteurs (4) et commun à certaines œuvres antérieures de Haydn (largo de la symphonie n° 64 et de la symphonie n° 86) et postérieures comme les mouvements lents de plusieurs quatuors de l'opus 76, notamment le n° 1 en sol majeur, le n° 4 en si bémol majeur, le n° 6 en mi bémol majeur. On peut aussi penser au lento final du quatuor à cordes n° 2 de Bela Bartok. Le thème, énoncé mezza voce, a un profil ascendant et s'oriente vers la dominante si majeur quand survient une extraordinaire modulation aboutissant à un accord fortissimo de sol majeur comportant une quinte et une sixte augmentée. Ce passage, un des sommets de toute la musique, a longtemps constitué un mystère pour moi et pendant longtemps, je ne comprenais pas ce que le compositeur avait voulu dire. Il m'a fallu du temps pour qu'enfin, il s'impose à moi. Après les barres de mesures ce thème passe par d'admirables modulations, do dièze mineur forte puis sol majeur pianissimo. Après les barres de mesures on arrive à un intermède dans la tonalité de mi mineur. Le thème est maintenant renversé et module constamment, on atteint un climax d'expression sur un accord de la bémol majeur comportant une septième. On assiste ensuite à un pathétique échange de ce thème renversé entre le violoncelle et le premier violon assorti de dissonances troublantes. Le retour du thème initie une géniale variation de la première partie avec des broderies de triples croches. On remarque tout particulièrement deux mesures magiques en trémolos de triples croches tandis que l'accord fortissimo qui m'avait tant frappé revient avec une vigueur renouvelée. La fin du mouvement est constamment pianissimo et tout s'achève dans un murmure évanescent. Dans ce mouvement l'économie des moyens utilisés n'a d'égale que l'intensité des sentiments exprimés.

On revient sur terre avec le menuetto ¾ en sol majeur et son trio en sol mineur. Ce dernier est typique des menuets et trios en sol mineur du classicisme viennois en général et ceux de Wolfgang Mozart en particulier, comme le menuetto du quintette en sol mineur K 516 ou bien le trio (en sol mineur) du quatuor en sol majeur K 387 faisant partie de la série dédiée à Joseph Haydn.

Finale, Allegro con brio, 4/4, structure sonate. Il débute par un thème haletant remarquable par ses syncopes et ses oppositions de nuances qui plus que le premier mouvement peut évoquer une cavalcade. On remarque un groupe de quatre doubles croches liées qui jouera un rôle important tout au long du morceau. Sans transition le premier violon attaque le second thème en si bémol majeur, le relatif majeur de sol mineur, avec un accompagnement syncopé du second violon et de l'alto. Ce thème aérien est issu du premier même si sa gaité insouciante et son humour le différencient fondamentalement de lui. Ce thème s'étale confortablement et est enrichi d'un pittoresque canon entre les deux violons. Cette présence d'un second thème épanoui est une caractéristique de ce quatuor (3). A la fin de l'exposition, la virtuosité atteint des sommets au propre et au figuré avec un premier violon naviguant autour du si bémol suraigu. Le magnifique développement comporte trois parties, une première partie basée sur le second thème suivie d'un travail harmonique et rythmique sur le premier thème mettant en relief les oppositions de nuances signalées au début du morceau. La troisième partie, très dramatique, est fondée sur le motif de quatre doubles croches liées qui aboutit à un climax fortissimo du premier violon qui répète obstinément l'incipit du second thème, accompagné par un martellement sauvage des trois autres instruments. C'est la réexposition qui, après un ostinato très dramatique du violoncelle sur les quatre croches liées, aboutit rapidement à un point d'orgue. L'armature change alors et comme dans le premier mouvement, on passse en sol majeur avec le second thème plus entrainant et joyeux que jamais. A partir de là plus aucun nuage ne vient ternir le déroulé de la musique et la brillante péroraison finale. Cette œuvre qui avait commencé dans une agitation fiévreuse se termine par l'affirmation d'une santé morale retrouvée (5).

Le cavalier français, François Aimé Louis Dumoulin (1799), Musée historique de Vevey, photo Rama

Les plus célèbres quatuors à cordes (Budapest, Festetics, Amadeus, Los Angeles...) ont interprété ce quatuor Le Cavalier. Je suis incapable de désigner une version de référence et laisse au lecteur de ces lignes le soin de faire son choix. 

  1. Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, pp 1271-1284.
  2. H.C. Robbins Landon, David Wyn Jones, Haydn, his life and its music, Indiana University Press, Bloomington and Indianapolis, 1987, pp 289-297.
  3. Dans beaucoup de structures sonates de Haydn, le second thème est souvent une émanation du premier. En tous cas, il n'est pas clairement individualisé comme il peut l'être chez Mozart ou bien le jeune Beethoven.
  4. Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, pp. 1346.
  5. Haydn n'est pas le personnage béat d'optimisme que la légende du papa Haydn a forgée, il a ses moments d'angoisse et de doute frisant parfois la dépression comme le montrent certaines œuvres (adagio non troppo e cantabile du trio n° 27 en ré mineur HobXV.23, deuxième mouvement de la sonate n° 61 en ré majeur, HobXVI.51, variations en fa mineur pour pianoforte HobXVII.6, contemporaines du quatuor Le Cavalier, l'opéra Orfeo ed Euridice dans son intégralité) etc....
  6. On trouvera l'analyse musicale des autres quatuors des opus 71 et 74 dans : http://haydn.aforumfree.com/t694-les-quatuors-opus-71 et dans http://haydn.aforumfree.com/t695-les-quatuors-opus-74