Libellés

mercredi 28 décembre 2016

Muzio Clementi, compositeur méconnu

Chaque fois qu'un compositeur un peu oublié sort de l'ombre, il est tentant de remettre en cause la hiérarchie officielle forgée par le temps et parfois par la légende et de rétablir une certaine justice. On l'a tenté (sans trop de succès) avec Antonio Salieri et maintenant on l'essaye avec raison avec Muzio Clementi (1752-1832). La sortie récente d'un livre sur Muzio Clementi permet d'évaluer l'importance de son œuvre dans l'histoire de la musique (1). La revue Passée des Arts a consacré un numéro à un enregistrement de quatre sonates pour pianoforte de Clementi par Olivier Cavé avec des commentaires très instructifs sur la vie, l'oeuvre et le style du compositeur romain (2). Une émission remarquable du Matin des Musiciens en présence d'Olivier Cavé a été consacrée à ce compositeur en 2011 (3). Les relations complexes existant entre Clementi et Mozart ont été également relatées dans plusieurs ouvrages. L'ensemble des points abordés ci-dessus mérite discussion. Cette dernière doit également intégrer l'incontournable oeuvre pour clavier de Joseph Haydn.

Muzio Clementi, portrait par Aleksander Orlowsky

1. Clementi, l'oeuvre et le style.
Il est maintenant possible d'écouter la totalité de la production pianistique de Clementi, notamment ses 110 sonates, grâce à une intégrale magistrale de l'oeuvre pour pianoforte, jouée par Costantino Mastroprimiano, éditée par Brilliant Classic. On peut avoir ainsi une idée précise de l'évolution du style du compositeur et de comparer cette évolution à celle  d'autres compositeurs contemporains parmi lesquels Joseph Haydn et Wolfgang Mozart. Seule une approche tenant compte de la chronologie des oeuvres comparées me parait significative dans les propos qui suivent.

Lorsque Clementi publie en 1782 ses trois sonates opus 7 et ses trois sonates opus 8, il lance un pavé dans la mare car ces sonates contiennent un concentré d'innovations très spectaculaires. La sonate opus 7 n° 1 en mi bémol majeur est assez classique en apparence et son écriture assez linéaire ne se démarque pas fondamentalement des sonates contemporaines de Haydn (4) ou de Mozart (5). Tout au plus y remarque-t-on au plan dynamique des oppositions de nuances très marquées, des accords rageurs fortissimo suivant des passages pianissimo. Le mouvement lent marqué maestoso est d'une grande noblesse dans sa simplicité et sa brièveté. Une suite d'accords émouvants (mesures 12 à 15) témoigne de la sensibilité toute romantique de son auteur.  La seconde sonate en ut majeur présente par contre tous les éléments du style pianistique caractéristique du compositeur romain. On y découvre de longs passages en tierces à la main droite dans un tempo très rapide demandant une grande dextérité et, à la fin de l'exposition ainsi que dans le développement, des séries de sixtes plutôt acrobatiques. On notera aussi la présence fréquente d'accords massifs de huit à dix notes, Clementi aimant faire résonner dans le grave la tierce, la quinte et l'octave (ou des accords plus complexes) d'où une sonorité assez épaisse que l'on rencontre rarement chez Haydn et Mozart à cette époque. Le second mouvement est profondément original. En deux parties, il débute par un andantino très poétique de caractère schubertien et se continue avec un Presto d'une difficulté diabolique, entièrement en octaves aux deux mains (doubles croches octaviées à la main droite!). La prodigieuse sonate en sol mineur, troisième du recueil, d'une écriture aussi virtuose que la précédente, est également plus polyphonique  et d'une écriture harmonique extrêmement hardie, c'est à mon avis, la plus profonde des trois. Dans le premier mouvement de la sonate opus 8 n° 3 en si bémol majeur, les octaves brisés foisonnent aux deux mains, générant des sonorités nouvelles. Avec les octaves brisés, il devient possible d'ouvrir le champs sonore tout en préservant la légèreté. Le magnifique moto perpetuo qui termine la sonate opus 9 n° 3 en mi bémol majeur, à l'écriture linéaire, est dépourvue des procédés techniques relevés plus haut, ce qui montre qu'il n'y a aucun esprit de système chez son auteur.
Compte tenu de leur date de composition (antérieures à 1782, date de leur publication), il est clair que ces sonates sont à l'avant garde de la production de l'époque dans le domaine du pianoforte. Les sonates de Haydn et Mozart contemporaines quelles que soient leurs beautés respectives étant techniquement moins avancées.

2. Clementi et Mozart

Critiques de Mozart vis-à-vis de Clementi.
Les motivations de Haydn, Mozart et Clementi ne sont pas les mêmes quand ils écrivent des pièces pour piano. On sent bien que Clementi se délecte de la sonorité moelleuse d'un enchainement de tierces ou de sixtes. Il raffole d'octaves aux deux mains qui lui permettent d'élargir son espace sonore aux dimensions d'un orchestre. Ces préoccupations semblent absentes chez Mozart et chez Haydn, avant son voyage à Londres. Mozart voit dans ces prouesses techniques, dans ces contrastes dynamiques, un étalage de virtuosité gratuite, c'est du moins ce qu'il écrit à son père ou à sa soeur, Clementi a sué sang et eau... ou encore, il n'a pas un sou de sentiment....c'est une simple mécanique (7). Le caractère heurté de certains passages de Clementi lui semble incompatible avec le legato et le cantabile qu'il demande aux exécutants de ses oeuvres. Rappelons toutefois pour être objectif que ces critiques étaient faites en privé et n'étaient pas destinées à apparaître au grand jour. Toutefois les sonates de Clementi que Mozart a pu connaître regorgent de beautés et cela Mozart ne l'ignorait pas. On trouvera la marque de l'influence de Clementi dans nombre d'oeuvres de Mozart postérieures à la joute pianistique à laquelle se livrèrent les deux artistes en 1781. Théodore de Wyzewa fait très justement remarquer qu'en 1786, Leopold Mozart réclame à Marianne Mozart le recueil des sonates de Clementi pour son élève Henri Marchand. Il s'agit en toute probabilité des opus 7 à 14 du maître romain qui étaient connus aussi bien par Wolfgang que par son père et sa soeur, précise Georges de Saint Foix (8). C'est justement dans les oeuvres composées en 1786 et notamment dans le puissant concerto pour piano n° 25 en ut majeur K1 503 que l'influence de Clementi est la plus notable. Mozart s'est également approprié un procédé de Clementi (et de Joseph Haydn), hérité de Domenico Scarlatti (8), consistant à bâtir tout un morceau à partir d'une cellule de quelques notes, infiniment variée ou modulée. A ce jeu là, il devient même plus royaliste que le roi comme on peut le constater dans plusieurs oeuvres datant de l'année 1786 et en particulier dans le premier mouvement du quatuor n° 20 en ré majeur K 499 où ce procédé est conduit avec une audace extraordinaire. En conclusion, sans occulter la rivalité professionnelle existant entre les deux hommes, je serais tenté de placer principalement les critiques de Mozart sur le plan esthétique.

Preromantisme chez Clementi et galanterie chez Mozart?
On entend souvent ce jugement à l'emporte-pièce. La réalité est bien différente. On assiste plutôt à une saine émulation entre les deux virtuoses du pianoforte. En 1785, Clementi composait sa superbe sonate en fa mineur opus 13 n° 6 (1785). Cette sonate, dépourvue curieusement de virtuosité va à l'essentiel et possède des passages d'une audace incroyable. Durant l’exposition du premier mouvement, et en guise de second thème, j'ai remarqué que la cellule de quatre notes, mi bémol, fa bémol, re bémol et do, motif répété avec obstination, n’est autre que le motif DSCH (ré, mi bémol, do, si, initiales de Dimitri Schostakovitch qu'on entend dans sa symphonie n° 10) (9), transposé en la bémol majeur. Durant cette même année 1785, Mozart enrichit considérablement son style pianistique. Il vient de composer la sonate en do mineur K1 457, la fantaisie en do mineur K1 475, le quatuor avec piano en sol mineur K1 478, le concerto pour piano en ré mineur K1 466. Le concerto pour piano en do mineur K1 491, aboutissement de cet effort créateur, sera composé l'année suivante. Ces oeuvres sont tellement connues que l'on en oublie le caractère novateur, reconnu par Beethoven qui avait fait du concerto n° 20 en ré mineur son cheval de bataille. Dans la fantaisie K 475, l'art modulatoire atteint des sommets dont il existe peu d'équivalents dans la musique de cette époque. Incidemment, Mozart lui-même nous dit que pour jouer cette fantaisie et mettre en valeur sa puissance, il doublait son pianoforte avec un deuxième instrument qui lui servait de pédale! Le premier mouvement du quatuor avec piano et cordes en sol mineur K1 478 est une des structures sonates les plus abouties de Mozart avec un développement et une coda très romantiques. Toutefois, on remarque qu'au moment où Clementi compose ses plus belles sonates pour pianoforte (sonate en fa mineur opus 13, n° 6, sonate en fa # mineur opus 25 n° 5), Mozart cesse pratiquement d'en écrire et se consacre principalement au concerto, genre musical qu'il conduit à des sommets inégalés. 

Mozart prend son bien où il le trouve.
Va-t-on coller à Mozart cette méchante phrase que lui même applique à Vincenzo Righini, auteur en 1776 d'Il Convitato di Pietra? Mozart est mauvaise langue, tout le monde le sait. Cela causera en partie sa perte. D'une façon générale, les "emprunts" de thèmes sont souvent des coïncidences ou sont involontaires. Parfois l'analogie est textuelle, il ne peut s'agir alors d'une coïncidence. C'est le cas du thème du Recordare Pie Jesu du Requiem K1 626 qui est visiblement emprunté à la sinfonia en ré mineur pour deux flûtes Falck 65 de Wilhelm Friedmann Bach (10). C'est le cas aussi du thème de l'ouverture de la Flûte enchantée qui est emprunté à la sonate en si bémol opus 24 n° 2 de Clementi. Dans les deux cas ce n'est pas le thème qui compte mais l'utilisation qu'on en fait. Mozart utilise le thème de Clementi pour bâtir une extraordinaire structure sonate de grandes dimensions qui est une véritable prouesse technique car ce seul thème y est infiniment varié, modulé, et de surcroit, génialement orchestré. Ainsi, non content d'emprunter ce thème, Mozart adopte les procédés compositionnels de Clementi. Dans ces conditions, je préfère parler de vibrant hommage à Clementi de la part de Mozart plutôt que d'emprunt! 

Didone abbandonata, La Mort de Didon, Heinrich Friedrich Füger

3. Clementi et Haydn

Joseph Haydn et Muzio Clementi s'abreuvent d'abord aux même sources, Carl Philip Emmanuel Bach (pour le premier nommé surtout) et Domenico Scarlatti (pour le second surtout) (1,11). Comme cela a été souligné très justement, Muzio Clementi et Joseph Haydn ont passé de longues périodes de leur vie dans l'isolement, le premier nommé à Steepleton Iwerne (Devon) de 1766 à 1773 et le second à Eszterhàza de 1766 à 1790, épreuve propice pour que se développe un style original (1). Haydn appréciait beaucoup les sonates de Clementi, notamment l'opus 9, comme le montre sa correspondance avec l'éditeur Artaria (1). Au plan technique, on peut dire que Haydn, avant son séjour à Londres, écrit pour un clavier qui peut être un pianoforte mais plus vraisemblablement un clavecin compte tenu des instruments disponibles à Eszterhàza pour ses interprètes. Le terme de cembalo figure encore dans des oeuvres très tardives comme le trio pour flûte, violoncelle et clavier, n° 28 en ré majeur HobXV.16 de 1790.

Lorsque l'on parcourt les sonates pour piano de Haydn dans l'ordre où elles se suivent, on constate un point de rupture en 1789. La sonate n° 58 en ut majeur HobXVI.48 est profondément différente des trois sonates précédentes (n° 54 en sol majeur HobXVI.40, n° 55 en si bémol majeur HobXVI.41 et n° 56 en ré majeur HobXVI.42) de 1784. Le cadre s'est élargi, les idées ont pris une nouvelle ampleur et profondeur et la technique a évolué: accompagnements d'une sonorité inouie dans les émouvantes variations qui ouvrent la sonate, rythmes nouveaux, contrastes sonores impressionnants dans le puissant rondo final comme si Haydn avait décidé de composer pour un nouvel instrument, le pianoforte et lui seul. Notons que la composition de la sonate n° 58 suit de près l'achat par Haydn d'un pianoforte Schanz en octobre 1788 (12). Cette tendance s'accentue encore dans les bouleversantes variations en fa mineur HobXVII.6, composées à Vienne en 1793 que Haydn intitule modestement un piccolo divertimento.

Quand Haydn séjourne à Londres à partir de 1791, il est évident qu'il prend plus que jamais connaissance de l'oeuvre de Clementi, installé en Angleterre à cette époque, car ses trois sonates en do, ré et mi bémol majeur de 1794-5, dont la première et la troisième écrites pour la pianiste virtuose, Thérèse Jansen-Bartolozzi, témoignent de nouveaux changements dans son style pianistique: présence d'accords massifs, extension vers l'aigu d'un demi octave, utilisation de la pédale, importants passages supra una corda (13). La sonate n° 60 en ut majeur HobXVI.50 porte la marque de cette influence tout en restant bien sûr typiquement haydnienne par son architecture d'une harmonie suprême, les agrégats harmoniques complexes du développement du premier mouvement et la géniale fantaisie et l'humour ravageur de son finale que l'on a appelé "menuet en folie". La sonate n° 61 en ré majeur HobXVI.51 possède dans son premier mouvement Andante de longs passages entièrement en octaves à la main droite, trait tout nouveau dans l'oeuvre pour clavier de Haydn, probablement inspiré des sonates de Clementi. La monumentale sonate n° 62 en mi bémol majeur HobXVI.52, éditée en 1800 chez Longman, Clementi and Co, termine en apothéose le corpus des sonates pour clavier de Haydn. On notera que le premier mouvement débute par une série d'accords puissants, alla Clementi, faisant résonner la tierce, la quinte et l'octave à la main gauche. Les vastes dimensions de cette sonate, la richesse de sa thématique (contrastant avec l'austérité de la sonate n° 60) et la splendeur de ses développements, mettent la barre très haut.

Il faut le reconnaître objectivement, les sonates contemporaines de Muzio Clementi, opus 33 n° 1 en la majeur, n° 2 en fa majeur et n°3 en ut majeur composées en 1794, ainsi que l'opus 34 n° 1 en do majeur et n° 2 en sol mineur de 1795, relèvent le défi avec panache, un défi imaginé par l'auteur de ces lignes, mais vraisemblable du fait que les trois sonates opus 33 de Clementi ont également été dédiées à Thérèse Jansen-Bartolozzi (1). Cette dernière devait avoir des capacités exceptionnelles car ces sonates posent des problèmes techniques redoutables du fait de la vélocité diabolique de certains traits, notamment dans la sonate n° 3 en ut majeur dont l'écriture suggère celle d'un grand concerto. Mais en plus d'une technique pianistique d'avant-garde, il y a aussi dans ces sonates des idées très originales, de belles mélodies et des audaces harmoniques étonnantes. Le presto final de la sonate opus 33 n° 1 en la majeur est une gigue phénoménale à la tonalité indéterminée, remarquable par ses clair-obscurs, ses subtils glissements harmoniques, ses chromatismes moirés foisonnants. Dans la sonate en fa majeur opus 33 n°2, l'allegro con fuoco qui suit l'introduction adagio, est remarquable par l'énergie du discours musical, les dissonances incroyables de son développement, annonciateur des dernières sonates de Beethoven. Heureuse Thérèse Jansen qui eut le privilège de jouer les plus belles sonates de son temps! Un sommet de la production de Clementi, contemporaine de celle de Haydn, est atteint avec la splendide sonate en sol mineur, opus 34 n° 2 (1795), la plus romantique peut-être composée par Clementi et dont il est possible que Beethoven se soit inspiré pour écrire sa sonate Pathétique opus 10 (1797) (15).

Quand Clementi écrit sa grande sonate en si mineur opus 40 n° 2, nous sommes alors en 1802, Haydn a cessé d'écrire et c'est Beethoven qui publie sonate sur sonate à Vienne et notamment sa sonate Clair de Lune, opus 27 n° 2 avec laquelle cette sonate admirable de Clementi a quelques affinités. En tout état de cause, l'écoute de cette sonate de Clementi est une expérience inoubliable. C'est maintenant avec Beethoven que le pianiste romain doit se mesurer. Curieusement la production de sonates pour piano de ce dernier diminue significativement à partir de 1802, pourtant il écrira encore en 1822 une œuvre qu'on peut considérer comme son testament musical, la sonate opus 50 n°3 en sol mineur, dite Didone abbandonata. Cette œuvre de vastes dimensions occupe un créneau bien distinct de celui des dernières sonates de Beethoven. Influencé par l'opéra seria baroque et par les dramme in musica de Rossini, Clementi n'abandonne en rien la rigueur de la construction et de l'élaboration thématique, notamment dans son prodigieux finale, allegro agitato e con disperazione, monumentale structure sonate, bâtie sur un thème unique.

J.J. Fux, auteur en 1725 du Gradus ad Parnassum avant celui de M. Clementi terminé en 1826

Il reste encore bien des choses à connaître dans l'oeuvre de Clementi, notamment dans ses compositions instrumentales dont beaucoup sont malheureusement perdues. On ne peut qu'espérer que ce regain d'intérêt pour l'oeuvre de Clementi s'avère durable et que ses sonates pour pianoforte toujours intéressantes, parfois géniales, figurent enfin dans les récitals de piano aux côtés de celles de Mozart, Haydn et Beethoven.


  1. Marc Vignal, Muzio Clementi, Fayard-Mirare, 2003.
  2. http://passee-des-arts.over-blog.com/article-didone-abbandonata-le-clementi-tout-d-humilite-et-de-panache-d-olivier-cave-60001523.html
  3. Doctor Clementi ad Parnassum, Edouard Fouré Caul-Futy, Le Matin des Musiciens, 14 février 2011.
  4. n° 52 en sol majeur HobXVI.39 et n° 53 en mi mineur HobXVI.34, toutes deux datant probablement du début des années 1780.
  5. K1 330 en ut majeur, K1 331 en la majeur et K1 332 en fa majeur, autrefois classées parmi les sonates Parisiennes, mais datées de 1781-3 par les NMA. (6)
  6. Georges de Saint Foix W.A. Mozart tome IV L'Epanouissement, Desclée de Brouwer,  1939, pp183-4.
  7. Carl de Nys, Mozart et les fils de Jean Sébastien Bach, dans Influences Etrangères dans l'oeuvre de W.A. Mozart, , Editions du C.N.R.S., Paris, 10-13 octobre 1956, p. 102-3.
  8. Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, p 792-4.
  9. Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, p 1140 et p 1145-48.
  10. Effet produit par une pédale permettant au marteau de frapper une corde seulement:
  11. Les succès de Clementi dans le domaine pianistique n'empêchent pas des déboires à Londres dans le domaine symphonique. L'échec de ses symphonies en concert sont à mettre en perspective avec les triomphes obtenus pas Haydn dans ce domaine. Si Clementi en fut certainement humilié, il eut l'élégance de ne pas le montrer.


vendredi 25 novembre 2016

Motezuma ou la conquête du Mexique

Motezuma, musique de Josef Myslivecek, livret de Vittorio Amedeo Cigna-Santi, a été créé au théâtre de la Pergola de Florence le 23 janvier 1771. Le sujet de l’opéra, la conquête du Mexique au début du seizième siècle et la victoire de Fernando Cortés sur le roi Motezuma a fasciné des générations de romanciers, dramaturges et musiciens. C’est ainsi que Antonio Vivaldi (1733) à partir d'un livret d'Alvise Giusti, Carl Heinrich Graun (1755), avec la collaboration de Frédéric II de Prusse pour le livret, ont traité le sujet sous forme d'opéra seria. Plus tard, Giovanni Paisiello (1772), Antonio Sacchini (1775), Giacomo Insanguine (1780), Gian Francesco De Majo (1765), Niccolo Antonio Zingarelli (1781), travaillant sur un livret de Vittorio Amadeo Cigna-Santi, ont composé de remarquables opéras sur le même thème. Giuseppe Haydn reprit l'oeuvre de Zingarelli, lui ajouta des morceaux des compositeurs précités ainsi que de son propre cru et dirigea avec succès (six représentations) le pasticcio ainsi obtenu à Eszterhàza en 1785 (1). Au Siècle des Lumières, Motezuma représente le souverain pacifique, tolérant et clément face aux entreprises impitoyables de l’envahisseur ibère qui impose sa civilisation par le fer et le feu. C'est cette interprétation qui est également retenue par les librettistes et compositeurs protestants du nord de l'Europe (2). La version du librettiste Cigna-Santi et de nombreux compositeurs italiens ou résidant en Italie est différente et tend à justifier l’action de Cortés ce qui se comprend dans une péninsule où le Pape d’une part et les Habsbourg d’autre part sont les maîtres du jeu.

Josef Myslivecek (1737-1781) est un compositeur majeur du classicisme européen (3). On lira avec intérêt un important dossier rédigé à propos de la représentation d'un de ses meilleurs opéras : l'Olimpiade (4).

Moctezuma II Codex Mendoza Folio 15v

Synopsis. Alors que les Aztèques procèdent à un sacrifice humain, les troupes de Fernando Cortés, usant d’armes à feu, terrorisent la population et investissent la place en brûlant effigies et Codex. Motezuma, dernier empereur Aztèque, et sa fiancée Quacozinga, tentent de maintenir leur pouvoir et leurs traditions, tout en pactisant avec les Espagnols. Lisinga, une indienne d’une tribu étrangère, esclave de Motezuma, est courtisée par Teutile, général de l’armée espagnole et par Pilpatoe, soldat de l'armée de Motezuma. Elle est délivrée par Fernando Cortés et baptisée. Cortès cherche à convertir également Motezuma mais lors d’un échange d’emblèmes, la croix chrétienne et une effigie aztèque, entre Motezuma et Cortés, Motezuma jette à terre la croix. Cortés harcèle Quacozinga qui résiste vaillamment et menace le conquistador de sa dague, ce dernier refoule alors son désir pour la belle indienne. Les attaques espagnoles se multiplient, de plus, l'empire aztèque est miné de l'intérieur, la revolte couve et Motezuma est finalement assassiné par des indiens rebelles.. Cortés proclame son triomphe tandis que Quacozinga qui a tout perdu, amour et pouvoir, crie sa consternation.

Le style. Avec un livret si riche en péripéties, il est plus facile de composer de la belle musique. Motezuma est contemporain du Mitridate de Wolfgang Mozart (livret de Cigna-Santi également), créé un mois avant, et apparaît plus traditionnel et conservateur que l’œuvre du salzbourgeois. En effet, Motezuma consiste en une suite de récitatifs secs et d’arias. Les ensembles sont exceptionnellement réduits avec un modeste duetto à la fin de l’acte II et un minuscule tutti en conclusion de l’œuvre. Les airs sont généralement de forme semi da capo AA1BA’. Quelques airs sont plus simples en deux couplets et le duetto est à deux vitesses, andante puis allegro. Cette structure sans ensembles entraine inévitablement une certaine monotonie mais Myslivecek soutient l’intérêt de l’auditeur grâce à une caractérisation poussée des personnages. Au centre de l’intrigue se trouvent Motezuma et sa fiancée Quacozinga. Motezuma incarne bien un personnage idéaliste qui voudrait la paix tout en sauvegardant l’identité de son peuple. Son attachement à des rites sanglants, son indécision dans des moments cruciaux lui sera fatale. Quacozinga est un magnifique personnage féminin qui domine le plateau avec quatre airs et un duetto, elle ne croit plus en l’avenir de son peuple mais cherche courageusement à sauvegarder ce qui peut l’être encore. Cortés est à la fois le diplomate avisé mais aussi le soldat prêt à tout pour assurer le succès de son entreprise. La conquête du Mexique apparaît comme un mal nécessaire: qu'importe les moyens pourvu que la fin (conversion des paiens, abolition des sacrifices humains) soit noble.

Guerrier Jaguar Codex Magliabechiano

Les sommets.
Acte I
Aria de Motezuma Cara fiamma del mio sene. Air très doux. Motezuma proclame son amour pour son épouse Quacozinga.
Aria de Quacozinga. Nel mar di tanti affani. Aria di paragone. Cet air avec da capo plein de feu exprime une métaphore classique de l'opéra seria : le navire en perdition sur une mer démontée, Quacozinga exprime son angoisse de l’avenir.
Acte II
Aria de Cortés. A mio Danno in vano. Cet Aria avec da capo, écrit dans un registre assez tendu, est en phase avec la violence du personnage. Rien ne peut résister à Cortés, ni les tempêtes, ni les armées les plus puissantes car la Fortune est avec lui.
Aria de Lisinga. Mi scordo lo scempio..., (Je me souviens d'un massacre...). C’est une ariette  sur un tempo di minuetto dont la musique gracieuse ne concorde pas avec les paroles très violentes.
Aria de Quacozinga. Frena l’insano orgoglio. Le sommet de l’opéra. Dans un magnifique aria di furore, Quacozinga menace Cortés avec un poignard ce qui de toute évidence tempère les ardeurs du conquistador pour la belle indienne.
Duetto Motezuma Quacozinga. Ah ! Se mi sei fedele. Il termine l’acte II dans une situation très dramatique puisque Motezuma est ligoté par les Espagnols qui combattent avec succès les guerriers Aztèques. Motezuma et Quacozinga manifestent leurs angoisses.
Acte III
Aria de Lisinga. M’ingombra d’orrore. Seul air dans le mode mineur de la partition. Les Intervalles vocaux périlleux sont typiques du style « Sturm und Drang » pratiqué en cette année 1770 par de nombreux compositeurs dont Haydn et Vanhal..
Aria de Cortés. Basta il mio brando solo. Aria di furore. Cortés va faire parler la poudre. Dans cet air il déclare vouloir obtenir, par les armes et pour la gloire de son roi, un résultat et non une vengeance.

Il est intéressant de comparer cette œuvre ainsi que le remarquable Motezuma de Francesco De Majo avec le Mitridate contemporain de Mozart. Myslivecek et De Majo me semblent plus à l'aise dans l'opéra seria que le jeune salzbourgeois (quatorze ans en 1770). Les œuvres du tchèque et du napolitain m'apparaissent plus riches en mélodies, plus chantantes. Les vocalises et ornements de leurs airs me semblent plus naturels et couler plus de source que ceux du salzbourgeois.


Quetzalcoatl Codex Borbonicus

Le seul enregistrement existant à ma connaissance de Motezuma est celui effectué en 2011 dans le cadre du festival Znoijmo en République Tchèque et dont voici la distribution.

Motezuma: Jakub Burzynski
Cortez: Jaroslav Březina
Teutile: Tomáš Kořínek
Pilpatoe: Marian Krejčík
Quacozinga: Marie Fajtová
Lisinga: Michaela Šrůmová

Directeur musical: Roman Válek
Régie: Michael Tarant
Mise en scène: Jaroslav Milfajt
Costumes: Klára Vágnerová
Chorégraphie: Pavel Mašek
Světla: Arnošt Janěk
Pyrotechnique: David Kubík
Orchestre: The Czech Ensemble Baroque

Ce spectacle est digne d'éloges en tous points. Il n'a pas fait l'objet d'un CD commercialisé mais peut-être visionné dans d'excellentes conditions et sans états d'âme sur You Tube (5).

Mise en scène. Elle prend quelques libertés avec le livret mais est fidèle à la représentation que les gravures et les textes du début du 16 ème siècle nous laissent de la conquête du Mexique par les Espagnols. Dans cette mise en scène, Motezuma, en proie à des drogues, croyant peut-être que Cortés était le dieu Quetzacoatl, abandonne pour lui et sa fiancée Quacozinga, toute prétention au pouvoir. Alors que Motezuma demande au conquistador un compromis, ce dernier le poignarde dans le dos.

Les acteurs et les chanteurs sont assistés par deux danseurs et cinq danseuses, acteurs d'une superbe chorégraphie. Habillés selon la mode aztèque et munis de lances, ils miment sans relâche des scènes de combat. Tels des jaguars, ils rampent sur la scène, escaladent et dévalent les gradins des temples dans un étrange ballet. La scène est continuellement envahie de fumées provenant peut-être de rituels aztèques et responsables des transes de Motezuma. Cette mise en scène est inventive et donne à l'histoire racontée une grande crédibilité. Les costumes sont magnifiques en particulier ceux de Motezuma, Quacozinga et des danseurs et danseuses. L'emploi de la pyrotechnie donne aux scènes où les conquistadors espagnols manifestent leur supériorité militaire écrasante sur les indiens armés de lances en silex ou obsidienne, un grand réalisme et montre avec peu de moyens l'affrontement de deux mondes inégaux (6)..

Interprétation. Elle est de grande qualité. Jakub Burzinsky (Contre ténor) a un timbre de voix assez particulier, très prenant, qui ne laisse pas indifférent. Sa voix bénéficie d'une excellente projection.Il joue à merveille le rôle du souverain décadent qu'est Motezuma. Marie Fajtova (soprano), manifeste un engagement exceptionnel dans le rôle de la reine Quacozinga et possède une belle voix agile, elle vocalise à merveille. C'est pour moi la révélation du spectacle. Jarozlav Brezina (Ténor), très engagé également, donne à Cortés une allure de brute épaisse tout à fait crédible. Michaela Srumova (soprano) a une jolie voix qui rend justice au personnage de Lisinga, elle bénéficie d'un magnifique air au troisième acte. Tomas Korinek (ténor) et Marian Kejcik (baryton) incarnent avec talent respectivement Teutile et Pïlpatoe, soldats des armées espagnoles et aztèques respectivement.


    (2) Jean Paul Duviols, Le Miroir du Nouveau Monde. Images Primitives d'Amérique. PU Paris Sorbonne, 2006, p 315 et sequentes.
    (3) https://en.wikipedia.org/wiki/Josef_Mysliveček
    (4) http://www.odb-opera.com/viewtopic.php?f=6&t=12656
    (5) https://www.youtube.com/watch?v=ivaB5xe_jUw
    (6) https://fr.wikipedia.org/wiki/Aztèques

Les illustrations proviennent de l'article Aztèques publié par Wikipedia (6).

jeudi 27 octobre 2016

Quatuor Le Cavalier de Haydn



Le quatuor à cordes en sol mineur HobIII.74, Le Cavalier, est le troisième et dernier de l'opus 74. Les quatuors à cordes opus 71 et opus 74 sont composés par Joseph Haydn à Vienne en 1792-3, peu après le retour du premier voyage de Londres. Les quatuors opus 71 sont généralement réunis avec l'opus 74 pour former une série de six. Le comte Antoine von Apponyi, par ailleurs bon violoniste, paya cent ducats pour recevoir la dédicace de l'opus 71 et de l'opus 74 et de bénéficier d'une année de droits exclusifs (1). On a insisté sur l'influence des symphonies Londoniennes sur ces quatuors. Cette influence se traduit par une écriture incorporant des procédés orchestraux et également par la présence d'une introduction. Cette dernière n'est pas forcément lente et ne compte que quelques mesures, toutefois elle donne aux mouvements liminaires une personnalité unique dans le corpus des quatuors de Haydn.

Le Cavalier polonais, Rembrandt ou son élève Willem Drost

A première audition on est frappé par le son unique, brillant, parfois éclatant des quatuors opus 71. Ils furent une révélation pour moi quand je les entendis pour la première fois! L'écriture des quatre parties est bien plus virtuose que celle des précédents quatuors opus 64 et s'apparente aux quatuors concertants de l'élève de Haydn, Ignaz Pleyel,. Ces quatuors s'adressent à des exécutants chevronnés comme pouvaient l'être Johann Peter Salomon et les relations de ce dernier (2).
On note une évolution dans les trois quatuors de l'opus 71. Le n° 1 en si bémol majeur est celui qui se rapproche le plus de l'opus 64 précédent, le volume sonore du n° 2 en ré majeur est déjà bien plus conséquent. Le plus brillant est sans aucun doute le n° 3 en mi bémol majeur qui ressemble par bien des côtés à la symphonie n° 99 contemporaine dans la même tonalité.
Tout ce que nous avons aimé dans les quatuors à cordes opus 71 nous le trouvons magnifié et approfondi dans l'opus 74. Le plan des quatuors opus 74 est plus ambitieux que celui des quatuors précédents, le cadre est notablement élargi pour accueillir les idées nouvelles et brillantes qui affluent. Haydn met en jeu des procédés harmoniques nouveaux, des modulations plus hardies, il utilise les changements de tonalité pour modifier l'éclairage, apporter des couleurs nouvelles. Ainsi les trios des menuets commencent à être écrits dans des tonalités éloignées qui contrastent vivement avec celle du menuetto. L'évolution vers le scherzo est en marche. Les mouvements terminaux des opus 74 n° 1 en do majeur et 2 en fa majeur sont les plus vastes et les plus complexes jamais écrits par Haydn pour un quatuor à cordes, ils ont un caractère symphonique marqué et se rapprochent des mouvements terminaux des symphonies Londoniennes. Dans ces trois quatuors, la virtuosité atteint des sommets, cette virtuosité n'est jamais gratuite, elle sert à mettre en valeur les idées nouvelles du compositeur.

Le quatuor opus 74 n° 3 en sol mineur dit Le Cavalier est très différent de ceux qui précèdent et s'apparente par certains côtés aux quatuors de l'opus 76. Il ménage ainsi une transition idéale entre les deux groupes d'oeuvres. Il est de loin le plus populaire des six de l'opus 71 et 74 et sa célébrité est totalement justifiée. C'est de plus le plus novateur de la série. Dans la modeste analyse musicale qui suit, j'ai voulu montrer ce que ce quatuor avait d'exceptionnel.

Allegro, 3/4, structure sonate. Contrairement aux trois quatuors de l'opus 71 et aux deux autres quatuors de l'opus 74, le quatuor en sol mineur Le Cavalier ne débute pas par une introduction. On est plongé d'emblée dans le vif du sujet avec un thème initial à l'unisson, remarquable par les appogiatures rapides précédant toutes les notes de ce thème sauf la première. On a entendu dans ce thème le galop d'un cheval d'où le surnom (Le Cavalier) de ce quatuor. Ce Cavalier de Haydn s'apparente dans une certaine mesure à cet aristocratique personnage, peint par Rembrandt. Toutefois, il contient en germe des cavalcades plus débridées comme celles, inspirées de la ballade de Lenore de Gottfried August Bürger (1774), mises en musique par Franz Schubert dans ses quatuors à cordes n° 14 La jeune Fille et la Mort, D 810. et n° 15, D 887. Très curieusement ce thème du Cavalier va disparaître de la scène et cela pendant toute l'exposition. Cela est inhabituel car chez Haydn le thème initial parcourt généralement toute la première partie du mouvement. Un nouveau groupe de thèmes prend le relai : un simple arpège sur l'accord de sol mineur au violoncelle auxquel répondent, par une plainte très expressive, l'alto, le second violon puis le premier violon. Un deuxième motif composé de deux noires suivies par trois triolets de croches contraste pas son dynamisme avec ce qui précède. Ce motif en triolets prend une grande importance et nous amène au second (ou troisième si on prend en compte le thème initial) thème proprement dit. Ce dernier en si bémol majeur, de caractère joyeux et au rythme de valse, s'épanouit largement et est bientôt combiné avec le motif en triolets. Ce second thème doit être joué sul una corda, sur une corde, ce qui rend son exécution périlleuse. La présence d'un second thème aussi clairement individualisé est rare dans les structures sonates de Haydn (3). On arrive aux barres de mesure et au delà, au développement. C'est le motif en triolets de croches qui ouvre le développement et bientôt le thème initial dont nous avions souligné les appogiatures revient en scène. Très agressif, il est combiné avec le motif en triolets durant treize mesures magnifiques. Le motif en triolet continue tout seul et passe par de belles modulations. Le second thème prend le relai, mais absolument transfiguré par d'admirables et pathétiques modulations qui, après un groupe d'accords fortissimo amènent la réexposition. Cette dernière ne montre d'abord pas de changements importants sauf que le second thème reparait en sol majeur, tonalité sur laquelle s'appuie la coda. Deux accords finaux de sol majeur en doubles et triples cordes, scellent ce superbe mouvement. On remarque que contrairement à l'habitude classique consistant à transposer lors de la réexposition, le second thème à la tonique sol mineur, Haydn considérant que son thème, exposé dans le mode majeur durant l'exposition, ne se prête pas à une transposition dans le mode mineur, choisit de terminer son mouvement qui avait commencé en sol mineur, dans la tonalité homonyme majeure c'est-à-dire sol majeur. On voit que Haydn ne considère pas la forme sonate comme un moule immuable mais comme un support où son imagination pourra se déployer de plus en plus librement.

Der blaue Reiter, peint en 1903 par Wassili Kandinsky 

Largo assai, mi majeur, 4/4, forme Lied. Nous voici arrivé au sublime mouvement lent, sommet incontesté du quatuor. Le quatuor avait débuté en sol mineur, nous voici maintenant en mi majeur, tonalité très éloignée du sol mineur initial. Ce mouvement au tempo très lent et en valeurs longues a un caractère frisant l'immobilité, signalé par de nombreux auteurs (4) et commun à certaines œuvres antérieures de Haydn (largo de la symphonie n° 64 et de la symphonie n° 86) et postérieures comme les mouvements lents de plusieurs quatuors de l'opus 76, notamment le n° 1 en sol majeur, le n° 4 en si bémol majeur, le n° 6 en mi bémol majeur. On peut aussi penser au lento final du quatuor à cordes n° 2 de Bela Bartok. Le thème, énoncé mezza voce, a un profil ascendant et s'oriente vers la dominante si majeur quand survient une extraordinaire modulation aboutissant à un accord fortissimo de sol majeur comportant une quinte et une sixte augmentée. Ce passage, un des sommets de toute la musique, a longtemps constitué un mystère pour moi et pendant longtemps, je ne comprenais pas ce que le compositeur avait voulu dire. Il m'a fallu du temps pour qu'enfin, il s'impose à moi. Après les barres de mesures ce thème passe par d'admirables modulations, do dièze mineur forte puis sol majeur pianissimo. Après les barres de mesures on arrive à un intermède dans la tonalité de mi mineur. Le thème est maintenant renversé et module constamment, on atteint un climax d'expression sur un accord de la bémol majeur comportant une septième. On assiste ensuite à un pathétique échange de ce thème renversé entre le violoncelle et le premier violon assorti de dissonances troublantes. Le retour du thème initie une géniale variation de la première partie avec des broderies de triples croches. On remarque tout particulièrement deux mesures magiques en trémolos de triples croches tandis que l'accord fortissimo qui m'avait tant frappé revient avec une vigueur renouvelée. La fin du mouvement est constamment pianissimo et tout s'achève dans un murmure évanescent. Dans ce mouvement l'économie des moyens utilisés n'a d'égale que l'intensité des sentiments exprimés.

On revient sur terre avec le menuetto ¾ en sol majeur et son trio en sol mineur. Ce dernier est typique des menuets et trios en sol mineur du classicisme viennois en général et ceux de Wolfgang Mozart en particulier, comme le menuetto du quintette en sol mineur K 516 ou bien le trio (en sol mineur) du quatuor en sol majeur K 387 faisant partie de la série dédiée à Joseph Haydn.

Finale, Allegro con brio, 4/4, structure sonate. Il débute par un thème haletant remarquable par ses syncopes et ses oppositions de nuances qui plus que le premier mouvement peut évoquer une cavalcade. On remarque un groupe de quatre doubles croches liées qui jouera un rôle important tout au long du morceau. Sans transition le premier violon attaque le second thème en si bémol majeur, le relatif majeur de sol mineur, avec un accompagnement syncopé du second violon et de l'alto. Ce thème aérien est issu du premier même si sa gaité insouciante et son humour le différencient fondamentalement de lui. Ce thème s'étale confortablement et est enrichi d'un pittoresque canon entre les deux violons. Cette présence d'un second thème épanoui est une caractéristique de ce quatuor (3). A la fin de l'exposition, la virtuosité atteint des sommets au propre et au figuré avec un premier violon naviguant autour du si bémol suraigu. Le magnifique développement comporte trois parties, une première partie basée sur le second thème suivie d'un travail harmonique et rythmique sur le premier thème mettant en relief les oppositions de nuances signalées au début du morceau. La troisième partie, très dramatique, est fondée sur le motif de quatre doubles croches liées qui aboutit à un climax fortissimo du premier violon qui répète obstinément l'incipit du second thème, accompagné par un martellement sauvage des trois autres instruments. C'est la réexposition qui, après un ostinato très dramatique du violoncelle sur les quatre croches liées, aboutit rapidement à un point d'orgue. L'armature change alors et comme dans le premier mouvement, on passse en sol majeur avec le second thème plus entrainant et joyeux que jamais. A partir de là plus aucun nuage ne vient ternir le déroulé de la musique et la brillante péroraison finale. Cette œuvre qui avait commencé dans une agitation fiévreuse se termine par l'affirmation d'une santé morale retrouvée (5).

Le cavalier français, François Aimé Louis Dumoulin (1799), Musée historique de Vevey, photo Rama

Les plus célèbres quatuors à cordes (Budapest, Festetics, Amadeus, Los Angeles...) ont interprété ce quatuor Le Cavalier. Je suis incapable de désigner une version de référence et laisse au lecteur de ces lignes le soin de faire son choix. 

  1. Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, pp 1271-1284.
  2. H.C. Robbins Landon, David Wyn Jones, Haydn, his life and its music, Indiana University Press, Bloomington and Indianapolis, 1987, pp 289-297.
  3. Dans beaucoup de structures sonates de Haydn, le second thème est souvent une émanation du premier. En tous cas, il n'est pas clairement individualisé comme il peut l'être chez Mozart ou bien le jeune Beethoven.
  4. Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, pp. 1346.
  5. Haydn n'est pas le personnage béat d'optimisme que la légende du papa Haydn a forgée, il a ses moments d'angoisse et de doute frisant parfois la dépression comme le montrent certaines œuvres (adagio non troppo e cantabile du trio n° 27 en ré mineur HobXV.23, deuxième mouvement de la sonate n° 61 en ré majeur, HobXVI.51, variations en fa mineur pour pianoforte HobXVII.6, contemporaines du quatuor Le Cavalier, l'opéra Orfeo ed Euridice dans son intégralité) etc....
  6. On trouvera l'analyse musicale des autres quatuors des opus 71 et 74 dans : http://haydn.aforumfree.com/t694-les-quatuors-opus-71 et dans http://haydn.aforumfree.com/t695-les-quatuors-opus-74




dimanche 25 septembre 2016

Socrate immaginario

Socrate immaginario, commedia per musica (commedeja pe' mmuseca en napolitain), a été composé par Giovanni Paisiello en 1775 et représenté au Teatro nuovo di Napoli la même année. Le livret est attribué aux abbés Giovanni Battista Lorenzi et Ferdinando Galiani (1). On a tendance de nos jours à oublier l'économiste du Siècle des Lumières, nommé en second. Pourtant sa contribution au livret de cet opéra est rappelée constamment dans la correspondance qu'il eut avec Madame d'Epinay, animatrice d'un célèbre salon parisien (2).

Socrate, ses deux épouses et Alcibiade, musée des Beaux Arts de Strasbourg

Tammaro, un bourgeois de Modugno s'est entiché de la philosophie de l'ancienne Grèce, il se prend pour Socrate et s'est mis dans la tête de faire, de son entourage familial, des disciples. A son barbier, Mastro Antonio, il a donné le nom de Platon et a décidé de lui donner sa fille Emilia (qu'il appelle Sofrosina) en mariage. Sa femme Rosa (devenue Xantippe) est excédée par la nouvelle manie de son époux d'autant plus qu'à l'instar du vrai Socrate, Tammaro veut prendre une seconde épouse, en l'occurence Cilla, fille d'Antonio, baptisée pour la circonstance du nom d'Aspasia. Ces manigances ne plaisent pas à tout le monde car Emilia est amoureuse d'Ippolito et Cillia est promise à Calandrino, serviteur de Tammaro.
L'entourage de Tammaro imagine un stratagème, ils rentrent dans le jeu de Tammaro, se déguisent en grecs de l'antiquité puis en Furies qui terrorisent le faux Socrate. Ce dernier a beau supplier, les Furies sont inflexibles et le menacent de sévices multiples. Elles le conduisent finalement sur sa demande à son démon (daimonion), signe divin, afin qu'il reçoive ses conseils et ses ordres. Le pseudo-démon (en fait Rosa ou Ippolito sous un déguisement) intime à Tamarro l'ordre de marier sa fille Emilia à Ippolito.. Enfin un tribunal d'Athènes condamne Tammaro à mort. Il devra boire la cigüe. Stoïque, Tammaro s'exécute et sombre..... dans un profond sommeil. La cigüe était un somnifère et le faux Socrate s'éveille guéri de son obsession. Tout rentre donc dans l'ordre et chacun épouse sa chacune au milieu des réjouissances habituelles.

La mort de Socrate, Jacques Louis David

Ce livret évidemment spirituel et souvent comique, est plus profond qu'il n'y paraît et en cela on reconnait la patte de l'abbé Galiani, un des brillants esprits de son temps. Le thème majeur est celui de l'idée fixe, désordre mental aux effets dévastateurs sur l'entourage du sujet atteint. Ce thème est fréquemment traité dans le théâtre des 17ème et 18ème siècle, par Paisiello lui-même (Gli astrologi immaginari, 1779). Domenico Cimarosa dans Armida immaginaria (1778) le maniera également avec des effets encore plus radicaux. Après Molière et avant Honoré de Balzac (3), toutes proportions gardées, ce thème de l'idée fixe est traité ici de manière aristophanesque, dans le but de provoquer le rire.

Sur cette trame Paisiello compose une musique éblouissante. Le ton est généralement gai, spirituel parfois bouffon mais des passages importants sont écrits dans un style sérieux voire dramatique. Mastro Antonio et sa fille Cilla s'expriment en dialecte napolitain tandis que les autres protagonistes parlent le toscan. Ce point est important, Paisiello, composant principalement pour le peuple de Naples, se devait d'utiliser la langue locale. Il le fait si bien que ces passages en napolitain déchainent encore le rire de nos jours dans une ville où 70 % de la population s'exprime encore dans le dialecte local. Dans une œuvre de vastes dimensions, les nombreux airs sont extrêmement courts et donnent à l'oeuvre un rythme soutenu et même endiablé. Bref on ne s'ennuie jamais ! Ces airs ont souvent un caractère populaire marqué et font appel au chant napolitain. Ils sont dépourvus de virtuosité et en cela se démarquent totalement de l'opéra seria. On retrouve certains éléments de l'opéra seria, réformé par Calzabigi et Gluck, dans les récitatifs accompagnés, dans les nombreux choeurs et dans les personnages d'Ippolito et d'Emilia.

Dès la première scène et dès les premières mesures : Fuora, birbaccio..., on est surpris par la vigueur et la nervosité de ce magnifique sextuor.
L'aria di Lauretta qui suit, Una rosa e un giacinto... possède tout le charme et la spontanéité typiques des airs de soubrettes.
Un sommet de ce premier acte est l'air d'Ippolito avec hautbois obligé, Lagrime miei di affanno...On est subjugué par la noblesse et les harmonies troublantes de la musique qui expriment bien le désespoir du fiancé d'Emilia quand il apprend qu'elle est promise à Mastro Antonio.. Joseph Haydn qui ne connaissait probablement pas Socrate immaginario mais était familier de bien d'autres opéras de Paisiello (La Frascatana par exemple parmi bien d'autres) qu'il avait montés, remaniés et dirigés, écrivit dans ses opéras postérieurs à Socrate Immaginaro plusieurs airs dans le même style.
L'air de Cilla, So' fegliolella...en dialecte napolitain est charmant et met en évidence la simplicité et la (fausse?) innocence de la jeune fille.
Le finale de cet acte I est un feu d'artifice d'invention. Il s'ouvre avec le choeur des disciples : Andron apanton Socrates sofotatos..., auquel Mastro Antonio répond par Patron apantalon soreta scrofototos...., mélange de grec et de napolitain sans queue ni tête, jouant sur des assonances pseudogrecques (4). La musique se grave instantanément dans la tête et ce choeur eut un succès immédiat.
Rosa chante ensuite une authentique chanson napolitaine : Volle il destino mio... qu'Ippolito accompagne à la guitare avec beaucoup de sentiment et de mélancolie.
Tous les protagonistes et l'orchestre entonnent ensuite une tarentelle endiablée, passage peut-être le plus génial de l'opéra. On est confondu par la sauvagerie, voire l'hystérie de la musique. L'acte I se termine dans la confusion générale par un ensemble déchainé, chantant et jouant toutes forces déployées.

L'inspiration de l'acte II s'élève encore d'un cran !
Il commence sur le mode bouffe avec un air de Tamaro Figli, ma non di padre dans lequel le faux Socrate, sombrant dans la folie, demande à Antonio et Ippolito d'épouser tous deux Emilia afin d'engendrer des filosofi, mitologi, antiquari, istorici...dont il pourra être fier...
Mastro Antonio poursuit avec un air très amusant en dialecte : T'aggio dite, po parlammo ?
On arrive à un vaste épisode comportant d'abord une aria de Tammaro s'accompagnant à la harpe : Kalimera, Kalispera...destiné à amadouer les Furies. Ces dernières répliquent d'une façon très menaçante : Chi tra quest'orride caverne orribili...et se mettent à danser autour de Tammaro. On constate que cette scène mime de près les scènes infernales d'Orfeo et Euridice de Gluck (4). La danse échevelée des Furies à trois temps, en mode de chaconne, ressemble beaucoup à celle de Gluck en plus violente! Tammaro supplie les Furies de le conduire vers son démon. Elles acceptent et le conduisent vers Rosa et Ippolito déguisés. Le dernier choeur des Furies, Misero bufalo, est le plus impressionnant. .Ensuite on assiste à une montée progressive de l'agitation jusqu'à l'embrasement final. Cete dernière scène est introduite par un magnifique prélude orchestral très dramatique, qui préfigure étonnamment l'ouverture de Don Giovanni.

Après ce flamboyant acte II, la messe est dite et l'acte III ne sera plus qu'un appendice un peu convenu. Il était temps de renoncer à cette division en trois actes et d'adopter celle en deux actes, bien plus adaptée aux dramme giocosi qui suivront bientôt, notamment le brillant Re Teodoro in Venezia (1784) du même compositeur.

Socrate immaginario, empreint de commedia del arte et d'esprit du Siècle des Lumières, est probablement ce qui se faisait de mieux dans la commedia per musica autour des années 1775. A son écoute on comprend le succès qu'il obtint pendant plusieurs décennies ainsi que l'échec de La finta giardiniera de Wolfgang Mozart composé quelques mois avant. La lourdeur et l'ennui émanant d'un livret attribué à Giuseppe Petrosellini (librettiste qu'on a connu plus inspiré) ont sans doute desservi la musique du salzbourgeois, en dépit de beaux moments dramatiques (5). A cette époque de sa vie, Mozart, âgé de dix huit ans, ne faisait pas le poids devant un compositeur au sommet de son art et s'exprimant dans sa langue maternelle avec la bouche de Mastro Antonio. Ce n'est que dans Il Mondo della Luna sur un livret de Goldoni de Giuseppe Haydn (1776) et surtout dans l'Armida immaginaria de Domenico Cimarosa (1778) qu'on retrouvera la vitalité et la fantaisie débridée de l'oeuvre de Paisiello.

Un magnifique enregistrement de ce chef d'oeuvre est encore disponible à prix doux. Il a été édité par le label Bongiovanni à qui on doit d'avoir ressuscité un répertoire (l'opéra italien du 18ème siècle) à moitié oublié. Les chanteurs sont excellents notamment le remarquable Domenico Colaianni dans le rôle de Mastro Antonio et Christophoros Stamboglis dans celui de Tammaro, Giovanni di Stefano en assure la direction musicale avec finesse. Cet enregistrement date de 1998 et il serait bon qu'une mise à jour avec des instruments d'époque soit publiée rapidement.
.
  1. Michele Scherillo, L'Opera buffa napoletana durante il settecento. Storia letteraria., Delhi-110052, India, 2016, pp. 396-443.
  2. Giovanni Carli Ballola, Filosofi, Mitologi, Antiquari, Istorici, Testo sul Socrate Immaginario, Incizione Bongiovanni, 1998.
  3. Balzac, à plusieurs reprises, traite César Birotteau de Socrate bête.
  4. Anthony R. DelDonna, Opera, Theatrical Culture and Society in Late Eighteenth-Century Naples, Routledge, New York, 2016.
  5. Toutefois La Finta Giardiniera connut un succès durable dans ses versions allemandes successives : Die Gärtnerin aus Liebe, dont la plus tardive daterait de 1789. La version italienne fut également éclipsée par l'opéra éponyme contemporain de Pasquale Anfossi qui triompha dans la péninsule.