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dimanche 26 juin 2016

Don Carlo à l'Opéra du Rhin

Don Carlo
Grand opéra en quatre actes de Giuseppe Verdi
Joseph Méry et Camille Du Locle, livret d'après la pièce de Frédéric Schiller
Créé à l'Opéra de Paris le 11mars 1867
Version de Milan 1884.

Daniele Callegari, Direction Musicale
Robert Carsen, Mise en scène
Radu Boruzescu, Décors
Petra Reinhardt, Costumes
Robert Carsen et Peter van Praet, Lumières
Ian Burton, Dramaturgie
Marco Beriel, Mouvements

Stephen Milling, Philippe II
Andrea Carè (sauf 19 et 23/06), Gaston Rivero (19 et 23/06), Don Carlo
Tassis Christoyannis, Posa
Ante Jerkunica, Le Grand Inquisiteur
Elza van den Heever, Elisabeth de Valois
Elena Zhidkova, La Princesse Eboli
Patrick Bolleire, Un moine
Rocio Pérez, Tebaldo
Camille Tresmontant, Le Comte de Lerme
Francesca Sorteni, Une voix céleste
Diego Godoy, Un hérault royal
Dominique Burns, Emmanuel Franco, Jaroslaw Kitala, Jaesun Ko, Laurent Koehler, Nathanaël Tavernier, Députés flamands
Choeurs de l'Opéra du Rhin
Sandrine Abello, Direction
Orchestre Philharmonique de Strasbourg

Compte rendu de la représentation du 17 juin 2016, publié dans le forum Odb-opéra..

Représenté en 1867 à l'opéra de Paris, Don Carlo présente la particularité d'avoir fait l'objet de sept versions différentes. C'est la sixième version, dite de Milan de 1884 qui a été donnée à l'opéra du Rhin. Il s'agit d'une version raccourcie en quatre actes alors que la version parisienne, déjà condensée par rapport à la version originale, jamais représentée, en comportait cinq. Le premier acte de cette dernière qui se situe à Fontainebleau a été supprimé dans la version de Milan. Pour plus de détails concernant les diverses versions de l'oeuvre, on pourra se reporter à un article de Marc Clémeur (1) et à un dossier paru dans Wikipedia (4).

Synopsis. Au moment où l'opéra débute, Elisabetta de Valois, autrefois promise à Don Carlo qui est amoureux d'elle, et dont l'amour est payé de retour, a épousé Filippo II, roi d'Espagne et père de Don Carlo. Par ce mariage royal, elle s'est sacrifiée sur l'autel de la raison d'état pour éviter une guerre entre la France et l'Espagne. Grâce à l'entremise de Rodrigo, marquis de Posa, ami de Carlo, une entrevue a lieu entre Carlo et Elisabetta. Carlo déclare de nouveau son amour à cette dernière qui lui rappelle ses devoirs et lui fait remarquer qu'elle est désormais sa mère. Carlo, sensible aux malheurs de la Flandre, occupée par l'Espagne, s'oppose violemment à son père, le menace de son épée mais est désarmé par Rodrigo. Alors que Filippo médite amèrement sur son union avec Elisabetta, le Grand Inquisiteur met en garde Filippo : le Marquis de Posa est un traître et doit être éliminé. Filippo refuse de sacrifier Rodrigo. La jalousie de Filippo est exacerbée par la découverte d'un portrait de Carlo dans la boite à bijoux d'Elisabetta. Carlo est maintenant en prison et Rodrigo lui rend visite pour l'encourager à se rendre en Flandre. Un coup de feu retentit et Rodrigo tombe mortellement blessé. Surprenant Elisabetta et Carlo ensembles, alors que Carlo faisait ses adieux à la reine, le roi est hors de lui. Je veux un double sacrifice s'écrie-il. Au moment ou la sentence de mort doit être exécutée, un moine, en qui certains reconnaissent Charles Quint, apparaît et soustrait Carlo au bras armé de l'Inquisiteur.

Chant du voile Photo Klara Beck

Don Carlo joue un rôle clé dans la carrière musicale de Giuseppe Verdi. C'est en effet une œuvre plus dense et plus riche que la plupart de ses opéras antérieurs, notamment la trilogie La Traviata, Il Trovatore, Rigoletto. Les grands airs et les scènes spectaculaires sont toujours présents mais ils se fondent dans un discours mélodique continu qui fit taxer Verdi de wagnérisme! L'orchestre prend une ampleur exceptionnelle, devient un personnage à part entière et permet à Verdi de transmettre au public ce que les personnages physiques ne peuvent dire par des paroles, c'est-à-dire l'inexprimable (2). Pour ce faire l'orchestration regorge de beautés diverses avec un emploi poétique des instruments à vents, comme dans le délicat duetto Carlo, Elizabetta, perduto ben, mio sol tesoro... du premier acte où trois flûtes dialoguent avec une clarinette dans son registre grave tandis que les violons jouent en harmoniques. L'effet est saisissant! Un autre sommet de cet œuvre est la première scène de l'acte III. Filippo répond au magnifique solo de violoncelle, débordant de lyrisme, par un monologue dans lequel il constate avec amertume que son amour pour Elisabetta n'est pas payé de retour. Ce monologue atteint un climax expressif sur les mots Amor per me non ha ! L'entrevue de Filippo avec le Grand Inquisiteur est aussi un sommet dramatique. La voix caverneuse de l'Inquisiteur est accompagnée par les cuivres, les cordes graves, ainsi que la grosse caisse. D'aucuns ont cité avec raison la scène de Don Giovanni et du Commandeur. Sur les paroles menaçantes de l'Inquisiteur, O Re...doman saresti presso al Gran Inquisitor al tribunal supreme..., on entend un extraordinaire passage des bois d'une étrange beauté où se révèle un Verdi visionnaire. Enfin le monologue d'Elisabetta au début de l'acte IV, Tu che le vanità conoscesti del mundo...est un grand moment d'émotion. Le chant verdien, dépouillé des scories de la virtuosité et des effets à la mode, y atteint une intensité et une pureté admirables. Ce aspect est important car il permet de distinguer Don Carlo des opéras précédents comme Traviata ou Rigoletto dans lesquels triomphait encore le bel canto.

Filippo II photo Klara Beck

Avec, dans les yeux et les oreilles, la version superlative de l'opéra de Vienne mise en scène par Daniele Abbado, donnée en streaming une quinzaine de jours avant, j'avais un peu d'appréhension par crainte d'être déçu, mais dès les premiers instants l'impressionnante mise en scène de Robert Carsen a dissipé tous mes doutes. L'Escurial, palais de Philippe II est un gigantesque tombeau. La mort est partout et hante chaque personnage. Le noir domine sur la scène qui, au début de l'oeuvre, représente une profonde salle noire, les éclairages font ensuite apparaître des arcades et une tribune dont les ouvertures révèlent des personnages furtifs, témoins des scènes qui se déroulent et peut-être espions de l'empereur. Ce décor ingénieux, imaginé par Radu Boruzescu, représente successivement les salles du palais, le bureau de l'empereur, l'intérieur de la chapelle, la prison ou une nécropole où s'alignent à perte de vue des cercueils, seuls les éclairages millimétrés de Robert Carsen et Renaud van Praët qui produisent des ombres portées, précisent la destination du lieu. Les costumes de Petra Reinhardt confirment l'atmosphère de deuil. Les personnages de la cour sont tous vêtus de noir, les hommes portent des soutanes et les dames de la cour sont couvertes de noir de la tête aux pieds. Les lys d'une blancheur éclatante qu'elles tiennent en main, en référence au mariage royal qui vient de se célébrer, dans la scène II du premier acte, contrastent vivement avec le noir ambiant..Ce parti-pris de noirceur se justifie évidemment par l'atmosphère d'intolérance religieuse qui régnait à la cour d'Espagne, par la toute puissante inquisition qui était le vrai maître des lieux du fait de la faiblesse du pouvoir royal.
Les conflits père et fils ainsi que l'amitié indéfectible de Carlo et Posa renvoient aux mythes antiques ou à l'Ancien Testament. Le dramaturge Ian Burton cite même la relation entre David et Jonathas et le conflit qui oppose David à son père Saül, conflit de même nature que la rivalité de Carlo et de Fillippo. Il est toutefois peu probable que Verdi ait connu le chef-d'oeuvre de M.-A. Charpentier. La mise en scène prend quelques libertés avec la dramaturgie de la version de Milan. Il est vrai que cette dernière est plutôt floue dans la dernière scène puisque, d'après la didascalie du libretto, Charles Quint, sortant du tombeau, emmène avec lui Carlo dans un monde meilleur. En fait, la mise en scène de Robert Carsen prend à la lettre les paroles de Philippe II, Io voglio un doppio sacrifizio...Deux détonations, Carlo puis Filippo s'effondrent, et Charles Quint, ressuscité, pose la couronne sur sa tête...(2).

Elisabetta photo Klara Beck

La princesse Eboli a un rôle au moins aussi important qu'Elisabetta, elle fut incarnée par Elena Zhidkova avec beaucoup d'intelligence, mettant bien en évidence la duplicité mais aussi la fragilité du personnage. La chanteuse russe est une vraie mezzo et son timbre se distingue franchement de celui de l'impératrice comme le montre parfaitement sa remarquable participation au magnifique quartetto (Elizabetta, Eboli, Filippo, Rodrigo) de l'acte IV, Sire, soggetta è a voi la metà della terra...Toutefois c'est dans le pittoresque chant du voile aux résonances espagnoles, Nel giardino del bel saracin ostello..., qu'elle donna le meilleur d'elle même avec sa voix bien projetée aux beaux aigus, précis et séduisants. En fin de parcours elle me sembla un peu fatiguée dans son air d'une difficulté diabolique, Ah piu non vedro la regina... et sa voix n'arrivait plus à émerger de la masse orchestrale. Pas de problèmes de ce genre pour Elza van den Heever qui s'avéra, à mon humble avis, plus performante à la fin qu'au début de l'opéra et dont le timbre de voix n'avait aucun mal à dominer l'orchestre. On l'attendait dans la célèbre première scène de l'acte IV, Tu che la vanità conoscesti del mundo, où Elizabetta s'agenouille sur le tombeau de Charles V et on ne fut pas déçu car cette scène fut un des sommets de l'opéra et Elza van den Heever communiqua une émotion intense au public. En ce qui concerne les rôles masculins, on trouve dans Don Carlo des caractères bien différenciés et des typologies vocales variées. A mon avis, le triomphateur de la soirée fut Stephen Milling dans le rôle de Philippe II. Quelle voix ! Basse profonde, puissante dans tous les registres de sa tessiture. L'air fameux du début de l'acte III, Ella giammai m'amo (elle ne m'aima jamais...), chef d'oeuvre à la fois vocal et instrumental où la voix humaine fait écho à un superbe violoncelle, fut peut-être le sommet de la soirée. Autre belle basse profonde, celle du grand inquisiteur, Ante Jerkunika dont les interventions furent mémorables. Tassis Christoyannis (Rodrigo, Marquis de Posa) fut également très bon dans ce rôle capital. Sa mort à l'acte IV fut un grand moment d'émotion. Elle fut précédée par cet air magnifique, Per me giunto è il di supremo,... qui exprima parfaitement la noblesse du personnage. Personnage ingrat que celui de Carlo, un looser qui s'accroche désespérément à sa passion pour Elisabetta. C'est une entreprise sans espoir et il ne le comprend que quand il est trop tard. Andrea Carè qu'on avait déjà apprécié à l'ONR dans le rôle de Cavaradossi, donna une image plus digne et plus consistante du personnage de Carlo. Dans un registre souvent tendu, sa voix surmonta les difficultés du rôle avec aisance et forma à deux reprises un duo très harmonieux et équilibré avec Elisabetta, notamment, Io vengo a domandar grazia alla mia regina.... Patrick Bolleire fut un moine à la belle voix de basse. Rocio Perez incarna avec talent le page Tebaldo, on note sa gracieuse participation, en duo avec Eboli, à la scène du voile. Une forte délégation de l'opéra studio (Camille Tresmontant, Francesca Sorteni, Diego Godoy, Dominique Burns, Emmanuel Franco, Jaroslav Kitala, Jaesun Ko, Laurent Koehler, Nathanaël Tavernier), apporta de la jeunesse et de l'enthousiasme.
Magnifique ensemble choral (direction Sandrine Abello) qui a montré l'étendue de ses moyens et qui à la fin de l'acte III atteint allègrement le si bémol 4.
L'assistance fit un accueil chaleureux aux chanteurs. Triomphèrent à l'applaudimètre Stephen Milling et Elza van den Heever.
Daniele Callegari était dans son élément. Sa direction était nette et précise et son geste très expressif. Il conduisit avec force mais aussi subtilité un orchestre philharmonique des grands jours.
Très beau solo de violoncelle au début de l'acte III et de hautbois avant la première scène de l'acte IV.

  1. Marc Clémeur, Une source inconnue pour le livret du Don Carlos de Verdi, Programme pour Don Carlo, Opéra National du Rhin, juin 2016.
  2. Daniele Callegari, Chercher le brun, ibid.
  3. Cette dernière scène est très fugace, les librettistes souhaitaient sans doute que le spectateur puisse imaginer plusieurs issues possibles. Mon imagination m'a sans doute joué un tour car dans le texte ci-dessus, écrit le lendemain du spectacle, j'ai interprété cette scène de façon sans doute erronée. Voici la fin telle que l'a imaginée Robert Carsen : après le double meurtre de Carlo et Filippo, ce n'est pas Charles V mais le marquis de Posa qu'on voit se lever et poser la couronne sur sa tête. Posa, le soi-disant indéfectible ami de Carlo et aussi de Filippo, a donc manigancé sa propre mort afin de mieux se débarrasser de ses deux rivaux Carlo et Filippo. Il est donc un traître, assoiffé de pouvoir qui a mené constamment un double jeu. Cette fin très peu vraisemblable, est cependant compatible avec le livret et a le mérite d'éviter la résurrection de Charles V.
  4. On lira avec intérêt un intéressant dossier sur Don Carlo : https://fr.wikipedia.org/wiki/Don_Carlos_(opéra)