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jeudi 26 mars 2020

Beethoven Les quatuors à cordes Rasoumovsky

Buste en bronze de Beethoven par Antoine Bourdelle

Entre les quatuors de l'opus 18, oeuvres de jeunesse et les derniers quatuors, sommet de l'oeuvre entière de Ludwig van Beethoven (1770-1827), les septièmes, huitièmes et neuvièmes quatuors à cordes opus 59, dédiés au Comte Andreï Rasoumovsky (1752-1836), furent composés pendant l'année 1806. D'une architecture puissante, ils offrent à la musique un cadre permettant d'exprimer les sentiments les plus profonds et les situations les plus dramatiques.

Pour ouvrir la série des trois quatuors Rasoumovsky, Beethoven veut frapper un grand coup. Sans aucun doute le quatuor n°1 en fa majeur est celui de tous les superlatifs, il est le plus vaste des trois, le plus innovant, le plus audacieux. Un abime le sépare de l'opus 18 (1798-1800) qui, malgré quelques passages visionnaires, est encore une œuvre dont les racines se trouvent au 18ème siècle, comme le montre, de façon limpide, le très beau cinquième quatuor en la majeur opus 18 qui reprend exactement le plan, la coupe et en partie les harmonies du 18ème quatuor K 464 de Wolfgang Mozart (1756-1791). 
Ce premier quatuor en fa de la série des quatuors Rasoumovsky a en effet les dimensions des grandes œuvres composées à partir de 1803-4 : la symphonie n° 3 en mi bémol majeur, opus 55 Héroïque, la sonate en la majeur pour violon et piano dite à Kreutzer, opus 47, la symphonie n° 4 en si bémol majeur, les deux sonates pour piano en do majeur, opus 53 Waldstein, en fa mineur, opus 57 Appassionata et enfin la sonate pour violoncelle et piano en la majeur opus 69 de 1807 (1,3,4). Comme nous le verrons, cette oeuvre ouvre une ère nouvelle dans l'histoire du quatuor à cordes et de la musique tout court et représente à la perfection ce qu'il est convenu d'appeler la deuxième manière de Beethoven (5).

Andreï Rasoumovsky peint par J.B. Lampi


Quatuor n° 7 en fa majeur
Le premier mouvement Allegro débute par une phrase musicale admirable d'une ampleur inégalée même chez Beethoven qui se déroule sans pause sur vingt mesures à 4/4. Ce début et le mouvement tout entier me rappellent le premier mouvement du quintette en do majeur K 515 de Mozart, une structure sonate tout à fait exceptionnelle (2). Le salzbourgeois, pour une seule et unique fois dans sa vie, va élargir le cadre en concevant un mouvement, d'une dimension à peu près identique à celle de l'allegro de Beethoven (près de 400 mesures) et d'une signification musicale comparable. Après ce début extraverti et lyrique, le second thème contraste par sa douceur. Il n'arrive pas à s'imposer car le premier thème reprend bien vite ses droits. Le développement (Durchführung) très long (140 mesures) est basé essentiellement sur les quatre premières mesures du thème principal. Les croches de la troisième mesure font ensuite l'objet d'un travail modulant du premier violon quasiment soliste qui aboutit à une fugue sur un thème nouveau sempre pianissimo. La rentrée qui reproduit en gros les différentes étapes de l'exposition, aboutit à une vaste coda présentant des analogies avec celle du premier mouvement de la symphonie Héroïque. Le thème principal est maintenant triomphal, le premier violon escalade les hauteurs tandis que le violoncelle descend dans les profondeurs ouvrant ainsi à l'extrême le spectre sonore. Comme il n'y a pas de barres de reprises, ce mouvement donne une impression de flux musical continu d'une grande modernité.

Le deuxième mouvement, Allegretto vivace e sempre scherzando 3/8 en si bémol majeur est encore plus novateur. Il s'agit d'un scherzo dépourvu des barres de reprises et du trio habituels et présentant de nombreux aspects d'une structure sonate. Ce scherzo est basé sur un simple rythme exposé par le violoncelle en croches et double croches tandis que les autres instruments répondent par des pépiements ou chuchotements pianissimo. Ce rythme va ensuite circuler dans tous le mouvement comme le sang dans les veines et va donner lieu à des combinaisons d'une géniale fantaisie. Dans ce passage, l'art de la conversation est poussé à un comble de raffinement (6). Le deuxième thème à la dominante mineure (fa mineur) contraste par son lyrisme avec le caractère humoristique du premier. Il est impossible d'analyser ce mouvement de 470 mesures tant il est riche d'innovations harmoniques, rythmiques, et de contrastes dynamiques. A chaque page les modulations les plus osées attirent l'attention et une invention inépuisable défie l'imagination. Ce scherzo entièrement durchcomponiert me semble unique chez Beethoven, y compris dans ses œuvres de la dernière période.

Place au chant dans l'Adagio molto e mesto 2/4 en fa mineur qui nous transporte dans le monde de l'émotion et du sentiment. Le thème initial donne une impressions de profonde tristesse conformément à l'indication mesto (triste), il conduit à un deuxième thème en do mineur qui joue aussi un rôle important dans un registre moins accablé que le premier. On arrive à une sorte de développement basé sur le thème initial aux harmonies profondément émouvantes. Au milieu de ce développement jaillit un nouveau thème en ré bémol majeur indiqué molto cantabile qui provoque une indicible sensation de consolation et le mouvement s'achève par une longue cadence ou récitatif du premier violon solo qui aboutit à la dominante de fa majeur et sans transition au dernier mouvement. Du fait de la beauté des thèmes et de leur expressivité, l'art lyrique n'est pas loin dans ce mouvement mais il n'y a aucun relâchement dans la facture et le tissu musical reste aussi dense que dans les mouvements précédents. Le son que l'auditeur perçoit n'est pas celui d'un violon solo accompagné par les autres musiciens mais celui d'un ensemble de quatre instrumentistes qui affirment en même temps leur personnalité dans la fusion des timbres, si cet oxymore est possible. La variété et la richesse des accompagnements est extrême avec des motifs opérant dans des registres inhabituels : violoncelle dans le suraigu, l'alto à la basse par exemple.

C'est le violoncelle qui ouvre l'allegro final 2/4 par une joyeuse mélodie que Beethoven a qualifiée de thème russe en hommage au dédicataire de l'oeuvre, le Comte Rasoumovsky. De structure sonate classique, ce finale est remarquable par ses audaces rythmiques ébouriffantes. Ala fin de l'exposition, le thème initial donne lieu à une suite en rythmes pointés aux basses (violoncelle et alto) à laquelle se superpose un contrechant syncopé des  deux violons d'une complexité rythmique incroyable. Les rythmes pointés et le contrechant s'échangent entre les deux groupes d'instruments qui rivalisent d'énergie. Ce procédé joue un grand rôle lors du développement et aboutit à un climax de puissance et de dynamisme. La coda aboutit à un passage Adagio ma non troppo où le thème russe est repris dans l'extrême aigu du premier violon avec un caractère presque religieux. Un bref presto met un terme à ce mouvement d'une invention rythmique ininterrompue qui est proche de certains finales des derniers quatuors de Joseph Haydn (1732-1809), notamment ceux de l'opus 76 n° 5 en ré majeur et surtout de l'opus 77 n° 1 en sol majeur, basé lui sur un thème croate et de l'opus 77 n° 2 en fa majeur.

Joseph Haydn en 1770 par L. Guttenbrunn

La mélodie, le chant foisonnent dans ce quatuor tout particulièrement mais également dans les deux suivants. Les thèmes sont d'une beauté exceptionnelle mais Beethoven ne les gaspille pas, il en utilise toutes les facettes et toutes les possibilités dans des développements très élaborés. En cela il est l'héritier de Joseph Haydn (7). 

Les quatuors n° 2 en mi mineur et n° 3 en do majeur feront l'objet d'un autre article.

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