En
cette fin du 18ème siècle, une pléiade de compositeurs plus
talentueux les uns que les autres (Antonio Salieri, Vicent Martin i
Soler, Domenico Cimarosa, Giovanni Paisiello, Giuseppe Sarti, Tommaso
Traetta, Pasquale Anfossi....) règnent sur le monde musical de
l'époque. Giovanni Paisiello (1740-1816) était considéré par Napoléon Bonaparte comme le plus grand
compositeur d'opéras vivant. Avant de composer La Molinara
(1788), Paisiello avait écrit déjà plusieurs opéras magnifiques.
Les plus remarquables d'entre eux sont Socrate immaginario
(1775), Gli astrologi immaginari (1779), Le Barbier de
Séville (1782), Il Re Teodoro in Venezia (1784), La
Molinara (1788). Nina, o sia La pazza per amore (Nina, ou
La folle par amour), créée en 1789, suivra de peu La Molinara.
La
Molinara o l'Amor contrastato (La meunière ou l'amour
contrarié), est le soixante huitième opéra de Giovanni
Paisiello. Ce dramma giocoso fut crée à Naples en 1788
au Teatro dei Fiorentini et obtint un franc succès. Il fit ensuite
le tour de l'Europe. C'est l'un des derniers opéras italiens montés
et dirigés par Joseph Haydn dans le château d'Eszterhaza en 1790,
quelques semaines avant la mort du maître des lieux, le prince
Nicolas le magnifique. Ainsi les habitants de ce château, perdu dans
ses marais de Hongrie, eurent le privilège de voir ce spectacle avant
les Viennois. La première représentation de cet opéra au
Burgtheater eut lieu en 1795 et Beethoven faisait partie des
spectateurs (1).
Le
spirituel livret de Giuseppe Palomba met en scène les
principaux acteurs du corps social de l'ancien régime: le tiers-état
en la personne de Rachelina (la meunière), la bourgeoisie (le
notaire Pistofolo et le gouverneur Rospolone) et la noblesse (le
baron Don Calloandro). La belle meunière est courtisée par le
notaire, le gouverneur et le baron. Au terme d'amusantes péripéties,
elle met à l'épreuve les prétendants en testant leur aptitude à
moudre le grain. Le noble ne veut pas se salir les mains ; pris
entre la farine et l'encre, le notaire admet que la belle vaut bien
un petit sacrifice. C'est finalement le notaire qui l'emportera et
épousera Rachelina.
En
filigrane le livret se livre à une satire mordante de chaque
catégorie sociale en dénonçant la fatuité et l'inculture
avoisinant l'analphabétisme du noble, la morale sélective du
notaire qui s'exprime en latin pour masquer son ignorance des lois
(2) et les abus de pouvoir du gouverneur. La Rachelina n'a pour armes
que sa beauté et un solide sens pratique; elle est la soeur de
Serpina, la Serva Padrona (Servante maitresse) de
Pergolèse, comédie reprise en 1782 par Paisiello lui-même.
Toujours fraiche et naturelle , elle suscite innocemment les assauts
galants de ses prétendants et en même temps leur réplique :
Signor, conviene qu'io parto (Il vaudrait mieux que je parte,
Monsieur...), comme le fera plus tard la malicieuse Norina dans Don
Pasquale de Donizetti (3). Ce petit jeu s'avère dangereux et le
pouvoir administratif, féodal et judiciaire de l'époque est bien
prompt à remettre dans le droit chemin la popolana (femme du
peuple) qu'elle est. Contrairement à de nombreux opéras bouffes de
l'époque (Lo Speziale de Haydn, Il Matrimonio segreto de
Cimarosa....), ce n'est pas le jeune premier désargenté qui
triomphe, le gagnant n'est pas meilleur que les autres, il est même
pire, mais c'est un homme d'expérience qui connait la vie.
La
musique est ravissante. Loin des profondeurs mozartiennes et
haydniennes, le talent mélodique de Paisiello fait merveille. Le
terme de dramma giocoso ne doit pas induire en erreur, ici
c'est la comédie la plus débridée qui domine. Si quelques nuages
apparaissent à l'acte II, ils seront vite dissipés dans la bonne
humeur. Cette œuvre présente avec Il Barbiere di Seviglia
les mêmes qualités : extrême concision (aucun air ne dépasse
les trois minutes), concentration, charme. On sait que Le Barbier de
Séville fut une des rares opéras dont Haydn ne changea pas une note
et on peut imaginer qu'il en fut de même pour La Molinara.
L'examen du matériel d'exécution dans les archives d'Eszterhàza
devrait en décider.
Le premier acte est un chef-d'oeuvre de dynamisme et de concentration.
On
notera l'air délicieux de la Rachelina La
Rachelina molinarina...,
une présentation subtile du caractère du personnage. Le baron s'est penché sur elle et elle en est toute retournée au point de perdre sa voix.
Le
duetto de Rachelina et du notaire, Per
marito vossignoria...
est une page ravissante.
Le
quatuor vocal Dite
in grazie...
est une merveille d'écriture contrapuntique, les quatre parties
vocales dessinent des imitations sur les paroles Ansioso
e curioso...,
tandis que le hautbois, le basson et les cordes jouent un motif tout
différent en canons à trois voix. J'imagine que ce passage dut
plaire à Haydn qui d'ordinaire ne se privait pas de fustiger la
vacuité des opéras de ses contemporains italiens (4).
Dans
les deuxième acte d'une écriture moins raffinée, à mon humble avis
mais tout aussi efficace, on remarque :
Le
magnifique air du notaire, Piano, un po' che fate…. C'est une aria typiquement bouffe dont le comique résulte du débit
vertigineux de Pistofolo qui veut impressionner la belle meunière,
procédé qui déclenche irrésistiblement le rire.
L'acte
II se termine par l'ensemble le plus important de l'opéra.
Rachelina, menacée d'être expulsée du fief administré par
Rospolone, clame son désespoir Signora,
a queste lacrime... dans une scène qui ressemble beaucoup à celle du Matrimonio
segreto
(1792) de Cimarosa quand Carolina est condamnée par son entourage à
être exilée au couvent. Ce finale d'acte commence et se termine de façon endiablée avec un magnifique contrechant des violons qui imprime sa marque à cet ensemble.
Dans
le remarquable troisième acte, on admire le célèbre duo Rachelina
Caloandro Nel
cor più non mi sento...,
d'une beauté mélodique sans pareille, un vrai tube
à l'époque de sa composition et encore de nos jours, repris par
Beethoven dans ses variations pour pianoforte (WoO 70, 1796).
Le
charmant quintette en forme de vaudeville Quant'e
bello l'amor contadino...,
scène rustique et nostalgique où les cinq protagonistes dansent au
son du tambourin , est aussi une trouvaille délicieuse du
compositeur napolitain.
Le
récitatif accompagné et l'air de Caloandro Dunque
la Rachelina...,
est une brillante satire de l'opera seria. Dans le récitatif émouvant qui précède l'air, le baron, désespéré
d'avoir perdu Rachelina, s'identifie au Roland furieux de l'Arioste
et veut en découdre avec son rival Medoro (passage qui dut amuser
Joseph Haydn, auteur d'un vaste dramma
eroicomico
sur le même sujet, Orlando
paladino,
1782). A dix ans d'intervalle, Valentino Fioravanti composera une
scène d'esprit analogue dans sa remarquable comédie de l'année
1796, Le
Cantatrici villane.
L'oeuvre
entière témoigne d'une sensibilité nouvelle par son langage simple
et naturel influencé par le chant populaire napolitain et la
commedia
del arte,
par l'absence complète de virtuosité vocale. Quelques mois plus
tard Paisiello partira à la conquête d'un monde nouveau avec la
création de "Nina
o la Pazza per amore"
(Nina ou la folle par amour), une oeuvre très inventive,
représentative du style larmoyant de l'époque mais qui, par
certains aspects, annonce de loin l'opéra vériste.
L'unique
CD disponible à ma connaissance est un enregistrement live d'une
représentation de 1959. Les plus grands chanteurs de l'époque
furent mis à contribution : Graziella Sciutti, soprano dans le
rôle titre, Sesto Bruscantini, basso buffo (le notaire), Franco
Calabrese, basse (Rospolone), Alvinio Misciano, ténor (Caloandro),
Agostino Lazzari, ténor (Luigino), Giuliana Raimondi, soprano
(Eugenia) etc...C'est Franco Caracciolo qui dirige l'orchestre de
chambre Alessandro Scarlatti de Naples (3). Cet enregistrement a la
patine des choses anciennes et est très estimable malgré de
nombreuses coupures.
On
pourrait rêver qu'un artiste tel que Christophe Rousset reprenne
l'affaire avec ses Talens Lyriques et nous donne une version
historiquement informée de ce chef-d'oeuvre avec les excellents
chanteurs de sa troupe. René Jacobs qui vient de réaliser une
version magnifique du Barbier de Séville de Paisiello, aurait
également les moyens artistiques, vocaux et instrumentaux pour
donner de La Molinara une exécution aussi authentique qu'il est
possible.
On attend également Antonio Florio à la tête de la Capella della Pietà de'
Turchini de Naples dans une telle oeuvre, lui seul serait
capable de restituer l'opéra de Paisiello dans sa fraicheur
originelle grâce à l'emploi du dialecte napolitain pour les
caractères comme Rachelina et le notaire Pistofolo et d'une instrumentation incorporant les instruments traditionnels napolitains : chitarrino, colascione, zampognetta, tamburino.
(1) Entre
1775 et 1790, Joseph Haydn monta et dirigea une centaine d'opéras italiens
différents au château d'Eszterhàza, à raison d'une représentation
pratiquement tous les soirs. Il révisa les partitions,
raccourcit les airs qu'il jugeait trop longs, élimina les parties
qui ne lui plaisaient pas et inséra à leur place des airs qu'il
composa exprès pour l'occasion que l'on peut aujourd'hui écouter et
admirer (5).
(2) A
la fin du 18ème siècle , le nombre d'avocats et de notaires à
Naples était très élevé, environ un homme de loi pour 150
habitants.
(3) Piero
Mioli, La Molinara o l'Amor contrastato, Incisione Cetra, 1994
(4) Marc
Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, p. 207-340.
Il existe en fait un deuxième enregistrement datant de 1996 de La Molinara avec la distribution suivante:
RépondreSupprimerRachelina: Adelina Scarabelli, soprano;
Eugenia: Carmela Remigio, soprano;
Calloandro: William Matteuzzi, tenor;
Luigino: Bruno Lazzaretti, tenor
Amaranta: Gloria Banditelli, soprano;
Notar Pistofolo: Bruno Praticò, basse;
Rospolone: Stefano Rinaldi Miliani, basse;
I medico: Gastone Sarti, tenor;
II medico: Alessandro Paliaga, basse;
Orchestre del teatro comunale di Bologna
dir. Ivor Bolton (enregistrement live, 1996, label DOM)
Cet enregistrement est encore disponible et est de bonne qualité. Les chanteurs sont excellents notamment Bruno Pratico dans le rôle du notaire et William Matteuzzi dans celui du Baron Caloandro.