Ariane et Salomé
Il est tentant de faire le
rapprochement entre la Salomé d'Oscar Wilde et Ariane et Barbe Bleue
de Maurice Maeterlinck. Bien que dans Salomé, le message du prophète
Jochanaan s'adresse aux habitants des terres bibliques, et
que celui d'Ariane se situerait dans l'univers germano-celtique cher
à l'auteur de Pelleas et Melisande, il y a certaines confluences
dans les deux livrets. Tandis que Jochanaan inspire à Salomé une
passion qui lui coûtera la vie, Ariane suscitera le seul véritable
amour de Barbe Bleue. Des ressemblances plus concrètes existent
entre les deux livrets : les pluies de pierres précieuses de
toutes sortes qui suivent l'ouverture des six portes du château au
premier acte d'Ariane et Barbe-Bleue évoquent les fleuves de
pierreries qu'Hérode Antipas fait miroiter devant Salomé pour la
détourner de son projet meurtrier. On notera aussi que la cave dans
laquelle est emprisonné Jochanaan renvoie au sous-sol où sont
terrées les épouses de Barbe-Bleue. C'est dans la lueur blafarde de
la lune que s'achève la tragédie de Salomé tandis que les cinq épouses de Barbe-Bleue retournent à leur chère obscurité, fuient
la lumière de l'aube et celle de la Raison et préfèrent
l'esclavage à la liberté..
Une musique somptueuse
Le livret, au départ une pièce de théâtre écrite en 1899, était destiné d'abord à Edvard Grieg, mais fut
finalement confié à Paul Dukas en 1905. Ce dernier acheva l'opéra
en 1907 qui fut représenté la même année à l'Opéra Comique avec
un succès mitigé (1). Ariane et Barbe-Bleue est pourtant un
chef-d'oeuvre vocal et instrumental. Au plan vocal, le compositeur
explore rarement des registres extrêmes de la tessiture des
chanteuses, le tout se situant souvent dans un confortable médium. Toutefois à l'acte II, les trois ou quatre longs monologues d'Ariane
se déroulent dans un registre très tendu (on atteint fréquemment
le la au dessus de la portée, note très haute pour une soprano
dramatique). L'habilité de l'écriture vocale permet à l'orchestre
de s'exprimer avec puissance, soit en alternance avec les chanteurs, soit associé à ces derniers sans jamais les couvrir. L'écriture orchestrale de Dukas
est fine, elle met en valeur les timbres d'instruments solistes et
évite les doublures. On a beaucoup cité les influences d'Emmanuel
Chabrier, Claude Debussy, Richard Strauss, Vincent d'Indy, Richard
Wagner...C'est à ce dernier surtout à qui je pense quand j'entends
cet opéra. La lente montée vers la lumière du second acte me
paraît très wagnérienne. Cet admirable deuxième acte, sommet de
la partition, est selon Olivier Messiaen le magnifique combat de
la lumière et de l'ombre qui se livre chaque matin à l'aube.
Quand, au troisième acte, les cinq épouses se prosternent devant
leur maître déchu et entreprennent de défaire ses liens, on pense
irrésistiblement à la Mort d'Isolde sans que l'on puisse à aucun
moment parler de plagiat tant le contexte scénique est différent.
Les références à
Debussy sont tout aussi évidentes. Au cours du prélude de l'acte
II, remarquable par son audace harmonique, on entend aux bois des
gammes par tons entiers répétées avec insistance qui évoquent
l'auteur de La Mer. Quand Mélisande, une des épouses de
Barbe-Bleue, se nomme, un des thèmes majeurs de Pelléas retentit
par deux fois. Il s'agit d'un clin d'oeil appuyé car signalé sous
forme de note en bas de page de la première édition Durand de
l'opéra (2) .
La pyrotechnie
sonore et visuelle à laquelle se livre Paul Dukas à certains
passages de la partition (l'ouverture des portes et les pluies de
gemmes de l'acte I) montrent que Dukas admirait Richard Strauss dont
il avait certainement écouté les poèmes symphoniques composés une
dizaine d'années auparavant et son opéra Salomé achevé en 1905.
Ces recherches sur le son et plus précisément la couleur du son
rapprochent la musique de Dukas, par ailleurs classique par certains
côtés, de préoccupations des compositeurs de la fin du 20ème
siècle (3).
La production de
l'Opéra National du Rhin en 2015.
La Mise en scène d'Olivier Py et la
scénographie de Pierre-André Weitz enrichissent la substance du livret déjà regorgeant de symboles.
Grand admirateur de Maeterlinck, Olivier Py y voit un texte très
subversif et très actuel qui nous parle de l'échec des révolutions,
qui se demande comment les peuples refusent la Liberté qu'on leur
tend, comment ils continuent à aimer leur bourreau, qui
décrit le
conditionnement exercé par le bourreau sur sa victime, par le
dictateur sur son peuple. Ariane représente la lumière, la vérité
et la liberté...Mais d'abord il faut désobéir,
c'est la réponse d'Ariane aux atermoiements de Sélysette :...car
tout est bien fermé et puis c'est défendu.
La scène est
divisée en deux niveaux dans lesquels évoluent indépendamment les
personnages. Le niveau du bas (les souterrains sinistres du château,
encombrés de gravats), est celui dans lequel Ariane, la Nourrice et
les cinq épouses progressent dans leur quête. En haut, à travers
un écran, on observe les ébats de Barbe-Bleue, la capture de ses
victimes, des traitements sado-masochistes qu'il leur fait subir. La
nudité intégrale règne mis à part les masques, celui du
Minotaure, renvoyant au mythe antique, pour Barbe-Bleue, des masques
d'animaux (chien, chacal) évoquant peut-être des dieux égyptiens
pour ses serviteurs. Il y a aussi un faucon (Horus?) avec lequel le Minotaure
semble entamer un mystérieux dialogue. Au troisième acte apparaît
une danseuse dont le port, la coiffure et les parures m'évoquent
irrésistiblement la Salomé tatouée de Gustave Moreau, peinte en
1871. Ce clin d'oeil au symbolisme en peinture est un hommage au
symbolisme littéraire qui est la marque de Maeterlinck. Ainsi la
double lecture visuelle de ce qui se passe sur scène renvoie à la
complexité de la partition. C'est tout simplement génial !
La chorégraphie
m'a paru particulièrement inspirée. Celle que l'on voit au tout
début de l'opéra quand retentit le prélude orchestral, décrivant
la capture de deux esclaves par deux chasseurs masqués dans une
forêt, est particulièrement saisissante.
Plus encore que
celui de Salomé dans l'opéra éponyme, le rôle d'Ariane est
écrasant, présente du début à la fin de l'opéra, elle se
manifeste de la façon la plus intense durant tout l'acte II. C'est
Lori Phillips, soprano dramatique, qui eut la tâche redoutable de
remplacer au pied levé le 6 mai la titulaire du rôle Jeannne-Michèle
Charbonnet. A ce propos je me demande comment ces artistes arrivent à
mémoriser une partition si complexe au point de la jouer au débotté
sans même une répétition générale. Le timbre de la voix était
beau surtout dans le medium et le grave, la voix peu vibrée abordait
avec aisance le registre aigu et avec prudence le suraigu, la diction
était excellente. Bref j'ai assisté à la belle prestation d'une
Ariane maternelle et miséricordieuse, peut-être pas aussi lumineuse
qu'on aurait pu souhaiter. La critique a salué les excellences
performances des autres rôles notamment celui de la Nourrice
magnifiquement chantée par Silvie Brunet-Grupposo (mezzo soprano) et celui important
de Sélysette, interprété avec sensibilité et une belle voix pure
par Alice Martin (mezzo soprano). Il faut féliciter les chanteurs et chanteuses de
l'Opéra Studio dans leur ensemble tous excellents et notamment Lamia
Beuque (soprano) qui, dans le petit rôle de Bellengère, a pu faire valoir son timbre de voix.
De gauche à droite: Ariane, Ygraine, Mélisande, Alladine, Barbe-Bleue, Bellangère, Sélysette. Photo Alain Kaiser |
Daniele Callegari,
l'orchestre de Mulhouse et les choeurs de l'Opéra du Rhin se sont montrés à la
hauteur de cette superbe partition. Le prélude qui donne le ton de
toute l'oeuvre était rendu avec toute sa force contenue
de même que la scène finale émouvante par sa sobriété. Les
flûtes, clarinettes et bassons étaient remarquables. J'ai apprécié
les interventions discrètes mais importantes de la clarinette basse.
Les deux harpes avaient fort à faire et ont paré le discours musical de
belles couleurs.
Une partie de ce texte a été publiée dans ODB-opéra:
http://odb-opera.com/viewtopic.php?f=6&t=15820
Une partie de ce texte a été publiée dans ODB-opéra:
http://odb-opera.com/viewtopic.php?f=6&t=15820
- Entretien avec Olivier Py et Pierre-André Weitz, 25 avril 2015, Librairie Kleber, Strasbourg.
Ariane et Barbe-bleue, production de l'Opéra National du Rhin, peut être visionnée dans d'excellentes conditions grâce au lien suivant:
RépondreSupprimerhttp://culturebox.francetvinfo.fr/festivals/operas-de-france/ariane-et-barbe-bleue-de-dukas-par-olivier-py-a-strasbourg-218065
J'ai visionné Ariane et Barbe-Bleue sur Culturebox en streaming. Les nombreux gros plans complètent la vision d'ensemble de l'oeuvre à l'opéra. Coup de chapeau à Lori Phillips qui donne une saisissante interprétation du rôle d'Ariane.
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