Le
manque d'imagination des maisons d'opéra est navrant. On ne
compte plus les versions nouvelles de Don Giovanni, des Nozze de
Figaro, de Cosi fan Tutte et de La Clemenza di Tito. Au vu de la discographie pléthorique
de ces opéras, il est clair que la plupart des nouvelles productions
sont vouées à l'oubli au bout d'une demi-douzaine de
représentations et cela quelle que soit la valeur de leurs interprètes. Pourtant il existe un vivier quasiment inépuisable
de chefs-d'oeuvre totalement inconnus, rien que pour la seconde moitié du 18ème siècle,
qui mériteraient d'être représentés et qui pourraient obtenir un
succès durable auprès d'un public dont on cultive au contraire la
paresse intellectuelle en lui donnant ce qu'il connait déjà. Axur,
Re d'Ormus
fait partie de ces merveilles dont un petit nombre d'amateurs se délectent car un seul
enregistrement, présentant malheureusement de nombreux défauts,
existe dans le monde.
Portrait d'Antonio Salieri par Joseph Willibrod Mähler |
Axur,
re d'Ormus,
drame tragi-comique d'Antonio Salieri fut représenté pour la
première fois à Vienne le 8 janvier 1789 en présence de l'empereur
Joseph II. Il s'agit d'une adaptation italienne de la tragédie
lyrique Tarare
du même Antonio
Salieri.
Le livret italien fut écrit par Lorenzo da Ponte à partir du livret
de Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais. Cette nouvelle mouture est
en fait une adaptation très libre. La plupart des éléments
révolutionnaires et les attaques contre le clergé et la couronne
ont été gommés par crainte de la censure impériale. Le succès
d'Axur
re d'Ormus
fut considérable (29 représentations pour l'année 1789) et dépassa
de loin celui du Don
Juan
de Mozart (1787). Axur fait partie des ouvrages probablement dirigés
par Joseph Haydn au chateau d'Eszterhaza en 1790.
Le
tyran Axur, jaloux de son meilleur soldat Atar, fait enlever Aspasia,
l'épouse de ce dernier. Sous divers déguisements et avec l'aide de
l'esclave Biscroma, Atar réussit à libérer Aspasia. Condamné à
mort par Axur et enchainé, Atar sollicite et obtient l'aide du
peuple. Fou de dépit, Axur se donne la mort et Atar est couronné
roi tout en gardant ses chaines comme gage donné à
son peuple au cas où il ne gouvernerait pas avec justice. (1)
Contrairement
au schéma Metastasien habituel dont le but principal est la
glorification du monarque, c'est donc l'histoire d'une révolution
qui est décrite ici. Dans la mouture de Lorenzo da Ponte, édulcorée
par rapport au livret originel de Beaumarchais, le pouvoir royal est
conféré à Atar par le peuple mais légitimé par la démission
implicite d'Axur et, comme il se doit, par l'autorité religieuse.
Atar promet de gouverner avec justice mais au fond, rien ne vient
remettre en question le pouvoir absolu du nouveau souverain. Une
telle trame n'était donc pas susceptible de déplaire à Joseph II,
ni à d'autres monarques du Siècle des Lumières.
Sur
un livret habile et efficace dramatiquement, Antonio
Salieri
composa une musique splendide. Dès la première note du duo entre
Aspasia et Atar en si bémol majeur qui ouvre l'opéra avec ses
appogiatures si caractéristiques, on remarque que la musique de
Salieri est profondément différente de celle de Mozart et ne doit
rien à personne même si on peut y détecter, ici ou là, des
influences Gluckiennes. La seule analogie avec le dramma
giocoso Don Giovanni
réside dans le couple Axur (le tyran), Biscroma (l'esclave) qui
ressemble au couple Don Juan, Leporello. Aspasia est un remarquable
personnage féminin : Son air, Son
queste le speranze, est
un sommet de la partition et est certainement aussi digne d'intérêt
que les plus beaux airs de Konstanze dans L'Enlèvement au sérail ou
de Fiordiligi dans Cosi fan Tutte, composé un an plus tard.
Axur
est également remarquablement caractérisé: c'est le tyran
type dont la soif de pouvoir aboutit à asservir son peuple ainsi que
tous ceux qui l'entourent. Au cinquième acte l'air remarquable en si
mineur Idol
vano d'un popolo codardo,
illustre bien la noirceur du personnage. Toutefois ce caractère est
nettement édulcoré dans la version Da Ponte par rapport à celle de
Beaumarchais du fait de la passion d'Axur pour Astasia qui imprime un aspect
sentimental à son personnage et lui confère un peu d'humanité.
Trois
caractéristiques spécifiques d'Axur méritent d'être signalées:
La
place prépondérante du récitatif
accompagné
et celle réduite du récitatif "secco". Le récitatif
accompagné est ici très riche et expressif et se fond souvent aux
airs ou ensembles d'où une impression de mélodie continue qui
intensifie le sentiment dramatique. Quelques années auparavant
Joseph Haydn était allé plus loin encore avec l'Isola
disabitata
(1779), une action dramatique qui ne comporte que des récitatifs
accompagnés encadrant les airs ou ensembles.
Chacun
des cinq actes comporte un climax
situé généralement dans la scène finale sous forme d'un ensemble
ou d'un choeur. Les scènes finales des 3ème et 4ème actes sont
particulièrement remarquables. Le choeur "O
tu che tutto puoi, Nume possente e grande..."
qui termine le 3ème acte est magnifique et annonce Verdi. C'est
également aux plus belles pages de ce compositeur auxquelles on
pense en écoutant l'admirable fin du 4ème acte: un trio intensément
dramatique (Atar, Urson, Biscroma) dans la tonalité de mi bémol
majeur avec en contrepoint, un choeur (Mi
si gela il core in petto...)
et les paroles répétées obstinément par Atar, Non
piangete piu per me...
et Biscroma, Sol
per renderlo felice...
L'orchestration de ce passage est aussi très originale avec un
violone
(ancêtre de la contrebasse) solo qui double la voix de Biscroma.
Axur
re d'Ormus
s'apparente par bien des aspects aux drames
héroï-comiques
que sont Orlando
Paladino
de Joseph Haydn ou Teodoro,
Re in Venezia
de Giovanni Paisiello. Alors que dans les deux derniers cités, les aspects
comiques et sérieux sont mélangés, dans Axur, la plupart des
aspects comiques sont concentrés dans l'Arlequinade qui ouvre le
4ème acte (scènes I à V) dans le plus pur style de la commedia
del arte
et qui remplace le ballet présent dans Tarare.
Ce morceau irrésistible qui a souvent été représenté de façon
indépendante, hors de son contexte, donne une idée du tempérament
comique de Salieri tel qu'il s'exprimera plus tard dans son Falstaff
(1798) et de sa capacité à adapter la prosodie italienne à une
foule de mélodies populaires plus entrainantes les unes que les
autres (2).
Programmer
à tire-larigot des opéras de Mozart est un mauvais service rendu à
ce dernier. Je suis persuadé que c'est par la connaissance
approfondie des opéras de ses contemporains (Domenico Cimarosa,
Giovanni Paisiello, Antonio Salieri, Vicent Martin i Soler, Tommaso
Traetta, Joseph Haydn, Joseph Myslivecek....), que l'on devient à
même de comprendre ce qui fait l'essence du génie Mozartien.
- Salieri tra Parigi e Vienna, notice de l'enregistrement effectué par la firme Nuova Era : Andrea Martin (Axur), Curtis Rayam (Atar), Eva Mei (Aspasia), Ettore Nova (Biscroma). Direction musicale: René Clemencic. Nuova Era. 2001.
- http://javanese.imslp.info/files/imglnks/usimg/7/74/IMSLP106529-PMLP217014-salieri_Axur_re_d_Ormus2_1790_312589026.pdf On admire la lisibilité de ce fac simile remarquable du manuscrit de Salieri.
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