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vendredi 20 mars 2015

Le Temps d'Anaïs

La Charente Maritime, lieu géométrique des romans de Simenon
Les romans de Georges Simenon (1903-1989) qui appartiennent pour la plupart à la famille littéraire du roman policier, sont les pièces d'un puzzle géant dessinant une grande fresque sur son siècle. Le Temps d'Anaïs , écrit en 1950, est un de ceux qui m'ont le plus impressionné par la vigueur des sentiments exprimés et son art de dire le maximum de choses avec le moins de mots.

Albert Bauche, venant de commettre un meurtre, débarque dans un bistrot perdu dans la Sologne et téléphone à la gendarmerie pour se constituer prisonnier. Il avait minutieusement préparé son discours pour expliquer aux autorités son geste, pourtant quand le policier l'interroge, ses certitudes s'évanouissent et il est incapable de donner la moindre justification à son acte. Même chose avec son avocat, un ami de la famille, qui est dans l'impossibilité de lui trouver la moindre circonstance atténuante. Il ne se sent à l'aise qu'avec le psychiatre appelé en renfort à qui il raconte sa vie. On apprend qu'il a tué avec une violence extrême, son patron, un producteur de cinéma malhonnête. Ce dernier l'a embarqué dans une affaire louche, a séduit sa femme et se moque ouvertement de lui. Trois raisons suffisantes pour désirer sa mort, mobiles crédibles qui auraient pu lui valoir des circonstances atténuantes et lui éviter la peine capitale.. Pourtant de ses interrogatoires, il ressort que les scrupules n'étouffent pas Albert, qu'il n'est pas vraiment jaloux car il savait avant de l'épouser que sa femme était une nymphomane, qu'il accepte complaisamment les largesses de son patron qui le fait mener la grande vie. Pourquoi a-t-il tué ? Où est la vérité ? Il n'a aucune réponse à ces questions. Au cours de sa confession au psychiatre, il se souvient d'Anaïs, une fille facile qui s'offrait au premier venu sur une plage du midi, événement de sa jeunesse qui parmi bien d'autres humiliations lui révèlent qu'il est un raté. Son sort est désormais entre les mains du psychiatre et de son avocat.....

Le Temps d'Anaïs contient la plupart des thèmes simenoniens et c'est ce qui fait sa grande force. Comme chacun sait, les ouvrages de Simenon se partagent entre les enquêtes du commissaire Maigret et des romans, comme le Temps d'Anaïs, traitant de sujets très variés (1). Maigret est le héros de Simenon, son double idéal dans une autre dimension, le fonctionnaire entièrement dévoué à sa tâche, incorruptible et pourtant humain, sensible aux souffrances des petits, menant une vie tranquille avec une épouse totalement investie dans le bien être de son mari. On ne lui connait aucune aventure extra-conjugale, sa vie sexuelle paisible (à l'opposé de celle dévorante de son créateur) le rend invulnérable dans les milieux variés que sa fonction l'amène à fréquenter.
Par contre, le principal personnage des romans où le célèbre commissaire n'intervient pas, généralement un homme, est le contraire d'un héros ; attachant par son humanité, c'est souvent un faible, un instable, même s'il occupe une position sociale importante (Les complices, l'Ours en peluche....). Il ne sait pas vraiment ce qu'il veut...Insatisfait par son mariage, par son milieu social, ses relations, il fréquente les prostituées et noie son mal-être dans l'alcool. Les femmes contre la grand-route, tu comprends. Elles, elles suivent les rails. Bon ! Elles savent où elles vont...Les femmes et les rails. Les hommes et la grand-route..., confie Steve au premier venu dans son délire alcoolique (Feux rouges). L'alcool, drogue de toutes les époques, imbibe les personnages de Simenon (Les Témoins, Feux rouges, Trois chambres à Manhattan, Betty...).

La femme, elle, sait ce qu'elle veut. En tant que mère, à l'image de celle de Georges Simenon, qui apparaît dans le roman autobiographique Pedigree ou à peine masquée dans l'Ours en peluche. Cette femme qui gagne honnêtement et durement sa vie, reproche à un fils romancier ou bien professeur à la faculté de médecine, son argent vite gagné et donc sale. En tant qu'épouse, elle prend le contrôle de toutes les affaires du couple, rôle que son mari lui abandonne par faiblesse (l'Ours en peluche, Dimanche...) ou lâcheté (Lettre à mon juge). En tant qu'amante, elle tient son partenaire en sa puissance et le pousse à transgresser les lois (En cas de malheur), voire à la délinquance (La chambre bleue). Cette femme dominatrice qui empoisonne à petit feu ses partenaires (L'escalier de fer) semble faite à l'image de la Judith triomphante représentée par Gustav Klimt.


Il n'y a pas d'amour heureux, a dit Louis Aragon, l'union entre un homme et une femme n'est pas forcément basée sur une attirance sexuelle, elle consiste plutôt en une association visant à éviter la solitude, à transmettre le nom tout en satisfaisant les intérêts matériels de chacun. Au départ d'une relation, en guise d'amour c'est une volonté de possession qui domine. Les quelques sentiments pouvant exister sont vite gommés par la routine, et sont remplacés par l'indifférence, le mépris (Dimanche) et parfois la haine la plus féroce (Le chat). Lorsqu'un des personnages s'amourache vraiment (En cas de malheur, Lettre à mon juge, La chambre bleue), il s'agit d'un amour impossible qui ne débouche sur rien. Cette situation n'est pas l'apanage du couple homme-femme ; dans Marie qui louche, le couple de Marie et Sylvie n'est pas plus idyllique. Pourtant ces associations défient le temps car chacun a besoin de l'autre.

La justice est un thème qui hante l'auteur. Dans de nombreux romans et pas seulement dans les enquêtes de Maigret, son fonctionnement est décrit.. Un des meilleurs exemples réside dans Les témoins, roman entièrement basé sur le procès d'un homme accusé du meurtre de sa femme. Tout l'accuse, mais le Président de la cour d'assises doute de plus en plus au fur et à mesure que les témoignages, parfois contradictoires, s'accumulent. Le juge est amené à comparer sa situation personnelle à celle de l'accusé : il serait peut-être lui aussi accusé de meurtre si sa femme décédait brutalement ! Où est la vérité ? Selon Umberto Eco dans Le nom de la rose,…. la vérité est une, indivise, elle brille de sa propre évidence, et ne consent pas à être réduite par nos propres intérêts et par notre honte...., pourtant cette même vérité est insaisissable, car les mots sont impuissants pour l'exprimer, la mémoire flanche, et elle doit passer au travers du prisme de notre psyché. A chacun sa vérité, a dit Luigi Pirandello. Dans Lettre à mon juge, ou encore dans le Temps d'Anaïs, l'accusé ne se reconnaît même plus dans la plaidoirie de son avocat !

Le style de Simenon est remarquable par sa concision et son efficacité. En quelques lignes il plante un décor et crée une atmosphère. On dit souvent que la quintessence des livres de Georges Simenon se situe dans la première page. C'est ce qui fait du Temps d'Anaïs un livre fascinant. Quand Albert Bauche téléphone à la gendarmerie pour se constituer prisonnier en avouant le meurtre d'un homme, les chasseurs attablés avec le patron dans le bistrot, saisissent leurs fusil et Bauche, qui auparavant caressait peut-être l'idée que sa reddition lui vaudrait l'indulgence, réalise qu'il a pour toujours franchi la barrière qui sépare les honnêtes gens des criminels.

La vision de l'existence qui se dégage de l'oeuvre littéraire de Georges Simenon est globalement pessimiste. L'homme est seul pour affronter ses problèmes, ni sa famille, ni ses amis ne peuvent le comprendre et donc l'aider. Alors la seule solution est la fuite en quittant le monde : soit par internement (prison, hopital psychiatrique), soit en devenant clochard, situation parfois rêvée par le personnage principal (En cas de malheur), enfin par la mort, qui est la fin de tous les combats. Ce pessimisme est atténué dans les enquêtes du commissaire Maigret car il y a une touche d'humour dans ce personnage lent et épais ainsi que dans celui de Madame Maigret dont les petits plats longuement mijotés apportent une bienfaisante détente (2). Enfin, dans ses romans écrits au Canada ou aux Etats Unis, Simenon ménage une lieto fine pour satisfaire au goût américain. A mon humble avis, ces romans rédigés outre-Atlantique et remplis de considérations moralisatrices, me paraissent le plus souvent inférieurs aux autres.
Selon André Gide, fervent admirateur, Simenon est le plus vraiment romancier que nous ayons dans notre littérature. (3).


  1. Robert J. Courtine, Le cahier de recettes de Madame Maigret, R. Laffont, 1974.
  2. Une quasi intégrale des romans au nombre de 193 et nouvelles (158) est disponible aux Presses de la Cité. Une partie de son œuvre figure dans La Pléiade.

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