La Charente Maritime, lieu géométrique des romans de Simenon |
Les romans de Georges Simenon (1903-1989) qui
appartiennent pour la plupart à la famille littéraire du roman
policier, sont les pièces d'un puzzle géant dessinant une grande
fresque sur son siècle. Le Temps d'Anaïs , écrit en 1950,
est un de ceux qui m'ont le plus impressionné par la vigueur des
sentiments exprimés et son art de dire le maximum de choses avec le
moins de mots.
Albert Bauche, venant de commettre un
meurtre, débarque dans un bistrot perdu dans la Sologne et téléphone
à la gendarmerie pour se constituer prisonnier. Il avait
minutieusement préparé son discours pour expliquer aux autorités
son geste, pourtant quand le policier l'interroge, ses certitudes
s'évanouissent et il est incapable de donner la moindre
justification à son acte. Même chose avec son avocat, un ami de la
famille, qui est dans l'impossibilité de lui trouver la moindre
circonstance atténuante. Il ne se sent à l'aise qu'avec le
psychiatre appelé en renfort à qui il raconte sa vie. On apprend
qu'il a tué avec une violence extrême, son patron, un producteur de
cinéma malhonnête. Ce dernier l'a embarqué dans une affaire
louche, a séduit sa femme et se moque ouvertement de lui. Trois
raisons suffisantes pour désirer sa mort, mobiles crédibles qui
auraient pu lui valoir des circonstances atténuantes et lui éviter
la peine capitale.. Pourtant de ses interrogatoires, il ressort que
les scrupules n'étouffent pas Albert, qu'il n'est pas vraiment
jaloux car il savait avant de l'épouser que sa femme était une
nymphomane, qu'il accepte complaisamment les largesses de son patron
qui le fait mener la grande vie. Pourquoi a-t-il tué ? Où est
la vérité ? Il n'a aucune réponse à ces questions. Au cours
de sa confession au psychiatre, il se souvient d'Anaïs, une fille
facile qui s'offrait au premier venu sur une plage du midi, événement
de sa jeunesse qui parmi bien d'autres humiliations lui révèlent
qu'il est un raté. Son sort est désormais entre les mains du
psychiatre et de son avocat.....
Le Temps d'Anaïs contient la
plupart des thèmes simenoniens et c'est ce qui fait sa grande
force. Comme chacun sait, les ouvrages de Simenon se partagent entre
les enquêtes du commissaire Maigret et des romans, comme le Temps
d'Anaïs, traitant de sujets très variés (1). Maigret est le
héros de Simenon, son double idéal dans une autre dimension, le
fonctionnaire entièrement dévoué à sa tâche, incorruptible et
pourtant humain, sensible aux souffrances des petits, menant une vie
tranquille avec une épouse totalement investie dans le bien être de
son mari. On ne lui connait aucune aventure extra-conjugale, sa vie
sexuelle paisible (à l'opposé de celle dévorante de son créateur)
le rend invulnérable dans les milieux variés que sa fonction
l'amène à fréquenter.
Par contre, le principal personnage des
romans où le célèbre commissaire n'intervient pas, généralement
un homme, est le contraire d'un héros ; attachant par son
humanité, c'est souvent un faible, un instable, même s'il occupe
une position sociale importante (Les complices, l'Ours en
peluche....). Il ne sait pas vraiment ce qu'il veut...Insatisfait
par son mariage, par son milieu social, ses relations, il fréquente
les prostituées et noie son mal-être dans l'alcool. Les femmes
contre la grand-route, tu comprends. Elles, elles suivent les rails.
Bon ! Elles savent où elles vont...Les femmes et les rails. Les
hommes et la grand-route..., confie
Steve au premier venu dans son délire alcoolique (Feux
rouges). L'alcool, drogue
de toutes les époques, imbibe les personnages de Simenon (Les
Témoins, Feux rouges, Trois chambres à Manhattan, Betty...).
La femme, elle, sait ce qu'elle veut.
En tant que mère, à l'image de celle de Georges Simenon, qui
apparaît dans le roman autobiographique Pedigree ou à peine
masquée dans l'Ours en peluche. Cette femme qui gagne
honnêtement et durement sa vie, reproche à un fils romancier ou
bien professeur à la faculté de médecine, son argent vite gagné
et donc sale. En tant qu'épouse, elle prend le contrôle de toutes
les affaires du couple, rôle que son mari lui abandonne par
faiblesse (l'Ours en peluche, Dimanche...) ou lâcheté
(Lettre à mon juge). En tant qu'amante, elle tient son
partenaire en sa puissance et le pousse à transgresser les lois (En
cas de malheur), voire à la délinquance (La chambre bleue).
Cette femme dominatrice qui empoisonne à petit feu ses partenaires
(L'escalier de fer) semble faite à l'image de la Judith
triomphante représentée par Gustav Klimt.
Il n'y a pas d'amour heureux, a dit Louis Aragon,
l'union entre un homme et une femme n'est pas forcément basée sur
une attirance sexuelle, elle consiste plutôt en une association
visant à éviter la solitude, à transmettre le nom tout en satisfaisant les intérêts
matériels de chacun. Au départ d'une relation, en guise d'amour
c'est une volonté de possession qui domine. Les quelques sentiments
pouvant exister sont vite gommés par la routine, et sont remplacés
par l'indifférence, le mépris (Dimanche) et parfois la haine
la plus féroce (Le chat). Lorsqu'un des personnages
s'amourache vraiment (En cas de malheur, Lettre à mon juge, La
chambre bleue), il s'agit d'un amour impossible qui ne débouche
sur rien. Cette situation n'est pas l'apanage du couple homme-femme ;
dans Marie qui louche, le couple de Marie et Sylvie n'est pas
plus idyllique. Pourtant ces associations défient le temps car
chacun a besoin de l'autre.
La justice est un thème qui hante
l'auteur. Dans de nombreux romans et pas seulement dans les enquêtes
de Maigret, son fonctionnement est décrit.. Un des meilleurs
exemples réside dans Les témoins, roman entièrement basé
sur le procès d'un homme accusé du meurtre de sa femme. Tout
l'accuse, mais le Président de la cour d'assises doute de plus en
plus au fur et à mesure que les témoignages, parfois
contradictoires, s'accumulent. Le juge est amené à comparer sa
situation personnelle à celle de l'accusé : il serait
peut-être lui aussi accusé de meurtre si sa femme décédait
brutalement ! Où est la vérité ? Selon Umberto Eco dans Le nom de la rose,…. la
vérité est une, indivise, elle brille de sa propre évidence, et ne
consent pas à être réduite par nos propres intérêts et par notre
honte...., pourtant cette même vérité est insaisissable, car
les mots sont impuissants pour l'exprimer, la mémoire flanche, et
elle doit passer au travers du prisme de notre psyché. A chacun
sa vérité, a dit Luigi Pirandello.
Dans Lettre à mon juge, ou encore dans le Temps d'Anaïs,
l'accusé ne se reconnaît même plus dans la plaidoirie de son
avocat !
Le style de Simenon est remarquable par
sa concision et son efficacité. En quelques lignes il plante un
décor et crée une atmosphère. On dit souvent que la quintessence
des livres de Georges Simenon se situe dans la première page. C'est
ce qui fait du Temps d'Anaïs un
livre fascinant. Quand Albert Bauche téléphone à la
gendarmerie pour se constituer prisonnier en avouant le meurtre d'un
homme, les chasseurs attablés avec le patron dans le bistrot, saisissent leurs fusil et Bauche, qui auparavant caressait
peut-être l'idée que sa reddition lui vaudrait l'indulgence,
réalise qu'il a pour toujours franchi la barrière qui sépare les
honnêtes gens des criminels.
La vision de l'existence qui se dégage
de l'oeuvre littéraire de Georges Simenon est globalement
pessimiste. L'homme est seul pour affronter ses problèmes, ni sa
famille, ni ses amis ne peuvent le comprendre et donc l'aider. Alors
la seule solution est la fuite en quittant le monde : soit par
internement (prison, hopital psychiatrique), soit en devenant
clochard, situation parfois rêvée par le personnage principal (En
cas de malheur), enfin par la mort, qui est la fin de tous les
combats. Ce pessimisme est atténué dans les enquêtes du
commissaire Maigret car il y a une touche d'humour dans ce personnage
lent et épais ainsi que dans celui de Madame Maigret dont les petits
plats longuement mijotés apportent une bienfaisante détente (2).
Enfin, dans ses romans écrits au Canada ou aux Etats Unis, Simenon
ménage une lieto fine pour satisfaire au goût américain. A
mon humble avis, ces romans rédigés outre-Atlantique et remplis de
considérations moralisatrices, me paraissent le plus souvent
inférieurs aux autres.
Selon André Gide, fervent admirateur,
Simenon est le plus vraiment romancier que nous ayons dans notre
littérature. (3).
- Robert J. Courtine, Le cahier de recettes de Madame Maigret, R. Laffont, 1974.
- Une quasi intégrale des romans au nombre de 193 et nouvelles (158) est disponible aux Presses de la Cité. Une partie de son œuvre figure dans La Pléiade.
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