Angelica et Medoro par Bartholomaüs Spranger (1546-1611) |
-la collaboration suivie avec un
librettiste de talent comme Lorenzo Da Ponte, Giovanni Bertati
ou encore l'abbé Casti comme ce fut le cas de Mozart, Salieri et
Martin i Soler avec Da Ponte. On ne saurait trop insister sur ce
point. Quand on lit un livret comme celui de Cosi fan tutte on est
frappé par le niveau de pénétration psychologique atteint. On ne
lit plus Da Ponte, mais la poésie supérieure résultant d'une
réelle complicité entre deux hommes, un incorrigible cynique et un adepte du pardon;
-la création de ses œuvres majeures
au Burgtheater de Vienne (ou l'équivalent à Paris ou Londres). Au
lieu de cela, ces œuvres furent créées à Eszterhazà, un théâtre perdu dans la nature, à une dizaine de lieues de Vienne, où Nicolas
le Magnifique ne lésina pas sur les moyens pour construire une somptueuse salle et pour recruter des chanteurs de haut niveau.. Haydn l'a dit
lui-même : mon malheur est de vivre à la campagne...
Dans un ensemble de grande qualité,
quelques œuvres se détachent : elles sont toutes postérieures
à 1779 : La Vera Costanza, dramma giocoso (1779-1785), La
Fedelta premiata, dramma giocoso (1781), Orlando paladino, dramma
eroicomico (1782), Armida, opera seria (1784) et l'Anima del
Filosofo, opera seria (1791). Bien avant Mozart, Haydn experimente
dans ces opéras des procédés nouveaux : des finales d'actes à
la chaine, c'est-à-dire constitués de plusieurs numéros (jusqu'à
douze) s'enchainant sans récitatif sec, procédé dramatiquement
très efficace et musicalement très harmonieux, probablement inspiré
d'oeuvres contemporaines de Domenico Cimarosa comme l'Italiana in
Londra (1779) par exemple que Haydn monta avec succès à Eszterhazà. D'autre
part Haydn, comme l'a montré Robbins Landon, instaure des rapports
tonaux (tierces mineures et majeures alternées) entre les différents
numéros qui augmentent le potentiel dramatique du discours musical.
Mozart reprendra ce procédé dans Cosi fan Tutte (2).
Orlando Paladino HobXXVIII.11 est un drame héroïcomique composé par Joseph Haydn en
1782 sur un livret de Nunziato Porta d'après l'Arioste. Les
circonstances de sa composition et de sa représentation ainsi qu'une
analyse musicale détaillée ont été exposées par Marc Vignal (3)
et Karl Geiringer (4). Il n'est pas besoin d'y revenir ici. Voici
quelques commentaires personnels sur ce chef-d'oeuvre.
Les amours d'Angelica, reine de Cathay, et de Medoro sont troublés par le Paladin Orlando. Ce dernier, accompagné de son écuyer Pasquale, poursuit frénétiquement Angelica qu'il veut épouser et Medoro qu'il veut tuer. Affolés, les deux amoureux sont obligés de s'enfuir vers un lieu secret. Pasquale, serviteur poltron et vantard, fait la cour à la bergère Eurilla tandis que Rodomonte, roi de Barbarie, ajoute à la confusion générale avec ses gesticulations belliqueuses. La magicienne Alcina, sorte de Deus ex Machina qui veille au bonheur des amoureux finit par précipiter Orlando dans une grotte profonde où le nocher des enfers, Carone, guérit le paladin avec quelques gouttes du fleuve Léthé. Orlando est libéré de ses obsessions: son amour insensé pour Angelica et son désir de vengeance à l'encontre de Medoro. Alors les deux couples Angelica, Medoro et Pasquale, Eurilla peuvent s'unir en toute sérénité.
Ce
livret fournit une trame dramatique apte à exprimer les sentiments
les plus divers et permit à Joseph Haydn de composer une musique
admirable d'une richesse, d'une variété et d'une audace
harmonique époustouflantes. Les ensembles qui terminent les trois
actes sont d'une puissance et d'une variété inusitées à l'époque
de la composition d'Orlando. Celui qui conclut le 2ème acte est sans
doute le plus riche musicalement. Il est particulièrement
remarquable par des changements subits de rythme et de tonalité dont
l'impact dramatique est impressionnant. L'analogie du début de ce
finale avec un passage de la Flûte enchantée a déja été
mentionnée (3). Un passage magnifique figure dans le sextuor Per
quest'orridi sentieri... avec de splendides modulations
préromantiques. Dans l'ensemble final A poco a
poco…. tous les protagonistes sauf Orlando interviennent,
il débute piano et termine fortissimo au terme d'un impressionnant crescendo.
Trois personnages sérieux (Angelica, Medoro
et Orlando) et trois personnages comiques (Eurilla, Pasquale et
Rodomonte) justifient le titre de dramma eroicomico. Avec cinq airs splendides, plusieurs
récitatifs accompagnés, deux duos d'amour avec Medoro et sa
participation permanente aux ensembles qui concluent les trois actes, Angelica monopolise la scène. Les sentiments d'Angelica
expriment: l'inquiétude dans le premier air Palpita a ogni istante.., l'amour pour Medoro dans l'air Non
partir, mia bella face..., une profonde angoisse Sento
nel seno, oh dio…., la résignation dans le sublime
quatrième air Aure chete... Le tempo est
généralement lent mais trois airs possèdent une deuxième partie
plus rapide aux vocalises périlleuses demandant une grande
agilité vocale.
On a comparé Medoro, personnage
un peu falot, à Don Ottavio. Il possède deux beaux airs. Dans le
premier Parto, ma, oh dio, non posso..., on note
l'audace de l'harmonie sur les paroles Povero cor,
t'intendo....qui fugitivement fait penser à...Pelléas!
La véritable trouvaille de l'opéra
est le personnage de Pasquale, écuyer d'Orlando dont la
relation avec son maitre évoque celle de Leporello avec Don
Giovanni, il forme avec Eurilla un couple comique très séduisant,
notamment dans le célèbre duo Quel tuo visetto
amabile.. qui connut, sorti de son contexte, un grand
succès à Londres en 1795. Pasquale chante deux airs: le premier Ho viaggiato in Francia... est
du type catalogue et décrit les pays parcourus en compagnie
d'Orlando. Le débit ultrarapide de Pasquale dans cette énumération
est d'un comique très efficace.. Dans le deuxième air tout aussi
irrésistible ecco spiano, Pasquale décrit a Eurilla sa manière de jouer du
violon avec, à l'orchestre, la démonstration de toutes les
figures musicales évoquées dans le texte: trilles, syncopes,
triolets, staccatto, gruppetto etc...Cet air appartient à un genre
brillamment illustré par Cimarosa (Maestro di
cappella), Fioravanti (Le Cantrice Villane) (5).
Orlando Paladino est l'opéra le plus
ambitieux de Haydn, celui où il a mis le plus de musique. Ce genre
du dramma eroicomico avait un bel avenir en 1782 puisqu'il sera
illustré en 1788 par le magnifique Axur, re d'Ormus de Salieri et en 1821
par le génial Fierrabras de Franz Schubert. Il serait temps que
cette œuvre soit programmée dans les grands théâtres nationaux et les festivals au
lieu d'une ènième et généralement insipide version de Don
Giovanni !
Discographie.
La version Antal Dorati de ce chef-d'oeuvre est en tous points digne
d'éloge et sera probablement impossible à surpasser au plan vocal avec une mention
particulière pour Arleen Auger (Angelica) dont la voix est
d'une purété admirable et dont les vocalises et notes piquées ont
une sonorité cristalline. Domenico Trimarchi (Pasquale) nous
ravit par sa merveilleuse voix de baryton basse et son humour
décapant.
Il est heureux que René Jacobs se soit
intéressé à l'oeuvre et ait bataillé pour laisser à la postérité
un témoignage précieux de son interprétation sous forme d'un DVD
remarquable en tous point.
Avec cette nouvelle production nous
avons un spectacle doté d'une mise en scène audacieuse et déjantée
de Lowery et Hosseinpour. L'action se déroule dans un univers imaginaire mélangeant
allègrement les références médiévales (château fort, costume
d'Orlando de chevalier en armure), le dix neuvième siècle avec
Medoro, l'antiquité grecque avec Caronte. Rodomonte roi de Barbarie
est vêtu en pirate barbaresque comme il se doit. L'affreux duffle
coat de Pasquale fait écho à une tenue également laide de la
bergère Eurilla. Angelica habillée sobrement de noir pendant les
deux premiers actes, apparaît dans une tenue suprêmement kitsch à
la fin (miss Univers ou poupée Barbie?). La fée Alcina a la tenue
intemporelle de sa fonction. En somme, le mythe de l'Arioste est
transposé dans le monde d'Alice au pays des merveilles.
La folie d'Orlando imprègne la scène
et un inquiétant personnage, reflet hermaphrodite d'Orlando, rode
sans arrêt dans les bois de sapins. Cette folie semble contagieuse,
après avoir envahi Rodomonte, elle semble gagner Angelica et les
autres protagonistes. L'épidémie cesse suite à la guérison
d'Orlando par quelques gouttes du fleuve Lethé. Un énorme ciseau
apparait plusieurs fois, parfois il flotte dans l'air, s'agit-il de
la Parque Atropos coupant impitoyablement le fil qui mesure la durée
de la vie des mortels ou un clin d'oeil à Tim Burton? A la fin c'est
le décor qui étant coupé s'effondre sur la scène.
René Jacobs prend quelques libertés
avec la musique. Le charmant duetto Eurilla Pasquale Quel tuo
visetto amabile de l’acte II est agrémenté à la fin par une
abondante batterie qui l’alourdit inutilement. Le grand duo d'amour
entre Medoro et Angelica situé à l'acte II apparaîtra au troisième
acte dans une version abrégée, on se demande bien pourquoi !.
Juste avant le choeur final, Jacobs donne à la fée Alcina un air
non présent dans le livret qui n'est autre que le grand air de
Flaminia dans Il Mondo della Luna, aria magnifique avec da
capo et vocalises napolitaines tout à fait hors sujet. Ces
modifications en somme mineures n'altèrent pas le souffle créatif
qui anime la partition.
Les interprètes sont tous excellents.
Angelica (Marlys Petersen) avec cinq airs monopolise la scène et on
ne s'en plaint pas car elle est aussi à l'aise dans le rendu de
l'émotion que dans la virtuosité vocale (spectaculaire aria
du 3ème acte). Orlando (Tom Randle) m'a particulièrement
impressionné, il donne une interprétation quasi clinique de la
folie avoisinant parfois le délire. Sa guérison s'accompagne d'un
spectaculaire changement physique dont je laisse la surprise. Alcina
(Alexandrina Pendatchanska) n'a pas un très grand rôle mais l'a
tenu avec une présence tout à fait lumineuse, elle a chanté avec
enthousiasme le grand air tiré d'Il Mondo della Luna. Eurilla
(Sunhae Im) et Pasquale (Victor Torres), d'une redoutable efficacité
comique étaient aussi excellents mais ne me font pas oublier, au
plan vocal, Elly Ameling et surtout le formidable Domenico
Trimarchi, baryton de la version Dorati auquel il faudra un
jour rendre hommage. Très bonne prestation de Caronte et de
Rodomonte (Pietro Spagnoli).
Il faut enfin signaler la version toute
récente du théâtre du Chatelet (2012), dirigée par Jean
Christophe Spinosi, mise en scène par Kamel Ouali avec une
scénographie très inventive de Nicolas Buffe inspirée des Mangas.
Cette version luxueuse a filé comme un météore et malheureusement
il n'en reste aucune trace à ma connaissance, sauf l'extrait You Tube suivant
très séduisant!
Duetto Eurilla-Pasquale Quel tuo visetto amabile |
- Le catalogue Hoboken fait état de treize opéras italiens. Il existe plusieurs fragments de comédies musicales en langue italienne qui ne sont pas comptées parmi les opéras. L'une d'entre elles : La Marchesa Nespola (1762), nous est parvenue avec sept airs complets et devrait figurer parmi les opéras. Les autres sont perdues ou bien il en subsiste quelques esquisses.
- H.C. Robbins Landon, Mozart en son âge d'or, Fayard, 1996, pp.196-8.
- Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988.
- Karl Geiringer, Une aventure héroïcomique, Orlando Paladino, Philips Classics, 1993.
On lira aussi avec intérêt le numéro 42 de Avant-Scène Opéra, consacré à Orlando Paladino. Marc Vignal se livre à une analyse très poussée de l'oeuvre avec des exemples musicaux à l'appui.
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