Photographie prise en 1849 |
Chapeau-bas,
Messieurs, un génie...s'exclamait
Robert Schumann à l'écoute des variations opus 2 sur La
ci darem la mano
de Mozart de Frédéric Chopin (1810-1849) (1).
Ce cri du coeur pourrait s'adresser à la sonate n° 2 en si bémol
mineur opus 49 composée en 1839 lors du séjour du compositeur et de George Sand dans la Chartreuse de Valdemossa à
Majorque (2). Longtemps cette sonate fut pour moi une redoutable énigme et
il me fallut du temps pour en découvrir l'immense portée. De ce
commentaire j'exclue d'emblée le mouvement lent Marcia
funebre
(1837), composé deux ans plus tôt que les trois autres mouvements
et qui me parait relever d'une inspiration différente, même si elle
a donné son nom à la sonate entière. En fait en adjoignant ce
mouvement devenu célébrissime aux trois nouveaux morceaux
fraichement composés, Chopin a permis de diffuser largement et de
faire accepter une œuvre qui autrement aurait probablement subi un
accueil réservé et peut-être même hostile.
On
l'aura compris, ce n'est pas l'unité qui, à mon humble avis, est la
qualité majeure de cette sonate malgré les nombreux commentateurs
romantiques qui entendirent le pas de la mort parcourir les quatre
mouvements de l'oeuvre ou d'autres qui y virent l'irruption du destin
entre chaque croche. Il m'a toujours paru évident au contraire que
la marche funèbre et les combattifs et acérés trois autres
mouvements n'avaient pas grand chose en commun.
La Chartreuse de Valdemossa Source Gallica.bnf.fr |
En
fait c'est surtout du premier
mouvement
dont j'ai envie de parler. Je le place dans ma liste très restreinte
des sommets
de l'histoire de la musique.
C'est tout d'abord un morceau unique pour
plusieurs raisons:
-c'est
une structure
sonate,
chose peu courante chez Chopin qui, de plus, est utilisée avec
quelques entorses à la règle puisque la réexposition est tronquée
du premier thème et que le développement s'enchaîne directement au
second thème. Cette incartade fut critiquée vertement mais les
censeurs, défenseurs de l'orthodoxie, oublièrent que plus de
cinquante ans plus tôt, Joseph Haydn avait procédé de même dans
plusieurs sonates pour clavier. Une initiative très
défendable qui évite des répétitions fastidieuses.
-le
contenu est plutôt austère
en
opposition avec le style souvent belcantiste de la mélodie
Chopinienne (qui fleurit d'ailleurs dans la Marcia
funebre)
avec un thème omniprésent, dont le rythme obsédant imprime sa
marque à tout le morceau.
-enfin
et surtout une audace
harmonique et rythmique
incroyable imprègne le discours musical. Cette audace effraya certes
Schumann (1) mais ne suscita pas à ma connaissance de réactions
violentes de la part des contemporains de Chopin alors que le
quatrième mouvement fut unanimement détesté.
Après
quelques mesures très mystérieuses d'intoduction (Grave)
débutant dans une tonalité indéterminée, le premier thème
(Doppio
Movimento
à 2/2), sorte de cavalcade
échevelée,
installe la tonalité de si bémol mineur, il est longuement exposé
et répété intégralement ce qui qui permet à l'auditeur de se
pénétrer de son aura fantastique. Grâce à quelques mesures de
transition, le deuxième thème en ré bémol est exposé en valeurs
longues ce qui lui donne une allure majestueuse et même imposante,
il est répété et chante éperdument au dessus d'un souple
accompagnement en triolets. Changement de rythme de 2/2 à 6/4 dans
la transition très modulante qui nous mène aux barres de reprises
et au formidable
développement,
centre de gravité du mouvement et oeil du cyclone.
Il commence piano par un rappel du thème qui gronde dans l'extrême
grave de l'instrument. La réponse qui suit très chromatique:
la, la#, si becarre
nous rappelle quelque chose. Ne serait-ce pas le Prélude de Tristan
et Isolde, composé quelques vingt ans plus tard?. Cette alternance
question/réponse se reproduit encore deux fois. Maintenant le début
du thème ne quitte plus la scène, la première mesure de ce thème
dans le rythme 2/2 se maintient constamment à la main droite du
pianiste tandis qu'un rythme 6/4 s'installe aux basses et alors
commence un long et terrible passage (marqué energico)
incroyablement chromatique, modulant et dissonant. Ce passage
pratiquement atonal du fait de la rapidité des modulations, débouche
comme on l'a vu plus haut, sur le second thème en si bémol majeur
cette fois. Cette tonalité qui nous semble maintenant lumineuse, se
maintiendra jusqu'à la fin. La coda très brève résume de façon
impitoyable l'essence de tout le mouvement, le thème initial est
cantonné dans les basses et superposé à une version dépouillée
du second thème aux aigus. Fin sur un triple fortissimo.
Intensité,
concentration,
concision
extrême,
ces qualificatifs que l'on a l'habitude d'attribuer, par exemple, au
11 ème quatuor de Beethoven ou bien au troisième quatuor à cordes
de Bela Bartok, s'appliquent à ce premier mouvement.
Avec
le scherzo en mi bémol mineur, on reste dans l'ambiance
fantastique du premier mouvement. Les furieuses gammes chromatiques
aux deux mains et les octaves de la deuxième partie évoquent Franz
Liszt. On retrouve le discours ultra-modulant du premier mouvement
mais le ton est toutefois moins agressif et plus virtuose. Le trio en
sol bémol majeur, piu lento, apporte une note d'apaisement,
valse lente aux sonorités très séduisantes, elle possède des
zones d'ombre, suggérant que le calme n'est qu'apparent et que la
tempête va de nouveau gronder. C'est finalement la valse lente qui
aura le dernier mot, encore plus apaisée, presque hypnotique,
égrenant ses dernières notes, un ré bémol et enfin un sol bémol
dans le grave de l'instrument.
La
Marche funèbre en si bémol mineur, Lento, est tellement
connue que toute description en serait ridicule surtout après le
magnifique texte qu'écrivit Franz Liszt à son sujet (1).
L'intermède central en ré bémol majeur, très belcantiste, évoque
l'opéra et plus précisément certaines fades mélodies du grand
opéra romantique très à la mode à cette époque.
Une
abondante littérature est consacrée au quatrième
mouvement
(Presto).
Alfred Cortot a
identifié ce morceau au terrifiant murmure du vent sur les tombes,
d'autres ont entendu le blizzard faisant voler les feuilles mortes
dans un cimetière..., ou bien une course éperdue vers
l'abime....Curieuse cette manie de chercher une signification précise
à la musique, de tenter de la décrire en images. Qu'en pensait
Chopin lui-même de ce morceau ? La
main droite et la main gauche babillent après la marche...!!(3)
Chopin se souciait peu de musique à programme à la Berlioz et a
toujours privilégié la musique pure.
Athématique,
presque atonal (4), écrit entièrement en triolets de croches, à
deux voix à l'octave, pianissimo,
sans soupirs et sans accords, ce mystérieux et effrayant Presto
final accumule les caractéristiques qui pourraient faire penser à
une provocation gratuite. Il n'en est rien car cette page représente
en fait l'aboutissement
logique
de la démarche initiée dans le premier mouvement. A la structure
vigoureusement architecturée de l'allegro initial correspond
l'absence apparente de forme, le néant du finale. A l'interrogation
mystérieuse et tonalement indécise du début du premier mouvement,
répond l'accord parfait fortissimo
de si bémol mineur de la conclusion qui scelle ainsi cette
extraordinaire sonate (5).
Cette
sonate, les 24
Préludes opus 28, contemporains, les 4 ballades et les quatre
Scherzos sont mes oeuvres de Chopin préférées.
- http://imslp.org/wiki/Piano_Sonata_No.2,_Op.35_(Chopin,_Frédéric) Cette partition est parcourue de commentaires très intéressants et de conseils d'exécution précieux d'Alfred Cortot.
- Certains passages contiennent des séries de onze notes différentes prises parmi les douze demi-tons de la gamme chromatique (mesures 51 à 55).
- Des commentateurs ont noté la parenté existant entre le mouvement final de la sonate n° 2 et le Prélude n° 14 en mi bémol mineur opus 28 d'une part et le dernier mouvement de la sonate en fa mineur D 625 de Franz Schubert composée en 1818.
- Mon interprétation préférée est celle de Maurizio Pollini: https://www.youtube.com/watch?v=Kc9sc542mdk
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire