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mercredi 30 septembre 2020

Trio pour piano, violon, violoncelle n° 1 en ré mineur de Robert Schumann

Edvard Munch. Nuit à Saint Cloud (1890)

 Robert Schumann (1810-1856), un des compositeurs romantiques majeurs, n'étant pas présent dans ce blog, il fallait remédier à cette lacune avec une œuvre hors du commun. Le concerto pour piano en la mineur opus 54 (1845), les études symphoniques pour piano opus 13 (1837), la symphonie n° 2 en do majeur opus 61 (1846), la musique de scène de Faust (1844-1853) étaient les candidats les plus sérieux jusqu'à ce que j'écoutasse le premier mouvement du trio pour piano, violon et violoncelle n°1 en ré mineur opus 63. Cette audition fut un choc pour moi tant Schumann se surpasse dans cette oeuvre et s'élève au dessus des normes musicales de son temps. Ce trio fut composé en 1847 à Dresde peu après la symphonie n° 2 en do majeur et exécuté en 1848 avec le trio n° 2 en fa majeur opus 80. Auparavant Schumann avait consacré l'année 1842 à la musique de chambre en composant trois remarquables quatuors à cordes (en la mineur, fa majeur et la majeur) opus 41, un quatuor avec piano en mi bémol opus 47 et un quintette avec piano en mi bémol opus 44. Ce dernier avait été critiqué par Hector Berlioz et Franz Liszt qui y voyaient l'influence bourgeoise et rétrograde de Leipzig. Peut-être est-ce en réaction à ces critiques que Schumann mit en chantier son premier trio, une œuvre dont la forme reste très classique mais le fond très audacieux notamment dans son premier mouvement. Cette œuvre est relativement méconnue et souffre des poncifs dont est victime la musique instrumentale de Schumann en général (1,2).

Edvard Munch. Mélancolie (1893) Musée Munch d'Oslo

Le premier mouvement, Mit Energie und Leidenschaft, débute par un thème d'une dimension et un souffle inouïs dont la littérature musicale offre peu d'exemples. Le début du 3ème concerto pour piano de Serguei Rachmanninov ou encore le thème initial du trio unique opus 120 de Gabriel Fauré, deux œuvres dans la même tonalité que le trio de Schumann peuvent lui être comparés. Ici le thème asymétrique, syncopé et ponctué de chromatismes est exposé par le violon tandis que le piano accompagne d'arpèges au dessus d'une basse grondante. Ce thème n'est pas d'un abord immédiat, il déroute même par sa métrique irrégulière et son ignorance des barres de mesure mais au bout de quelques auditions, il se grave dans la mémoire et ensuite la hante. Le deuxième thème en fa majeur, également syncopé et encore plus chromatique, est exposé par le piano en octaves à la main droite puis repris en canon par le violon et le violoncelle. Enfin ce dernier instrument s'empare du premier thème en fa majeur et chante éperdument avec un élan et une exaltation extraordinaires. Cette exposition ne comporte que 57 mesures. La reprise est obligatoire, en l'omettant, on se prive de 13 mesures de musique et ici le matériau musical est tellement concentré qu'elle se justifie pleinement. Arrive un développement d'une longueur de 117 mesures soit le double de l'exposition ce qui est exceptionnel chez Schumann et dans la musique classique et romantique en général. Le second thème revient en si bémol majeur au violon en canon avec la basse du piano puis c'est le violoncelle qui le reprend avec une intensité encore accrue. Un thème plaintif, fragment du thème principal, apparaît et fait l'objet d'échanges entre les trois instruments, enfin une série de rythmes pointés très énergiques termine la première partie du développement. Survient ensuite un passage fantastique et mystérieux: le violoncelle joue sur le chevalet (sul ponticello) un thème nouveau à nette saveur modale, il est accompagné d'accords en triolets du piano dans l'extrême aigu, le tout ppp (triple piano). Le son produit est magique, on croit entendre un carillon lointain (3). Le même thème est repris en la bémol cette fois dans les profondeurs du violoncelle. Ce nouveau thème est ensuite combiné avec le fragment plaintif du premier thème aux cordes tandis que le piano reprend ses accords en triolets de façon insistante. Le second thème entre en jeu et on observe une combinaison de trois thèmes précédents. La musique de plus en plus touffue, les harmonies de plus en plus hardies et chromatiques de cette fin du développement évoquent nettement le Gabriel Fauré du trio en ré mineur ou du quatuor avec piano en sol mineur opus 45 et on aboutit à la rentrée. La réexposition très brève est semblable à l'exposition mais avec un surcroit d'intensité. Une longue coda survient et on y retrouve les harmonies torturées de la fin du développement. Contrairement à d'autres œuvres de Schumann, le piano n'est pas prépondérant et le discours musical est partagé équitablement entre violon, violoncelle et piano ce qui donne à ce mouvement toute sa plénitude. Un morceau aussi dense et élaboré me semble sans équivalent dans l'oeuvre de Schumann. On retrouvera cependant une ambiance similaire dans un autre chef-d'oeuvre, le premier mouvement de la deuxième sonate en ré mineur pour piano et violon opus 121 (1851).


Edvard Munch Le baiser (1892) Collection privée

On revient sur terre avec le deuxième mouvement, Lebhaft, doch nicht zu rasch (Vivace mais pas trop vite). Certains exécutants (célèbre version historique de Jacques Thibaud, Alfred Cortot, Pablo Casals) avaient pris l'habitude d'exécuter prestissimo ce scherzo et d'en faire un morceau de concours, en dépit du tempo mesuré indiqué par Schumann. C'est de toutes manières un morceau d'une grande violence, plein de hargne dans lequel violon et violoncelle sont à l'octave ce qui donne de la corpulence au groupe des cordes qui ainsi joue à force égale avec le piano. Pendant tout le scherzo les deux groupes échangent un motif ascendant en rythmes pointés agressifs (double croche-croche pointée) sans aucune baisse d'intensité. Le thème du trio ressemble beaucoup à celui du scherzo, mais l'atmosphère est bien plus calme et sereine. Les trois instruments jouent ce thème en canon et de belles modulations donnent à ce trio beaucoup de charme et de séduction.


Avec le sublime troisième mouvement, Langsam mit inniger Empfindung, en la mineur, nous retrouvons les sommets du premier. Il me semble que ce mouvement présente une ressemblance spirituelle avec une œuvre totalement inconnue, l'adagio du trio n° 37 pour la même formation et dans la même tonalité de ré mineur HobXV.23 de Joseph Haydn (4). Tous les deux adoptent la forme Lied et présentent une inspiration angoissée teintée de mystère. Dans le mouvement de Schumann, le thème principal hésitant, à la métrique irrégulière, est exposé par le violon tandis que les autres instruments lui donnent une assise harmonique tourmentée, ponctuée d'appoggiatures et de retards créateurs d'incertitudes tonales. La métrique 4/4 tient lieu de repère mais la ligne mélodique va bien au delà de ce cadre, vibre à l'unisson des sentiments du compositeur et exprime les tourments d'une âme angoissée au bord de la dépression. La partie centrale en fa majeur, plus mélodique, est plus apaisée mais cette pause ne dure pas et le retour de la première partie s'accompagne de nouveaux contrepoints qui assombrissent encore cette descente dans les ténèbres.


Edvard Munch. L'enfant malade (1895) Musée d'Art National

Comme cela arrive souvent chez Schumann dans ses œuvres écrites dans le mode mineur, le dernier mouvement adopte le mode majeur. Après un mouvement lent désespéré, la démarche de Robert Schumann, consistant à composer un finale optimiste, est identique à celles de Wolfgang Mozart dans son dramatique quintette en sol mineur K 516 ou de Ludwig van Beethoven dans son onzième quatuor à cordes en fa mineur, Serioso, et peut être considérée comme un sursaut d'énergie exprimant un retour à la vie (5). Ces saines manifestations de vitalité font toujours l'objet de critiques de la part des commentateurs qui y voient une concession à la facilité voire à la trivialité. Ce mouvement adopte la forme du rondo sonate. Le refrain est un thème vigoureux et plein d'ardeur dans lequel on peut voir un écho du thème principal du premier mouvement mais ici la métrique est carrée et le thème s'encadre clairement dans les huit mesures classiques. Plusieurs thèmes ensuite peuvent tenir lieu de couplets notamment un joli thème en mi mineur exposé par le piano en octaves brisés et le violoncelle. L'abondance des thèmes témoigne de la richesse de l'inspiration de Schumann. Un intermède central tient lieu de développement. On n'y trouve pas d'élaboration contrapuntique, les thèmes (refrain et couplets) reparaissent dans diverses tonalités et avec des habits chatoyants et possèdent un caractère ludique et une joie de vivre retrouvée. Lors du retour du refrain, le thème principal fortissimo est devenu conquérant. Une coda constituée d'accord massifs au piano et aux instruments par mouvements contraires, termine l'oeuvre dans l'exaltation.


Ce trio a-t-il eu une postérité ? Les deuxième et troisième trios en fa majeur opus 80 et sol mineur opus 110 respectivement, de Schumann, en dépit de leur éminentes qualités, ne retrouvent pas l'esprit du premier. Les trois magnifiques trios en si majeur opus 8, do majeur opus 87 et do mineur opus 101 de Johannes Brahms traitent à mon avis un autre sujet. C'est dans la musique de chambre française post-romantique, celle de César Franck, d'Emile Chausson et surtout de Gabriel Fauré que je retrouve l'esprit qui règne dans ce trio de Robert Schumann (5).


  1. https://fr.wikipedia.org/wiki/Robert_Schumann

  2. Brigitte François-Sappey, Robert Schumann, Paris, Fayard 2000.

  3. Ce passage m'évoque la partie centrale du développement du premier mouvement de la sixième symphonie de Gustav Mahler

  4. https://haydn.aforumfree.com/t228-trio-n-37-en-re-mineur-hobxv-23-sublimi-angustie https://piero1809.blogspot.com/2019/01/les-trios-avec-pianoforte-chefs-doeuvre.html

  5. Le flux continu de musique du trio de Schumann se retrouve dans les deux premiers mouvements du trio opus 120 de Gabriel Fauré, un des chefs-d'oeuvre de la troisième manière du compositeur, terminé en 1923.

  6. Les clichés, libres de droits, proviennent de l'article de Wikipedia consacré au peintre Edvard Munch: https://fr.wikipedia.org/wiki/Edvard_Munch

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